b. Importance historique de la presse rock en France

Philippe Teillet rappelle en ce sens l’importance de la presse spécialisée pour l’implantation du rock sur le sol français 107 . En France, le rock a été reçu parfois directement (rapport à la musique vivante ou enregistrée), mais le plus souvent par la médiation d’une presse écrite et donc d’un groupe de médiateurs. La difficulté d’accès aux instruments de musique ou aux salles de concert obligeait les amateurs à vivre leur passion musicale par la lecture de mensuels (Rock&Folk et Best principalement). Le rock apparaît ainsi avant tout comme le produit d’un discours, qui contemple, juge et détermine les pratiques 108 . On ne peut évidemment remettre en cause la musique comme premier média du rock. Mais si celle-ci est accompagnée internationalement par la presse rock, elle présente la particularité en France d’avoir été précédée par elle dans son accès aux amateurs. Dans la France des années soixante, l’accès à la musique n’est pas aussi aisé qu’il peut l’être aujourd’hui. Hormis Paris, les disques étrangers – la majorité sinon l’intégralité des productions rock de l’époque – étaient introuvables s’il n’existait pas une boutique d’importations. Nous avons de plus vu que la télévision et la radio ne diffusaient que rarement du rock, sinon sous sa forme francisée des yéyés. Dans la France pré-soixante-huitarde, le rock n’existe souvent qu’en fantasme, dans la version médiatisée qu’en donne la presse spécialisée, une des premières au monde (Rock&Folk apparaît en 1966, alors que la référence américaine, Rolling Stone, a dû attendre 1967 pour voir le jour). Dans la France post-68, et ce jusqu’à la veille des années quatre-vingt, se rajoutent seulement quelques émissions télévisées et radiophoniques bien isolées, tandis que l’accès aux disques de rock anglo-saxons, s’il se facilite, reste limité aux grandes villes. De nombreux lecteurs n’avaient ainsi que les textes de critiques pour imaginer une musique qu’ils ne pouvaient pas entendre directement 109 .

Il n’existe pas de livres consacrés à l’aventure de la presse rock française, mais plusieurs témoignages nous permettent de recueillir des informations sur son rôle. Le livre de Philippe Koechlin, Mémoires de rock et de folk, nous livre les souvenirs du fondateur et rédacteur en chef de Rock&Folk. Le compte-rendu par ses propres journalistes de l’aventure d’Actuel est par exemple conté dans Actuel par Actuel. Philippe Manœuvre nous gratifie aussi au sein de sa biographie L’enfant du rock de savoureux aperçus de la vie d’un amateur de rock dans la France des années 60-70. L’article d’Emmanuelle Debaussart, ‘«’ ‘ Pavane pour la presse morte ’ ‘»’, publié dans le Rock&Folk Hors-Série, n° 12, édité en l’honneur des trente ans du journal, est riche d’informations. Elle y fait en effet l’inventaire des différents titres qui ont participé à l’aventure de la presse rock, expliquant les motivations de ces nouvelles créations et les raisons des échecs successifs.

Divers ouvrages proposent des collections d’articles parus dans la presse spécialisée, mais ils sont le plus souvent regroupés selon la seule signature de leur auteur et ne donnent ainsi qu’une vision partielle de ce qu’est ce type de publications : Gonzo de Patrick Eudeline, Chroniques de Rock & Roll d’Alain Dister, etc. Il faut donc se référer, si l’on désire avoir en un ouvrage une anthologie des articles de la presse rock, à l’unique référence de librairie disponible (malheureusement limitée à la période de 1960 à 1975, mais d’autres tomes sont prévus), Le rock et la plume, qui outre des reproductions de ces articles propose de courtes biographies des journalistes 110 . Au-delà de cette référence incontournable mais au final succincte en terme d’informations pures, la source d’information la plus fiable sur le sujet est encore une fois l’encyclopédique Dictionnaire du rock qui propose un article sur le sujet.

La presse musicale est d’abord une lecture pour les consommateurs de musique, un support supplémentaire pour faire fructifier le succès radiophonique d’une idole. Puis elle devient plus sérieuse et passe à la publication d’analyses plus fournies, jusqu’à devenir un acteur important du rock en France, celui qui permet aux phénomènes d’être théorisés. Les journaux musicaux se sont plus précisément séparés en deux groupes distincts aux alentours de 1966 : ceux qui abordent le rock comme un objet critique (sur le modèle du jazz ou du cinéma : Rock&Folk, Best) porteur de valeurs contre-culturelles, et ceux qui l’abordent comme un simple divertissement adolescent (Salut Les Copains, OK Podium). Le public du premier, fort de sa conviction d’être culturellement important, méprise le public du second qui n’y voit que distraction. Le « vrai » rock selon les préceptes de la presse spécialisée, celui dont on parle dans ce travail de recherche, est ainsi devenu le média de la jeunesse « pensante » ; ceux qui n’y perçoivent aucune importance intellectuelle sont relégués dans la masse. Patrick Mignon relève ainsi que l’intellectualisation du rock (ouverture artistique des Beatles et tournant rock de Dylan en 66-67) pousse la presse rock à éclore, à offrir au rock un traitement jusque-là réservé au jazz. Les critiques rock sont alors d’anciens fans qui ont transformé leur amour du rock en écriture, qui deviennent critiques parce qu’ils pensent qu’il y a des enjeux dans la musique 111 . La critique rock des années 60 est ainsi enthousiaste et érudite, reposant sur le développement d’une argumentation de type rationnel (en maniant notamment les catégories académiques, du fait du cursus personnel des rédacteurs, souvent des étudiants qui amènent avec eux leurs références et leurs systèmes critiques hérités de l’université ). On présente le rapport de l’œuvre avec la société, ou encore la valeur d’un artiste (allant jusqu’à la limite de l’hagiographie) au sein d’une histoire culturelle en train de s’écrire.

Notes
107.

Teillet (1991) p.217-246.

108.

idem, p.219-220.

109.

On peut se faire une meilleure opinion de cette situation de l’amateur provincial de rock, avec un extrait de l’autobiographie de Philippe Manœuvre où celui-ci se rappelle la découverte de son premier numéro de Rock&Folk (en 1969 à Châlons-sur-Marne) : « ‘Mon inquiétude augmenta en découvrant les chroniques de disques : diable, il y en avait tant que ça à acheter chaque mois ?’ » La difficulté de la confrontation directe à la « matière première » du rock (les disques) s’exprime ici, accompagnée d’une évocation du rôle de la presse spécialisée dans ce sentiment de limitation d’accès à ceux-ci. Manœuvre précisait en effet quelques pages avant que si sa ville était suffisamment grande pour posséder un Prisunic avec un rayon discographique, il ne pouvait y trouver que les grosses productions (les disques des Beatles, des Rolling Stones...) et que sa passion du rock devait attendre l’organisation de voyages culturels à Paris pour enfin approcher les disques chroniqués dans Rock&Folk. On pourrait aussi évoquer les comptes-rendus de concerts ou festivals, encore plus à même de pallier une impossibilité d’accès à ceux-ci des lecteurs : « ‘Et chaque mois, attendu dans la fièvre et lu avec le plus grand respect en cours de physique-chimie, ’ ‘Rock&Folk’ ‘ nous ramenait l’écho de fêtes lointaines où jamais nous ne pensions pouvoir aller : Wight, Bath, Amougie... ’» Un tel exemple nous le montre sans détour : pour le passionné de rock vivant en France (et encore plus en Province), le salut se trouve dans la lecture de la presse spécialisée. Manœuvre (1986) p.27-32.

110.

Il donne lors de son introduction une bonne présentation des enjeux de la presse rock originelle reproduite en annexe (Document 2).

111.

Ce sont pour la majorité des pigistes, à la vie plutôt instable, dont la réussite se fait par le placement de papiers. Il est difficile de vivre de l’écriture rock (Patrick Mignon estime que seules 4 personnes en vivent en France), d’où la nécessité de cumuler plusieurs fonctions (attachés de presse de maisons de disques, animateur d’émission radio ou télévisée, fonctionnaires, professeurs ou universitaires). C’est donc une vocation peu rétribuée, mais qui offre toutefois des privilèges : disques et concerts gratuits, rencontre avec les artistes, partage du mode de vie rock.