d. La critique rock, un genre littéraire en soi

Une des règles d’or du journalisme rock, énoncée comme devise par le magazine Best , institue que « ‘la musique ne se définit pas elle se ressent’ ». L’important semble être aux yeux des divers rédacteurs l’incarnation par l’écriture de cette musique et de l’expérience ressentie à son contact. L’étude de Mireille Willey produite pour l’ouvrage du CNRS, « Le rock à travers la presse spécialisée », confirme en ce sens qu’‘«’ ‘ une analyse trop poussée de cette musique qui parle d’abord aux sens risquerait de lasser l’attention et de dérouter des lecteurs surtout avides d’images, d’anecdotes et d’expressions qui exaltent leur imagination, flattent leur sensualité et leur sensibilité. ’ ‘»’ L’analyse qu’elle fait d’un article écrit au début des années quatre-vingt-dix 124 présente les traits principaux de l’écriture de la presse rock : le style des articles est proche de celui ‘«’ ‘ de la conversation libre, à bâtons rompus. Il est alerte, coupé d’exclamations, parfois familier mais sans vulgarité. ’ ‘»’.Le critique suggère plus qu’il ne dit, ce qui peut laisser libre cours à l’imagination du lecteur. Mireille Willey relève ainsi qu’il est rare que ‘«’ ‘ les critiques fassent des développements sur la musique même, préférant généralement s’exprimer plus longuement sur les chanteurs, sur des anecdotes liées à la vie des artistes ou des groupes, sur l’esthétique des mises en scène, sur le côté spectaculaire des concerts, ou encore sur les réactions du public. ’ ‘»’ ‘ 125 ’. Catherine Rudent précise d’ailleurs au cours de sa thèse de musicologie sur la question que lorsque les journalistes se lancent dans de telles approches, leurs théories sont rarement fondées.

Ceci est dû à la nature même du public et des rédacteurs de ces revues : amateur de musique rock, il n’en maîtrise pas pour autant la connaissance technique (ce qui n’est pas un problème outre mesure, comme le remarque Gilles Verlant, puisque Paul McCartney des Beatles ne sait pas non plus lire une partition musicale 126 ). De plus, parler en musicologue serait s’opposer à la façon physique et émotionnelle dont le public perçoit la musique. Ainsi le critique va-t-il privilégier un jargon ‘«’ ‘ à la fois figuratif et abstrait, (... ) intelligible pour les lecteurs ’ ‘»’ ‘ 127 ’ de la presse rock.

Pour Willey, la description du concert est le point névralgique du reportage rock, le « ‘morceau de bravoure du critique’ » pour l’introduction duquel ne semble qu’avoir servi le reste de l’article (le plus souvent une suite d’anecdotes). Il a pour but de partager avec les lecteurs l’expérience privilégiée du journaliste lors du concert et autour de lui (rencontre avec le groupe et ceux qui l’accompagnent 128 ). La narration cherche à donner plus de vivacité au récit, à donner aux lecteurs ‘«’ ‘ l’illusion du direct en les associant intimement à ce qu’ils ont vécu eux-mêmes à l’occasion d’une tournée ou d’un concert de rock ’ ‘»’ et à ‘«’ ‘ communiquer un peu de l’ivresse et de la magie de ces instants ’ ‘»’ par l’accumulation d’appréciations enthousiastes sans ordre ni logique. Ce type d’écriture rapproche le journaliste d’‘«’ ‘ un quelconque adolescent parlant en termes hyperboliques du concert à des camarades. N’est-ce pas justement l’effet que recherche ici le critique ? En se mettant au diapason de ses lecteurs, en partageant leur manière de sentir et de s’exprimer, il établit une connivence profonde fondée sur un langage commun et une passion partagée. ’ ‘»’ On retrouve dans cette technique d’écriture rock une volonté de créer un rapport direct avec les lecteurs, une complicité qui ne se partage qu’entre « ‘ceux qui savent’ ». Elle inscrit le journal dans un processus d’identification du lecteur à son contenu (ce qui est somme toute normale étant donné que ces journalistes sont eux aussi d’anciens lecteurs). Ainsi la presse rock présente-t-elle une expérience du rock par procuration, une indication des sensations produites par le concert, soit une forme médiatée de l’expérience du rock.

Il existe toutefois un autre style d’écriture dans la presse rock. Patrick Mignon relève que la recherche de l’effet littéraire peut en effet s’effectuer au profit d’une vision élitiste du rock, qui ne s’adresse qu’aux seuls initiés. D’où une préférence pour les groupes obscurs, méprisés, qui permettent de se distinguer du rock de la majorité, du rock bien pensant. Le critique cherche ainsi à rompre avec le sens commun du grand public, des normes rock, par le second degré, les imprécations, l’ésotérisme, la mauvaise foi 129 . Il accède ainsi à un nouveau pouvoir arbitraire : celui de décider de ce qui est rock. Plus il récuse les conventions, se moque du rock institué, du rock des lecteurs, plus il impose sa marque. Paul Yonnet note qu’une critique rock telle que celle de Libération est ainsi soumise aux normes de la Grande Culture en acclamant un rock élitiste et en rejetant tout rock populaire 130 .

Des remarques similaires apparaissent dans l’étude menée sur la forme de la critique rock de Libération 131 . Catherine Chocron relève que celle-ci n’est pas là pour orienter le choix du lecteur, lui faire partager une émotion, mais pour lui livrer des signes de reconnaissance. L’écriture de ce type d’article ne fait que renvoyer au lecteur une image précise de lui-même. Le contenu informatif de la critique ne semble en effet pas être son essence même : un simple rappel du parcours musical du groupe, son actualité et sa localisation dans le monde du rock (style musical joué), plus quelques détails sur la vie privée des artistes suffisent. Par contre, le critique prend quasi systématiquement parti pour ou contre l’artiste en question. Cette propension, renforcée par l’utilisation d’une rhétorique spécifique jouant de l’hermétisme et de l’humour, pousse l’auteur à conclure que la critique rock d’un journal comme Libération n’occupe pas un rôle d’information, mais présente des partis pris qui exigent l’entière adhésion du lecteur, qui se reconnaît ainsi comme membre d’une élite du rock (ces choix étant souvent en totale opposition aux succès commerciaux du moment).

Notes
124.

Picart, Hervé, « Electric Daddyland », Best, octobre 90, p.82-84.

125.

Willey (1994) p.181-189.

126.

Verlant (2000) p.10.

127.

et citations suivantes : Willey (1994) p.181-189.

128.

C’est en effet lors du concert, et autour de la préparation de celui-ci, que les journalistes peuvent rencontrer les musiciens chroniqués à travers leurs disques. Les premières rencontres avec les pop stars se font autour de la barrière de la scène ou de la préparation à celle-ci, lors d’une après-midi ou d’une soirée aux alentours du jour de représentation. Or tout le décorum, la puissance sonore, les jeux de lumière qui accompagnent celui-ci peuvent aisément troubler les capacités d’analyse du journaliste. Philippe Paringaux reconnaît cette ambiguïté. « ‘Et ce n’était que bien plus tard, dans le silence revenu, que l’on pouvait se poser des questions sur la véritable dimension de cet art (...). Mais il est trop tard, après, pour se poser des questions, puisqu’on a vibré, dansé, hurlé avec les autres, tout esprit critique envolé. (...) Il n’est même plus question de savoir si cela swinguait ou pas, puisque les pieds font mal d’avoir trop martelé le sol. Il n’y a qu’à remplacer swing par un autre mot.’ » Paringaux, Philippe, « Led Zeppelin à Montreux », Rock&Folk, avril 1970, p.17.

D’où la volonté de rencontrer directement, hors de la scène, les artistes à l’efficacité scénique indéniable.Notons d’ailleurs que peu à peu vont se mettre en place des rencontres entre le journaliste et l’artiste organisées par la maison de disque en des lieux de rencontre neutres (chambre d’hôtel, siège de la maison de disque, etc.), en opposition aux traditionnelles rencontres d’après concerts ou sur les lieux quotidiens de son existence (son bar préféré, son logement...).

129.

Pour Bayon de Libération, la mauvaise foi est ‘« un principe catégorique, la ligne de conduite. Une quête désespérée de la passion’  ». Sabatier, Benoît, « Libérez Bayon ! », Technikart 70, mars 2003, p48-52.

130.

L’attitude des journalistes s’est en effet durcie avec le temps, comme s’ils désiraient prendre leurs distances à l’égard des groupes et des vedettes qu’ils encensaient la veille pour mieux les passer au crible de leurs critiques. Celles-ci se sont fait plus acerbes et plus cyniques au fur et à mesure que les artistes de rock - qui se voulaient les chantres de toutes les libérations – semblaient rechercher leur intégration à un star-system et à sa finalité commerciale.

131.

Chocron (1994) p.213-222.