e. Les contraintes économiques

Le fait que cette spécification élitiste du rock prenne sa source dans Libération n’est pas anodin. Patrick Mignon relève en effet que la presse généraliste n’a pas de contraintes avec les finances discographiques, puisque la musique n’est pas le seul argument de vente 132 .  La critique rock y est donc plus libre vis-à-vis des lecteurs et des annonceurs, et peut se contenter (voire doit se constituer) une ligne éditoriale. Il nous faut rappeler que la presse est inscrite dans les plans économiques des industries culturelles : la consommation de masse qui se développe au 20e siècle a pour conséquence de développer la publicité (qui cherche à persuader le public de la nécessité de consommer son produit, en utilisant des effets de choc, de séduction ou de répétition imposant une mémorisation). Celle-ci utilise tous les médias susceptibles de rencontrer les consommateurs, et prend place au sein des pages de la presse. La presse magazine spécialisée, visant un public précis, est notamment plus à même de concentrer des budgets publicitaires spécifiques, qui lui apportent des nouvelles ressources financières. Mais ces recettes publicitaires finissent par devenir nécessaires à la survie économique de certains journaux, et peuvent ainsi créer leur dépendance budgétaire, ce qui peut être perçu comme une remise en cause de leur indépendance éditoriale.

Catherine Chocron rappelle ainsi que la presse rock fait partie intégrante des plans commerciaux des maisons de disques. Leur promotion se fait en effet sur quatre axes : la presse (spécialisée principalement, à l’exception d’opérations dans les médias généralistes pour de grands groupes), la radio (meilleur outil de promotion envisageable, mais le rock n’est que secondaire dans sa programmation), la télévision (limité, car trop coûteux et donc risqué en dehors des grosses productions), et le concert (principal pivot de la promotion, moins coûteux pour la maison de disque, incontournable pour se créer un public et relativement efficace). ‘«’ ‘ La promotion du rock passe donc par des médias dont l’audience est relativement restreinte. Cette particularité tient compte de l’importance du bouche à oreille chez un public passionné, regroupé en communautés. Elle a l’avantage d’être moins coûteuse, ce qui diminue le risque pris sur le lancement d’une nouveauté.’ ‘»’ ‘’ ‘ 133 ’.La presse rock apparaît ainsi directement impliquée dans les stratégies marketing des compagnies discographiques, lesquelles connaissent suffisamment cette profession pour savoir quel journaliste est influent dans son milieu et doit donc être premièrement visé dans leur volonté de séduire 134 .

Une étude publiée au sein de l’ouvrage collectif Organisations, médias et médiations 135 s’attache ainsi à relever quels sont les petits arrangements existants entre les rédactions de ces journaux et les attachés de presse (échange de reportage exclusif contre une couverture, etc.). Catherine Rudent 136  conclue à partir d’éléments similaires que la rédaction d’un texte publié dans la presse rock est finalement le fruit de trois instances : le journaliste qui signe l’article, la maison de disque qui influe sur le contenu, la rédaction qui inscrit le texte dans la ligne éditoriale. Patrick Mignon reconnaît lui aussi que la presse rock est partagée entre l’art et le business, l’expression personnelle et le discours de promotion (les articles sont parfois de simples réécritures des dossiers de presse).

Les critiques, du fait de leur influence sur le lectorat, ont un pouvoir relatif sur la production culturelle. La presse rock est donc le lieu d’un enjeu commercial, puisqu’elle peut assurer la rencontre de l’objet critiqué avec le public. Mais Anne-Marie Green constate en 1997 que la lecture de la presse en général ne concerne que 38 % des adolescents amateurs de musique, et que parmi ces 38% seuls 22% lisent la presse musicale, soit moins de 9% des adolescents. L’influence de celle-ci dans les choix musicaux semble donc moindre que celle des autres médias (la télévision, la radio) : le crédit à accorder à cette presse est donc tout relatif dans l’achat des disques. Catherine Rudent confirme que l’importance commerciale de la presse rock est réduite : elle n’a qu’un petit volume de diffusion moyenne (30 000 exemplaires – avec un objectif de 50 000 jamais atteint – dans les années 90, loin de l’apogée des années 80 avec 150 000 exemplaires), ce qui lui permet de toucher de un à deux millions de lecteurs. Ces chiffres de ventes sont trop étriqués pour permettre aux rédactions de vivre sans l’apport publicitaire. Les journaux doivent ainsi trouver l’équilibre entre leur aspiration à l’indépendance et leur souci de viabilité économique. Rudent en conclue que la presse ne subsiste que parce qu’elle vend à l’industrie son rôle de prescripteur d’achats. Un tel rôle nécessitant une relative indépendance pour paraître crédible auprès des lecteurs consommateurs, l’industrie lui accorde une certaine liberté de parole.

Patrick Mignon admet que la presse puisse être conçue comme un simple rouage de l’industrie musicale. Mais ceci à un second niveau de relations : puisque la critique ne subsiste face à l’industrie que grâce au public sur lequel elle peut influer, il lui faut faire tout son possible pour fidéliser voire augmenter ce public et ainsi faire de même avec cette liberté. Jacques Bouveresse précise en ce sens qu’un journal n’est pas tant là pour informer que pour générer des profits, cherchant pour cela à satisfaire le consommateur de nouvelles, à séduire le lectorat. Le risque est dès lors d’écrire selon la demande perçue, anticipée ou créée de toutes pièces, et non selon les évolutions historiques 137 . La presse rock apparaît ainsi à Patrick Mignon discursivement plus limitée par son lectorat que par les exigences des maisons de disques : il faut plaire au plus grand nombre, ne pas effrayer la base de ses lecteurs et lui donner ce qu’elle est venue lire dans ses pages (d’où par exemple le ratage du punk, dont les lecteurs ne voulaient pas, par Rock&Folk).

La presse rock est ainsi obligée de garder de l’intérêt pour les artistes populaires (ce qui satisfait les maisons de disques), même s’ils sont aussi fidèles à l’éthique journalistique (ne pas oublier ce qui ne marche pas). Elle ne s’intéresse aussi que peu au sujet économique, du fait que ce sujet n’intéresse pas le lectorat plus intéressé par la mythologie. Cette soumission aux attentes du public se présente comme la principale difficulté de la presse spécialisée des années 90, et me fournit le sujet même de ce travail de recherche. La presse a depuis ses origines présenté à ses lecteurs une identité plus ou moins variable de la chose rock : la contre-culture à l’influence toujours prégnante pour l’image publique du rock le considère comme la musique de la jeunesse et de sa rébellion face au système. Catherine Rudent la perçoit sous la dualité musique de la provocation et de la rébellion / loisir plaisant, rieur et désengagé. Philippe Teillet 138 y distingue deux identités, l’une doublement négative (le rock n’appartient ni à la culture de masse ni à la culture cultivée 139 ) et l’autre doublement positive (il est constitué de fidélité formelle et spirituelle mais aussi d’impureté, d’hétérogénéité, de synthèse 140 ). Patrick Mignon relève quant à lui des traits communs aux propos des diverses publications spécialisées (une place limitée de la chanson française, un traitement irrégulier de la musique noire ou jamaïcaine, l’absence quasi complète de la musique de danse - disco, puis dance) pour découvrir un consensus minimum : le rock est anglo-saxon, plutôt blanc, capable d’être l’objet d’un traitement réfléchi. Or la plupart de ces traits sont mis à mal un à un au cours des années 90.

C’était cette identité que les lecteurs de la presse rock avaient l’habitude de retrouver dans ses pages depuis la fin de la contre-culture. C’est par rapport à cette définition qu’ils ont pu, pour certains d’entre eux, se définir socialement. C’est en partie elle qu’ils acquièrent lors de l’achat de leurs revues. Or cette définition édificatrice ne correspond plus exactement à l’état du rock des années 90. Les critiques en sont conscients, tout comme ils sont conscients qu’une remise en cause de l’identité précédente du rock peut entraîner la désaffection de leur lectorat, et donc la mort de leur liberté éditoriale, de leurs publications. La presse rock se trouve ainsi au cours de cette décennie confrontée à son désir de rendre compte des évolutions de l’identité rock ; or ces évolutions vont à l’encontre des bases de la définition précédente ; et une remise en cause trop brutale de cette identité risque de signifier la perte du lectorat.

Mon travail de recherche s’attache donc à analyser de quelle façon la presse rock va essayer tout au long de cette période de convaincre ses lecteurs (et parfois même ses journalistes) de la nécessité d’une redéfinition de l’identité du rock et de ses amateurs. Pour ce faire, je suivrai un développement en trois temps : premièrement une présentation des arguments employés pour convaincre de ce changement identitaire (sortir de l’impasse stylistique du rock ou mourir), deuxièmement une analyse de ses conséquences sur l’écriture journalistique (prise de conscience d’une historicité de la critique rock), et troisièmement une reconnaissance de la mise en place de nouveaux sujets d’articles plus en conformité avec cette nouvelle identité (assumer l’importance du facteur commercial dans le rock).

Notes
132.

La présence du rock dans ses pages est le résultat d’une ouverture à un domaine culturel dont on reconnaît l’importance (notamment sociale), d’une adaptation au nouveau lectorat (les baby-boomers élevés au rock sont devenus les lecteurs de la presse quotidienne) et enfin d’un appel à une nouvelle clientèle (intéressée par le rock et susceptible de choisir son quotidien en fonction de sa présence).

133.

Et suivants : Chocron (1994) p.132.

134.

« ‘Les équipes promotionnelles sont amenées à accorder une promotion particulière aux prescripteurs. Une étape presque incontournable de la promotion consiste à séduire un certain nombre de personnes considérées comme des leaders d’opinion par la profession : Bayon’ ‘ et Arnaud Viviant’ ‘ de ’ ‘Libération’ ‘, Christian Fevret’ ‘ des ’ ‘Inrockuptibles’ ‘, Bernard Lenoir de France Inter. S’ils retiennent l’album dans leur sélection, ils déterminent son acceptation par les radios dans un second temps. ’»

135.

Grunfeld (2001).

136.

Rudent (2000).

137.

Bouveresse (2001).

138.

Teillet (1991) p.217-246.

139.

Il peut tout aussi bien s’opposer à la médiocrité de la variété populaire, au simple divertissement, aux compagnies discographiques, qu’aux notions sérieuses et élitistes d’art, de carrière, d’œuvre.

140.

Les constantes références aux guitares, à la batterie, à l’adolescence, l’urgence et l’instinctif côtoient une ouverture à toutes sortes de musiques populaires (reggae, rap, techno, etc.) et à divers courants artistiques et culturels.