Des références écrasantes pour les jeunes artistes

En quoi cette présence dans l’actualité des vieux artistes est-elle problématique ? Une interview d’Eddy Mitchell 147  dans le cadre de cette rubrique est révélatrice. Le journaliste y révèle sa vision historisante de l’actualité rock en demandant à la figure de la chanson française ce qu’il ‘«’ ‘ pense du rock actuel, Aerosmith’ ‘, ZZ Top’ ‘ ? ’ ‘»’ ‘.’ 148 ‘ L’e crooner s’accorde avec le journaliste sur le fait que le rock tel qu’ils l’entendent est plus représenté par ces « vieux » que par la scène actuelle 149 . Ce faisant, tous deux se réfèrent à un monde regretté où le rock était meilleur, et participent ainsi à l’enfermement du genre dans une mythologie de l’âge d’or - que les nouveaux interprètes ne font que singer. Une telle conception glorifiant les fondateurs et niant l’importance des héritiers, si on la pousse jusqu’au bout de sa logique, ne peut que se conclure sur un rejet de toute évolution historique de cette musique, une fois passée l’époque de ses débuts 150 , ce qui devrait donc conduire au rejet similaire des productions des années 60-70, pourtant considérées comme fondatrices par le rédacteur du journal. Le concept de suprématie de l’original au détriment de l’actuel se révèle ainsi limité dès son énonciation.

Ce sentiment que le passé est supérieur au présent se retrouve au sein de la majorité des discours de la presse de l’époque. Il est même corroboré par la lecture du journal concurrent Les Inrockuptibles, au contenu pourtant consacré aux jeunes groupes. Seulement cette hantise du passé y est moins clairement énoncée. Les nouveaux artistes accusés plus haut de ne pas « y croire » sont ici interviewés et crédibilisés dans leur démarche. Prenons pour exemple l’interview d’un jeune groupe du début de la décennie, les La’s 151 , dont l’unique album est auréolé d’une gloire critique, quasiment à la surprise du compositeur. 152 Le journal apporte un soutien théorique pour soulever le poids de l’histoire qui l’étouffe. Car c’est bien cette histoire écrasante qui obsède ces jeunes artistes : lorsque le leader du groupe est interrogé sur les problèmes de cohésion interne de la formation, il se réfère à celle-ci 153 . Pire, d’autres proclament vouloir se confronter directement à ces modèles 154 alors que la grâce de ceux-ci était d’avoir la possibilité perdue depuis (par les limites mêmes du genre) d’innover musicalement. Ces jeunes artistes, fers de lance d’une nouvelle génération, retrouvent ainsi peu ou prou les mêmes intentions qu’un vieil habitué de la scène musicale tel qu’Eddy Mitchell : revenir à une conception anciennedu rock, à des références vieilles d’il y a vingt-cinq ans 155 .

Peut-on pour autant avancer que les deux revues, Rock&Folk et Les Inrockuptibles, partagent une même conception du rock ? La ligne éditoriale du jeune magazine semble être de soutenir ces nouveaux artistes, peu connus car ne profitant ni ne souhaitant profiter de la couverture médiatique offerte aux groupes contre lesquels ils se définissent, ceux du rock mainstream 156 des années 80. Ce faisant, ils ne correspondent plus aux modèles (pervertis) proposés par la presse spécialisée établie (Rock&Folk principalement, Best aussi dans une moindre mesure). Ceci se traduit principalement par des choix esthétiques divergents, où le versant Beatles (pour reprendre les notions développées plus haut) est privilégié 157 . Alors que Rock&Folk affiche en couverture David Bowie pour ses 25 ans, Etienne Daho et Michael Jackson, et misent tout l’avenir du rock sur le succès programmé du hard-rock de Guns N’Roses, Les Inrockuptibles affichent les plus confidentiels Jean-Louis Murat, Leos Carax (un cinéaste) ou XTC et couronnent « ‘début des années 90’ » l’album des bien moins médiatiques My Bloody Valentine. 158 La prise de risque est supérieure (Guns N’Roses est déjà énorme aux Etats-Unis, les précommandes du disques suffisent à assurer son succès), le propos plus exigeant (My Bloody Valentine possède un son bien moins évident, mais plus novateur, que les Américains qui ne font qu’appliquer les vieilles recettes du genre établies par des références telles que Led Zeppelin ou Rolling Stones). Outre le seul problème du genre (rock ou pop) des groupes loués en leurs pages, les choix des rédactions de Rock&Folk et des Inrockuptibles ne peuvent se rejoindre au début des années 90 : le premier veut retrouver l’essence première du rock, sa sauvagerie originelle, son plaisir immédiat, son côté Rolling Stones, alors que le second veut que s’exprime son intelligence, sa culture et son désir d’avancer, son côté Beatles. Concrètement, le jeune titre se crée une identité plus centrée autour de la pop et de son actualité, tandis que le grand ancien Rock&Folk privilégie le rock et ses classiques. D’apparence ainsi opposés, ces deux discours se rejoignent pourtant sur une certaine révérence aux glorieuses années du rock : le titre chargé d’histoire l’énonce clairement tandis que son jeune concurrent la subit indirectement via son intérêt pour une jeune scène anglaise soumise à l’histoire de cette musique.

Ceci est clairement expliqué dans l’entretien que Paul Lester, rédacteur en chef au Melody Maker, hebdomadaire musical anglais influent, accorde à Libération à l’occasion de la sortie des Anthology des Beatles : il y développe l’idée que l’Angleterre ne s’est jamais débarrassée du souvenir des Beatles et de l’image glorieuse des années 60. ‘«’ ‘ Nous n’en sommes jamais sortis. Ce pays est frustré de ne plus vivre en 1965. Tous les quatre ans, de nouveaux groupes arrivent et ramènent les années 60 avec eux. Boo Radleys, Blur’ ‘, Oasis’ ‘… on cherche sans cesse les nouveaux Beatles. On est toujours en prise avec cette nostalgie fiévreuse, on se languit de ces années d’innocence. ’ ‘»’ 159 Boo Radley, Blur, Oasis, des groupes défendus en France dans Les Inrockuptibles, magazine pourtant auréolé d’une image d’avant-garde critique. La notion de « nouveauté » rock est ainsi mise à mal, et avec elle la distinction existante entre les magazines spécialisés : tous célèbrent une musique et des artistes inscrits dans le passé, mais ils le font plus ou moins directement.

Le rock tel qu’il est défendu par la presse musicale apparaît ainsi au début de la décennie bloqué sur son rétroviseur : il règne alors une nostalgie pour la musique des décennies précédentes, que ce soit par un retour direct (rééditions discographiques) ou indirect (influence de cette musique sur la création nouvelle) vers les productions passées. Là est le réel problème posé par l’omniprésence des artistes des générations précédentes : ils écrasent de leurs références (ainsi constamment rappelées) les jeunes créateurs et hypothèquent en conséquence le présent du rock.

Notes
147.

(et suivants) Manœuvre, Philippe, "Mes disques à moi, Eddy Mitchell," Rock&Folk 280, décembre 1990, p34-37.

148.

Des groupes ayant débuté leur carrière dans les années 70, comme le souligne l’interviewé par un laconique ‘« M’enfin, j’en pense que c’est des vieux, ça… »’

149.

« ‘Par contre, la façon dont ils [les vieux Aerosmith’ ‘, ZZ Top’ ‘] jouent, le niveau, plein la tronche du client, ça c’est bien. Le rock’n’roll, c’est ça. J’aime pas trop la tendance actuelle ’"‘on va essayer de vous faire un rock’n’roll, mais attention, pas trop fort’"‘… ces types là ont tout faux. Le rock’n’roll c’est fait pour être joué fort, c’est tout. »’

150.

Ce que relève d’ailleurs Eddy Mitchell : ‘« Nan, pour en finir avec ZZ Top’ ‘, on veut Little Richard, et essayez de faire mieux que le petit Richard… C’est dur, autant pas le faire… ». ’

151.

Beauvallet, JD, "Mersey Paradise", Les Inrockuptibles 27, janvier-février 1991, p40.

152.

Lequel répond aux compliments du journaliste ‘« vos disques sont largement au-dessus de la moyenne ! » par un « Non, ils sont médiocres. Rien ne brille. Ils sont juste… pas trop mal… »’ On assiste ici à un discours à rapprocher des propos tenus par Eddy Mitchell (qui ne sont certes pas ceux du critique même mais qui vont dans le sens de ce que ce dernier cherche à démontrer) : la jeune scène et ses artistes ont du mal à se faire un nom, semblent même se dévaluer eux-mêmes.

153.

« ‘Regarde les Beatles’ ‘, les Stones’ ‘, James Brown’ ‘… Tous ont eu de la chance de tomber sur les bonnes personnes au bon moment… »’ Et plus loin, lorsqu’il veut définir la musique qu’il entend idéalement produire : « ‘Mais nous savons parvenir à notre son : un peu de Gipsy Kings, un peu de vieux Rolling Stones’ ‘, un peu des premiers Who’ ‘… De la musique organique, terreuse, vraie. De la basse, de la guitare sèche, de la guitare électrique, une petite batterie… Avec ça, tu peux tout faire’. » In Beauvallet, JD, "Mersey Paradise", Les Inrockuptibles 27, janvier-février 1991, p40.

154.

Ainsi le leader du groupe Suede : « ‘En fait, je n’ai jamais considéré que nous luttions contre des groupes comme Wonder Stuff [un de leurs contemporains]. Pour moi, leur musique n'existe pas, elle n’a aucune valeur. Nos vrais repères sont les disques des Beatles’ ‘, ceux de Bowie’ ‘. Voilà les gens à qui nous voulons nous mesurer. J’ai aimé leurs disques à en crever, j’ai grandi avec eux. Ce sont eux qui ont placé la barre aussi haut, ils sont les champions de la compétition rock. je ne vois pas pourquoi nous devrions courir contre des athlètes de seconde zone. Nous voulons nous battre contre les meilleurs. ’» in Tellier, Emmanuel, "Peau d’âne", Les Inrockuptibles 41, décembre 1992, p38-42.

155.

La seule référence récente étant celle des Gipsy Kings, groupe certes contemporain des propos mais à la musique ancrée dans la tradition tzigane.

156.

Le mainstream est le courant musical majoritaire. Utilisé comme adjectif, il possède une légère connotation de conformisme et de manque d’originalité.

157.

Alors que Rock&Folk préfère de toutes évidences le côté Rolling Stones, si ce ne sont les Rolling Stones eux-mêmes.

158.

« L‘’éblouissant ’ ‘Loveless ’ ‘redistribue les cartes et renvoie le rock au labeur. Les année 90 démarrent ici, sur un dérapage contrôlé’. » In Bates et Beauvallet, JD, "La fureur du dragon", Les Inrockuptibles 32, novembre-décembre 1991, p53.

159.

Rigoulet, Laurent, "Beatles, opération résurrection : l’inconcevable réunion est arrivée", Libération, 18 novembre 1995, p8.