Un présent incompréhensible sans la connaissance du passé

Mais même par-delà cette révérence au passé, il apparaît nécessaire à l’amateur de rock des années 90 de connaître l’histoire du rock. Pour quelles raisons ? De la même façon que les punks de 1976 rejetaient en bloc la musique des années 70 pour se référer au rock brut des années 50 et 60, les groupes émergeant des années 90 oublient les années 80 pour se replonger dans les années 60 et 70. Les jeunes artistes font preuve d’une lecture critique de l’histoire du rock, et de choix que les critiques partagent : ceux défendus par Les Inrockuptibles sont à l’image de ce que se veut la revue, lettrée et de bon goût. Ils possèdent une connaissance étendue de l’histoire du rock et affichent une préférence pour les obscurs et les intellectuels du mouvement. 160 Le risque d’une telle position, pour le journal comme pour les artistes, est de paraître au premier abord un peu hermétique au néophyte : pour pleinement apprécier le contenu du magazine – et la musique qu’il défend –, mieux vaut connaître les bases de la culture rock – que le magazine n’aborde quasiment pas.

Les groupes défendus par le magazine partagent cette approche élitiste de l’histoire du rock 161 , censée être connue par les amateurs et n’ayant du coup aucun besoin d’être remémorée. Un groupe comme My Bloody Valentine maîtrise ainsi la connaissance des classiques de la culture rock, mais part aussi du principe que son public possède la même culture. Partageant une même intelligence du sujet avec leurs auditeurs, ces érudits ne se contentent pas d’étaler leur savoir dans des reproductions fidèles, mais pratiquent un exercice de perversion/citation de cette matière première (la mélodie) qui conduit à un type d’écriture hermétique pour le profane. 162 My Bloody Valentine est bien à cet égard une superbe présentation de ce que seront les années 90 : celles-ci ne vont pas se limiter à une relecture des classiques (comme les Guns N’Roses qui veulent réincarner la rébellion des Rolling Stones) ou des obscurs, mais à une variation libre autour de ces derniers, car ces artistes ne sont pas dupes du fait que les conditions qui ont accompagné la naissance de cette histoire ne sont plus les mêmes. 163 Les musiciens des années 90 prennent ainsi une place particulière au sein de l’histoire entière du rock et de la musique populaire : celle d’acteurs postmodernes du genre, qui cherchent à le déconstruire car ils considèrent que tout le monde en connaît les bases musicales 164 . Cet ensemble de musiciens ne voit donc pas l’intérêt de rejouer à l’identique une musique close. Mieux vaut en pervertir les codes pour profiter à la fois du plaisir immédiat de la musique et du regard critique sur un style qui a peut-être déjà tout dit.

Ces artistes savent qu’ils ne peuvent pratiquer la musique avec la même innocence que leurs aînés ; ils n’en reconnaissent et désirent pas moins la jouissance simple et immédiate du rock. Pour satisfaire cette envie, ils instaurent alors une position postmoderne au sein de l’histoire du rock. Expliquons-nous : le modernisme artistique se base sur l’idée d’une progression en ruptures et discontinuités, d’une négation de la tradition et d’un culte de la nouveauté professé par l’avant-garde ; cette dernière produit des œuvres dérangeantes, qui finissent par devenir acceptées par le public bourgeois, et nécessitent à leur tour un nouveau dépassement. C’est lorsque l’avant-garde ne suscite plus l’indignation, que toute nouveauté apparaît comme légitime et que les valeurs sensorielles auparavant réprouvées deviennent les valeurs dominantes que se présente le postmodernisme, défini comme ‘«’ ‘ la phase cool et désenchantée du modernisme, (...) la dissipation de l’imaginaire révolutionnaire, l’apathie croissante ’ ‘»’, et surtout «  ‘le réinvestissement cool du passé’ » par Gilles Lipovetsky. 165 Car pour le postmodernisme, ‘«’ ‘ il ne s’agit plus de créer un nouveau style mais d’intégrer tous les styles y compris les plus modernes : on tourne la page, la tradition devient source vivante d’inspiration au même titre que le nouveau (...) ’ ‘»’ ‘ 166 ’ ‘.’

Le rock a ainsi connu plusieurs évolutions esthétiques qui peuvent laisser penser qu’il était capable de progression, qu’il connaissait lui aussi une avant-garde ; mais il se retrouve aujourd’hui accepté par tous après avoir été considéré comme la source de tous les maux de la jeunesse. Les jeunes musiciens aiment le rock, les grandes figures de son histoire, mais comprennent que reprendre des poses identiques serait aussi productif que jouer de la guitare imaginaire devant un miroir : si certaines expressions de rébellion pouvaient être légitimes à leur époque, les reproduire telles quelles reviendrait à s’enfermer dans une sorte de musée animé pour public spécifique. Conscients de cela, ils ne peuvent jouer du rock comme par exemple les Rolling Stones le jouaient il y a vingt-cinq ans, mais doivent le pratiquer dans une approche décomplexée, débarrassée de ses prétentions révolutionnaires. Il leur apparaît plus honnête de pratiquer ouvertement la citation (en travaillant sur elle) plutôt que de se contenter de reproduire les poses rebelles des années 60 aujourd’hui inoffensives. Apparaissent ainsi les raisons de la nécessité d’une connaissance du passé pour apprécier le présent du rock : ce dernier se pratique désormais selon une logique postmoderne, où l’utilisation continue de la citation impose à l’auditeur de savoir reconnaître les œuvres originales pour pouvoir jouir pleinement des nouvelles créations.

La scène rock du début des années 90 apparaît a priori similaire à celles des années précédentes : de jeunes artistes côtoient ceux des générations précédentes. Il existe pourtant une différence : ces nouvelles têtes ne semblent pas, aux yeux de la presse spécialisée, capables de proposer de réelle nouveauté musicale, ou alors celle-ci ne paraît pas très excitante, trop scolaire dans son approche du rock et de sa médiation de la rébellion de la jeunesse. Ce manque d’éclat de la scène actuelle pousse les journalistes de la presse rock établie à valoriser le retour d’anciennes gloires qui, elles, savent ce qu’est le vrai rock, ainsi que le laisse supposer leur médiatisation.

Notes
160.

Ce que l’on peut interpréter aussi comme une opposition aux valeurs des années 80, superficialité et réussite commerciale.

161.

Si le leader de My Bloody Valentine avoue sa préférence pour une figure du rock comme Neil Young, c’est toujours dans un mouvement élitiste qui va chercher l’obscurs dans le connu : « ‘ce ne sont pas ses chansons connues que j’aime, je préfère celles où la mélodie compte plus que les mots. »’

162.

Le chroniqueur du magazine constate ainsi que ‘« dès que la mélodie devient évidente, [ils] l’enterrent vite sous les bruits blancs, le vacarme », c’omme si le groupe cherchait volontairement à saboter toute approche facile, populaire, de sa musique.

163.

Ce qu’explicite le compositeur du groupe : « ‘ce serait ennuyeux d’être un simple groupe pop. Car toute la magie qui entourait la pop-music, qui nous faisait rêver, qui nous a donné envie de monter un groupe, tout ça est bien mort.’ » In Bates et Beauvallet, JD, "La fureur du dragon", Les Inrockuptibles 32, novembre-décembre 1991, p59.

164.

Ce qui n’interdit certes pas l’envie d’en jouir, mais la satisfaction d’un tel désir ne sera jamais aussi bien assouvie qu’au contact des dépositaires originaux de cette musique – soit les musiciens des années 60 à l’art disponible grâce au CD.

165.

Lipovetsky (1993) p162.

166.

idem, p174-175.