b. La vieille génération ne lâche pas prise

Les vainqueurs des stades sont toujours les mêmes

Pourquoi, malgré ces limites qu’ils instituent, les vieux groupes continuent-ils de fasciner le public actuel et (surtout) la presse spécialisée (qui est consciente de ces conséquences fâcheuses) ? Les journalistes retournent la question et interrogent sur l’intérêt d’écouter certains groupes qui ne proposent sommes toutes qu’une copie à peine retravaillée des clichés établis par les grands groupes des sixties et seventies. Ainsi les Black Crowes, jeune groupe américain présentant un rock sudiste des plus classiques et se présentant comme des hippies modernes, sont-ils accusés de ne recycler que les signes extérieurs du rock, soit dans leur cas des « ‘riffs pattes d'éph’ », dans un souci d’authenticité qui relève finalement plus de la pose esthétique que d’une véritable recherche sur le sens actuel d’un rock vieilli. 167 En reproduisant la musique, mais aussi le mode de vie d’une époque qui n’est pas la leur, ce type de groupe inscrit dans la seule dimension esthétique des propos à l’origine idéologiques – des propositions de société alternative pour la communauté jeune. Cette utilisation du discours contestataire rock comme simple image publique pousse ainsi le genre vers une inadéquation entre son discours et le monde actuel, et par conséquent vers sa désidéologisation. Il n’est pas ici question de remettre en cause la sincérité d’une telle démarche, mais plutôt de s’interroger sur ses conséquences : en donnant du rock actuel une image figée depuis des décennies, ces musiciens ne risquent-ils pas de souffrir de la comparaison avec les modèles imités ?

Ce d’autant plus que les années 90 sont marquées par le retour scénique des légendes du rock 168 , le concert étant pour beaucoup d’amateurs le lieu fondamental de l’expérience rock. Si nous observons les comptes-rendus de la presse, les tournées triomphales du début de cette décennie sont principalement celles de vieux groupes issus de la scène des années 60-70 : Pink Floyd, Genesis, ‘Eagles’ ‘, Grateful Dead’ ‘, ’Paul McCartney, ‘Neil Young’ ‘, Eric Clapton’ ‘, ’etc. 169 Au sein de ceux-ci, le cas des Rolling Stones est exemplaire de ce « ‘réflexe commun à tous les dinosaures : renouer épisodiquement avec la légende.’ » 170 . De fait, le groupe va effectuer entre 1989 et 1999 trois tournées mondiales, prétextant de nouvelles créations discographiques pour reprendre la route des concerts. 171 Ces derniers provoquant invariablement des articles dithyrambiques chez l’ensemble des journalistes.

Pourquoi une telle importance accordée à ce groupe au sein de l’actualité musicale des années 90 ? Nous pourrions en effet penser que les Stones appartiennent au passé et à ses seuls zélateurs nostalgiques, qu’ils ne touchent que des anciens combattants refusant ce statut, soit une minorité du public rock. En fait le groupe rencontre un triomphe intergénérationnel, où ‘«’ ‘ les petits enfants des combattants des années 60 communient avec leurs parents lors de grands-messes babyloniennes ’ ‘»’ ‘ 172 ’. Certes, ces musiciens sont capables d’offrir à leur public des prestations d’une rare qualité comme en rendent compte les articles qui leurs sont consacrés, mais là n’est pas la seule raison du succès : c’est principalement pour leur valeur symbolique que le public rock va les voir, pour se confronter directement à une légende vivante plus que pour une expérience musicale aussi bonne soit-elle. En achetant un billet pour des concerts de ce type, les anciens fans ‘«’ ‘ se réjouissent de n’avoir pas été les seuls à survivre ’ ‘»’ ‘’et les nouveaux s’offrent un ‘«’ ‘ ticket d’entrée pour une période mythique qu’ils ne peuvent connaître qu’à travers la machine numérique’ ‘ 173 ’ ‘ à remonter vers des temps plus excitants où tout semblait possible ’ ‘»’ ‘ 174 ’ ‘,’ vers l’époque où le rock était encore capable d’inventions et incarnait sans contestation aucune la rébellion de la jeunesse. Dès lors, le succès scénique du groupe, largement supérieur à des résultats discographiques plus révélateurs de leur acuité musicale au sein des années 90 175 , ‘«’ ‘ s’explique aisément : on va aux Stones comme en pèlerinage, comme on visite la Tour Eiffel, la grotte de Lourdes ou les ruines de Pompéi. ’ ‘»’ ‘ 176 ’ Nous pourrions ajouter que le public rock participe aussi à ce type de célébration pour consolider l’opinion qu’il se fait sur son statut d’amateur et sur le rock en général : qu’il y aille pour se rassurer en se disant que le rock tel qu’il est incarné par ces cinquantenaires est toujours vivant, ou pour mesurer l’écart qui se creuse entre la sortie familiale à la fête foraine stonienne et sa présence, à la limite du militantisme, dans les petits concerts 177 , l’individu intéressé par la chose rock se définit par sa présence dans la foule – communion avec un public transgénérationnel – ou au milieu de la foule – sentiment de différenciation, un brin élitiste, vis-à-vis de la masse consommatrice. Les Stones sont plus qu’un groupe, plus qu’un mythe, ils sont un système de références au sein de la scène rock.

Si ces grands noms du rock ne peuvent plus prétendre éclairer la société actuelle comme ils ont pu le faire dans les années 60-70, ils restent néanmoins de bons indicateurs de l’état de santé du rock 178 . Les Rolling Stones ont cette spécificité pour les journalistes spécialisés : ils peuvent incarner à eux seuls ce genre de musique. Les Rolling Stones sont le rock et le rock est les Rolling Stones. Une telle assertion fournit-elle une définition satisfaisante du genre pour les années 90 ? N’est-elle pas castratrice pour les autres acteurs musicaux ? Libération décèle en effet une contrepartie à ce couronnement médiatique : si Mick Jagger, ‘«’ ‘ a trouvé la jeunesse éternelle, Dorian Gray d’une génération qui ne pouvait obtenir satisfaction contre l’ordre établi ’ ‘»’ ‘, ’il a aussi ‘«’ ‘ imposé aux générations suivantes la dictature de son anatomie juvénile. ’ ‘»’ ‘ 179 ’ Si les Rolling Stones sont devenus un groupe intouchable car LE groupe incarnant le rock, ou tout du moins une certaine conception du rock, c’est en refusant de mourir mais aussi de vieillir – et plus grave, en imposant leur « jeunesse » statufiée à la génération des années 90. Tel est le principal reproche que la critique ose leur adresser : les Stones peuvent continuer à sortir des disques moyens, à vendre leurs tickets de concerts comme autant d’entrées à un musée vivant du rock, bref à ne pas répondre aux exigences esthétiques et éthiques du genre,

‘Ce que l’on pardonne le moins aux Stones des vingt dernières années, c’est d’élever l’art du mensonge jeuniste à un tel degré de cynisme : poser encore et toujours en sales gosses quand on envoie les siens dans des collèges privés, adopter des postures de gouapes qui rockent dur quand on habite des châteaux en Touraine, persiste à jouer Sympathy for the devil alors qu’on fait patte blanche dans le beau monde depuis des lunes. Depuis vingt ans, les Stones sont une troupe de théâtre itinérant qui joue chaque fois la même pièce : Faisons comme si on était encore en 1964. 180

Sauf que nous sommes en 1994 et qu’une telle incarnation décalée du rock peut faire perdre ses repères à la génération des années 90 : ses artistes veulent se confronter à ceux ayant exercé vingt-cinq ou trente ans auparavant (ce qui tourne à l’avantage de ces derniers qui connaissaient l’opportunité disparue d’explorer un territoire artistique quasi vierge) ; son public prend pour actuelles et rebelles des revendications périmées et satisfaites. La présence des figures du passé n’est ainsi pas sans conséquence sur le présent de cette musique. Elle est saluée par les observateurs parce que ces artistes fournissent une définition possible de l’identité rock. Mais en même temps elle nie la capacité de cette musique de fournir une idéologie de la jeunesse pour le présent (puisqu’elle se contente de parler du passé) comme cela était sa qualité originelle.

Notes
167.

Dahan, Eric, "Les oiseaux ne se cachent plus… pour nous faire rire (Spinal Tap bis)", Rock&Folk 313, septembre 1993, p16-19.

168.

Je reviendrai plus tard sur la concurrence occasionnée par le Compact Disc entre le passé et le présent du rock (Partie III, Chapitre 9, Point a)

169.

Bigot, Yves, "Les sixties, toujours au top des top", Libération, 13 août 1994, p4-5.

170.

Bigot, Yves, "Genesis, nouvelle jeunesse", Libération, 11 novembre 1991, p34.

171.

Le terme de prétexte n’est pas innocent. Les critiques ne sont pas dupes de la qualité intrinsèque des dernières œuvres du groupe : l’accueil de ces nouveaux disques est souvent mitigé – si les journalistes parviennent à dépasser le mythe dans leur chronique, ils confessent qu’« ‘il y a un bon morceau sur deux’ » au mieux. Ce n’est de toute façon ni une nouvelle définition du rock, ni même le disque ultime du genre (qu’ils ont pu proposé il y a de cela vingt-cinq ou trente ans) que l’on vient chercher chez les Rolling Stones et autres groupes de cette catégorie, comme l’explique Eric Dahan : « ‘On n’attend rien de spécial des Stones’ ‘ ou de Dylan’ ‘, il faudrait être fou pour demander à des gens qui ont incarné déjà tant de choses de représenter une époque dont ils ont le privilège s’ils le désirent de n’être plus que des touristes. Donc que ’ ‘Bridges to Babylon’ ‘ [le dernier disque du groupe] vaille mieux ou moins que ’ ‘Voodoo Lounge’ ‘ [le précédent] n’est pas vraiment d’une importance capitale, ce qui compte c’est que ce disque est le signal de départ d’une nouvelle tournée mondiale et que, une fois rodés, les shows des Stones de ces dernières années peuvent se révéler souvent attachants, voire éblouissants. ’» Leblond, Philippe, "Voodoo Lounge", Rock & Folk 324, août 1994, p60-61 et Dahan, Eric, "Rolling Stones, l’éternel retour", Rock & Folk 362, octobre 1997, p58.

172.

Armanet, François, "Hors d’âge", Libération, 25 juillet 1998, p17.

173.

O‘u des représentations scéniques qui ressemblent de plus en plus à une compilation des meilleurs morceaux.’

174.

Kent, Nick, "Neil Young", Rock&Folk 336, août 1995, p42-51.

175.

« D‘epuis vingt ans, leurs chiffres de vente sont peanuts à l’aune du mythe stonien ou, si l’on veut bien les comparer, à ceux des vrais gros vendeurs, les Madonna’ ‘, Jackson’ ‘, Springsteen’ ‘ ou autres U2’ ‘.’ »

176.

Kaganski, Serge, "Barnum", Les Inrockuptibles 58, été 1994, p86.

177.

Pour ceux-ci, le rock, ce sont les jeunes groupes qui débutent dans des petites salles, pas des baudruches dans un Disneyland itinérant : les vrais amateurs sont ceux qui vont voir les premiers, les autres ne sont que des touristes.

178.

« ‘Le nouveau Stones’ ‘ (...) demeure toujours un bon indice. D’abord, de l’état de santé d’un genre : est-il possible de faire du rock’n’roll aujourd’hui ? L’affaire a-t-elle encore un sens ? Le noisy, le baggy, le grunge, le rap relèvent-ils du rock ou est-ce de tout autre chose qu’il s’agit ?’ » Dahan, Eric, "Voodoo Lounge", Rock&Folk 324, août 1994, p60.

179.

Armanet, François, "Hors d’âge", Libération, 25 juillet 1998, p17.

180.

Kaganski, Serge, "Barnum", Les Inrockuptibles 58, été 1994, p86.