Woodstock vaut bien une commémoration

Mais pour quelles raisons l’idéologie du rock des années 60 et, au-delà, de la contre-culture, ne serait pas adaptées au présent ? C’est ce que semble se demander nombre de théoriciens de la presse spécialisée. Les vingt-cinq ans de Woodstock permettent ainsi à une vieille plume de Rock&Folk de se remémorer ses impressions d’époque, avant d’aller les confronter avec une nouvelle édition du festival. Alain Dister rappelle ainsi dans le numéro d’août 1994 quelles furent les réalités musicales, idéologiques et économiques du Woodstock originel. Il en dresse un portrait intransigeant mais non dénué de tendresse pour ce qui fut aussi sa jeunesse : si les années hippies se sont révélées peu productives 181 , elles demeurent positives en ce qui concerne les idées 182 . Il en conclue que la jeune génération peut apprendre de l’ancienne 183 , mais attend de se rendre sur les lieux de la commémoration qui mélangeront publics des deux âges pour se prononcer.

Par-delà l’aspect purement musical et économique 184 , c’était l’aspect générationnel qui avait marqué la première édition du festival, et en avait forgé la légende. De retour de l’événement, Alain Dister énonce : ‘«’ ‘ Dans un pays matraqué par la religion et le patriotisme, ce somptueux rituel païen a sans doute quelque chose de tonique, voire de nécessaire. En fait, à travers Woodstock’ ‘ N°2, comme déjà à travers Woodstock N°1, toute une société juvénile dit clairement ‘’non’’ à l’engrenage qui lui pend au nez – famille, boulot, impôts, retraite... Derrière l’affichage de bons sentiments (effet réplique ou méthode Coué ?) et le pur délire mud and moshing [cette édition s’étant surtout fait remarquer pour ses jeux improvisés dans la boue] pourrait bien apparaître comme un nouveau mouvement. ’ ‘»’ ‘ 185Il semble surtout que le journaliste essaye d’imposer les vues des protagonistes du premier Woodstock à ceux du second. Laurence Romance semble plus objective dans Libération quant à l’interprétation possible de cette rencontre entre baby-boomers et jeune génération actuelle. Si elle reprend avec amusement les « pseudo-sociologues » qui se sont efforcés de relever que ‘«’ ‘ les représentants de la génération X ’ ‘ 186 ’ ‘ désabusée des années 90, du sida, du crack, du chômage et ainsi de suite, pataugeant pour l’occasion dans le même bourbier que leurs aînés baby-boomers quadras revenus après vingt-cinq ans au jardin woodstockien retrouvé pour une petite ballade nostalgique, formeraient une toute nouvelle bleeding generation (génération mélange) soudée par la puissance unificatrice de la musique ’ ‘»’ ‘,’ elle rappelle aussi que ‘«’ ‘ la réalité semblait parfois quelque peu différente. Par exemple, lorsque, au plus fort du set apocalyptique de Nine Inch Nails’ ‘ [représentant de la mouvance indus du rock des années 90] (...), on croisait un couple d’âge mûr qui, n’ayant pas réussi à s’échapper à temps après le concert des Eléphants Associés, Crosby’ ‘, Stills et Nash [représentants eux des années hippies] (...), divaguait, épouvanté comme deux lapins de garenne pris dans la lumière aveuglante de phares hostiles et tournoyant au hasard sur eux-mêmes et dans toutes les directions à la fois, butait, hagard, contre des fans tétanisés arborant crânement le T-shirt de la récente tournée du groupe industriel : le ’ ‘«’ ‘ self-destruct tour 1994 ’ ‘»’ ‘. ’ ‘»’ ‘ 187 ’ Le conflit de générations semble finalement toujours vivace, musicalement (sonorités devenues plus agressives) et idéologiquement (l’ancienne prônait l’amour communautaire alors que la nouvelle valorise l’autodestruction et la négation du monde qui l’entoure).

Par delà les oppositions naturelles dues à l’évolution musicale en un quart de siècle et aux contextes sociaux (la génération X des années 90 ne jouit pas d’un environnement socio-économique aussi privilégié que celui des baby-boomers), cette nouvelle édition du festival de Woodstock – et plus encore la troisième, organisée pour les trente ans du festival en 1999 – révèle que le rock a trop changé pour rendre possible, même s’il était désiré, un résultat comparable à celui du premier festival. Musique plus agressive – la programmation de l’édition 1999 oublie tout artiste de 1969 au profit de la scène néo-metal –, environnement hostile – organisé sur un ancien terrain militaire pour plus de sécurité et moins de resquillage à l’entrée –, profit érigé en loi – tout a été fait pour soutirer le maximum d’argent du public –, le cocktail est explosif et provoque une déflagration 188 . Il récolte la réprobation des journalistes, que Philippe Manœuvre exprime au détour de la critique du disque qui est issu de l’événement : ‘«’ ‘ La kermesse organisé par les vautours du rock business a fini en émeute. On n’enferme pas impunément 200 000 kids sur un territoire caniculaire, cerné de barbelés, en leur vendant la bouteille d’eau 40 francs pour leur soumettre une affiche carabinée (Korn’ ‘, Kid Rock, … toute la génération Metal MTV en était) sans que les choses ne tournent au vinaigre. ’ ‘»’ Le journaliste ira jusqu’à parler de « ‘vibrations de haine pure de ce public parquée dans le camp de concentration des hippies, Woodstock 99’. » 189 Par-delà la musique (plus agressive), par-delà le contexte socio-économique (plus propice à une réaction nihiliste de la part de ses jeunes révoltés), la troisième édition du festival a confirmé ce que la seconde laissait envisager : ce sont les idéaux et les comportements afférents qui différencient les jeunes des années 60-70 et ceux des années 90. S’ils peuvent partager à trente ans d’intervalle un rejet identique de la société adulte, ils ne proposent pas du tout les mêmes solutions. Ce d’autant plus que la jeunesse ces années 90 connaît les résultats des propositions de la génération des baby-boomers qui, devenue adulte, ne cesse de rappeler l’échec d’une telle entreprise. Ainsi, l’incapacité de l’idéologie rock des sixties d’être appliquée aux nineties relève tout simplement de la différence existante entre deux générations de la jeunesse.

Notes
181.

Les « ‘années bab » « n’ont accouché d’aucuns mouvement littéraire ou pictural. (…) Les talents solitaires ont souvent été persécutés pour leur non conformité au modèle communautaire »’

182.

« E‘lles nous parlaient de générosité, d’aventure : on ne savait pas où l’on allait, mais on y fonçait avec enthousiasme. Le combat pacifiste n’était pas nul. Pas plus que le désir d’élargir son champ de conscience »’

183.

« ‘Quand ils se croiseront à Woodstock’ ‘, le 15 août, les vétérans de 69 et la génération de Lollapooza [festival de rock alternatif américain devenu référence pour les jeunes amateurs de rock dans les années 90] auront matière à philosopher. »’ In Dister, Alain, "Retour à Woodstock", Rock&Folk 324, août 1994, p45.

184.

Sur lequel je reviendrai (Partie III, Chapitre 9, Point a)

185.

Dister, Alain, "Bons baisers de... Woodstock", Rock&Folk 326, octobre 1994, p34-39.

186.

Notion utilisée par l’ensemble des commentateurs de l’époque, à l’origine décrite par Paul Fussel, sociologue américain, dans Class (1983), étude consacré aux classes sociales américaines. La catégorie X rassemble les individus qui, par leur refus de se soumettre ouvertement – notamment en arborant un style très décontracté – aux normes de la société américaine, sont inutiles à la société de production. Le terme global de « generation X » est lui emprunté au roman éponyme de Douglas Coupland, sorti en 1991, qui narre les non-aventures de jeunes personnages qui partagent « envie de rien » et « ras-le-bol de tout ». Cf. Siankowski, Pierre, "Touché-coulé, le disque mythique : Nevermind de Nirvana", Les Inrockuptibles 402, 13 août 2003, p20-27.

187.

Romance, Laurence, "L’esprit de Boue-Stock", Libération, 17 août 1994, p25.

188.

Des viols collectifs sont recensés ainsi que des incendies de stands commerciaux.

189.

Manœuvre, Philippe, "Woodstock 99", Rock&Folk 388, décembre 1999, p82.