Le rock appartient-il encore à la jeunesse ?

Problème : si l’on s’en tient à une définition du rock ancrée dans les années 60, ce dernier peut-il encore prétendre coïncider avec la jeunesse actuelle ? Certains journalistes reprochent ainsi à la génération précédente d’avoir étouffé toute possibilité pour la jeune génération de vivre l’expérience de la rébellion, en refusant d’endosser le rôle d’adultes contre lesquels l’adolescent peut former sa personnalité. Technikart stipule ainsi que ‘«’ ‘ parce qu’ils se sont plantés dans leurs convictions gauchistes ’ ‘»’ ‘,’« ‘les soixante-huitards et leurs suivants immédiats, ceux qui ont eu 20 ans dans les années 70, (…) voudraient nous [la jeune génération] dégoûter à jamais de toute contestation ’ ‘»’ ‘’sur l’air d’un ‘«’ ‘ pas la peine de te révolter, petit, j’ai déjà fait les conneries pour toi’. » 190 La jeunesse actuelle vit indirectement dans une glorification du passé qui sous-entend un étouffement du présent si celui-ci ne correspond pas aux normes établies par la jeunesse de ce même passé. D’où la tendance médiatique (les titres historiques de la presse rock – Libération, Rock&Folk, mais aussi le disparu au cours de la décennie Best – sont pour la plupart régis par des personnalités issues de la contre-culture) à dénigrer les efforts actuels des jeunes artistes vis-à-vis de la supériorité contextuelle des musiciens fondateurs – qui avaient tout à inventer.

Nous pourrions découvrir du positif dans ce constat : ce serait alors une nouvelle forme d’autorité, qui plus est avancée par la génération vieillissante, qui se présenterait face aux jeunes et à leur musique. En étant obligés de braver les moqueries des « vrais » amateurs de musique, ces derniers se retrouvent dans une situation similaire à celle qui régnait lors de la naissance du mouvement. Le problème est que, si censure de l’actualité culturelle il y a au profit d’un âge d’or passé, elle n’est pas de plein fouet à nier le droit à l’existence de la nouveauté mais préfère «‘ prôner la désillusion ’». Cette nouvelle autorité se contente de relativiser l’importance de la nouveauté, la situant dès sa création dans la pire des positions culturelles : l’inintéressant. Comme le relève Technikart, ‘«’ ‘ le danger est là : les nouveaux pères la morale ne prennent pas la figure de celui qui interdit comme autrefois le notable pompidolien. Non, ils restent ouverts, sympas, à la page. ’ ‘»’ Les tenants de la bienséance culturelle ne refusent pas de voir l’actualité : ils en reconnaissent la présence, mais dénudent cette dernière de toute importance artistique ou même sociologique, riant de la comparaison avec leurs souvenirs d’anciens combattants de la contre-culture. C’est qu’‘«’ ‘ ils pensent, les naïfs, qu’ils sont encore contestataires, fils indignes, empêcheurs de penser en rond. Alors que ce sont eux qui font l’idéologie actuelle, bien plus encore que les politiques. Sauf qu’ils ne le savent pas. ’ ‘»’

Jean-Pierre Le Goff apporte son soutien sociologique à l’enquête journalistique. Il condense toute la question en un problème de culture entre la génération jeune de 68 et celle des années 90, problème dont il accuse les premiers d’en être les investigateurs, tout d’abord dans un refus de s’assumer comme « ancienne » jeunesse : ‘«’ ‘ La génération 68 ’ ‘«’ ‘ sature ’ ‘»’ ‘ l’image de la jeunesse, au sens où elle s’affiche comme celle qui incarne à son summum les vertus de liberté et de révolte, donnant l’impression aux générations suivantes qu’elles ne peuvent être à la hauteur. ’ ‘»’ ‘ 191Les années 50 et 60 offraient aux baby-boomers une autorité contre laquelle se rebeller, et une musique pour accompagner/incarner leur révolte. Ce sont ces mêmes baby-boomers qui empêchent la jeunesse actuelle de connaître une situation semblable. D’abord par leur refus d’assumer le rôle d’autorité ferme – qu’ils troquent contre une bienveillance hautaine et castratrice – et ensuite dans les conséquences involontaires de leurs révoltes réussies. Pour Le Goff, ‘«’ ‘ la révolte de 68 n’avait de sens que face au vieil ordre qu’elle voulait abattre. Quand les bastilles ont sauté, la révolte est devenue elle aussi un nouveau conformisme. L’antinorme devient la norme. Mais quand vous continuez à tenir le même discours, ça devient fou. ’ ‘»’

Les notions de plaisir et de jouissance étaient les plus refrénées par les sociétés occidentales d’avant 1968 ; une des grandes victoires des mouvements contestataires d’alors est d’en avoir fait des droits légitimes. Le seul problème de cette avancée sociale se pose pour les jeunes générations qui suivent : comment se positionner contre une norme (puisque c’est ainsi que se définit la jeunesse moderne depuis l’après-guerre) lorsque celle-ci est satisfaisante ? Si elles s’y opposent par principe de contradiction, elles se retrouvent dans une position réactionnaire qui ne leur est pas naturelle ; si elles ne s’y opposent pas, elles perdent une large part de leur identité fondée justement sur ce principe de contradiction. La jeunesse des années 90 présente sa solution : exiger des sensations plus fortes qui peuvent – et veulent – sembler hors normes, irrationnelles.Ce qui ne peut que provoquer un rejet de la part des tenants du pouvoir culturel, élevés eux dans une rationalité qu’ils se mettent alors à juger nécessaire. Le Goff l’exprime clairement : ‘«’ ‘ il fallait avoir été élevé dans le creuset de l’humanisme de l’après-guerre pour le rejeter. La génération 68 avait été formée aux humanités et nourrie à une littérature de la révolte. (...) On n’a pas assez réfléchi à la dimension symbolique du pouvoir, qui permet de se révolter. On prive les adolescents de leur révolte, c’est pourtant par là que se structurent les identités. Comment peut se former l’autonomie s’il n’y a pas de référence ? ’ ‘»’ La jeunesse des années 90 ne se trouve pas face à une autorité aussi ferme et uniforme – en réaction de laquelle il est possible de s’identifier – que celle qu’a connue la génération de 68. Il ne lui reste pour exprimer son identité qu’une exacerbation des comportements hors de la rationalité (plutôt qu’irrationnels, c’est-à-dire ayant quand même conscience du caractère non rationnel de tels actes) qui sont les seuls capables de choquer les tenants de la norme actuelle.

Cette théorie est directement applicable au rock : la jeunesse des années 60-70 a eu besoin du rock pour accompagner, illustrer, propager ses idéaux, voire son idéologie. Quid des années 90 ? Les seuls rockers qui sont présentés comme tels sont les mêmes qui sévissaient lors des décennies précédentes. Ils reçoivent ainsi la bénédiction des générations vieillissantes, qui du coup frustrent la jeunesse contemporaine de la possibilité de se rassembler autour d’une musique répulsive pour tout adulte conservateur 192 . Si l’on s’en tient à une définition historiquement datée du rock, il faut reconnaître que ce dernier n’appartient plus exactement à la jeunesse – puisque cette notion devient monopolisée par les générations précédentes qui ont refusé le rôle d’adulte face auquel les nouvelles générations auraient pu se reconnaître comme formant une entité de la jeunesse (comprise ici comme classe culturelle).

Il ne reste aux jeunes que peu de solutions pour choquer les générations précédentes via leurs choix musicaux : soit ils s’enferment dans une surenchère provocatrice, soit ils cherchent à adapter les chansons des années 60 à l’époque moderne, soit ils cherchent une nouvelle musique. La première solution, nous l’avons aperçu lors de l’exemple woodstockien, se traduit par un nihilisme autodestructeur qui a pour seul mérite de remplir sa fonction de repoussoir à adulte. La deuxième pose la question de savoir si, dans la pratique, des chansons reconnues pour leur importance dans la définition de la jeunesse des années 60 restent valides pour celle des années 90, qui plus est lorsque celles-ci sont interprétées par des artistes ayant l’âge des parents de la jeunesse actuelle, bref de savoir si le rock n’est pas devenu tout simplement une musique de vieux pour les jeunes. En conséquence, la troisième solution apparaît comme la plus satisfaisante, du moins comme la seule capable d’offrir aux années 90 une porte de sortie.

La célébration du rock des années 60 prend de plus en plus de place dans l’actualité des années 90 : les concerts les plus commentés et attirant le plus de monde sont ceux des Rolling Stones et autres groupes mythiques, on inspecte l’histoire du rock pour célébrer l’anniversaire des dates les plus symboliques de la médiation originelle (vingt-cinquième anniversaire de Woodstock, puis trentième). La presse trouve dans cette effervescence autour du passé une confirmation de son sentiment : le rock est plus incarné par ses membres des années 60 que par ceux des années 90. Ce qui n’est pas sans poser de problème : le rock n’est-il plus désormais qu’une histoire d’anciens combattants ressassant toujours les mêmes rengaines à des jeunes heureux de pouvoir s’approcher du mythe ? Le rock ne peut-il plus que proposer une redite de ses grands thèmes (dont la médiation qui nous intéresse fait partie) ?

Notes
190.

(et suivants) Williams, Patrick, "Les nouveaux réacs", Technikart 47, novembre 2000, p85-86.

191.

Williams, Patrick, "Un héritage impossible", Technikart 47, novembre 2000, p98.

192.

Depuis ses origines, le rock représente pour les adultes « ‘le laisser-aller physique et moral, la désobéissance et l’apologie des bas-instincts ’». Assayas, Michka, Dictionnaire du rock, 2000, s.v. "Beatles, The," p114-121.