c. La confrontation entre les 90s et les 60s est-elle équitable ?

Le rock a-t-il déjà tout dit ?

Tournées des Rolling Stones, mais aussi de Pink Floyd, de Paul McCartney qui célèbre le répertoire des Beatles, commémoration de Woodstock… Tout cela satisfait un public conséquent. La question est de savoir pourquoi les amateurs de rock veulent revivre ce qui s’est passé il y a trente ans. Nous allons pour essayer de répondre à cela en nous attardant sur un article publié à l’occasion de la deuxième édition de Woodstock, qui se propose justement de faire le point sur la fascination des nineties pour les sixties :

‘If 6 was 9, interrogeait Jimi Hendrix dans le film Easy Rider. A quoi on pourrait lui répondre aujourd’hui : les années 90 rêveraient d’être les années 60. Car qui sont les rois de cet été 1994 ? Les Rolling Stones, Pink Floyd, les Eagles, Neil Young, Eric Clapton (...). Voilà qui ne rajeunit personne, et certainement pas la jeunesse d’aujourd’hui, tout aussi occupée à collectionner les posters de Jim Morrison, redécouvrir les Beatles à travers Backbeat [film sur les jeunes années du groupe] et apprendre par cœur les intégrales des Doors et de Led Zeppelin qu’à pleurer Kurt Cobain, moderne Lennon, et tenter de déchiffrer les rimes de Snoop Doggy Dogg. (…) [Pourquoi] cette nostalgie archéologique et compulsive d’un Age d’Or qu’elle ne peut que se repasser sans l’avoir vécu ? Se le demander revient à poser le problème suivant : mais qu’avaient les années 60 que les années 90 n’ont pas ?  193

Non sans humour, Yves Bigot répond ‘«’ ‘ de la bonne musique avant tout, serait-on tenté de répondre dans un souci de provocation et avec une satisfaction suspecte d’ancien combattant ’ ‘»’ ‘, sans être pour autant dupe du’ contexte particulier de l’époque dite de l’âge d’or : tout était alors à inventer, à découvrir. 

‘Bonne, [la musique des années 60] l’était, certes. Excellente, même. Mais surtout, elle était nouvelle, originale, et semblait sans limite, chaque nouvel album surpassant le précédent. Beatles, Stones, Dylan, la sainte Trinité des sixties, dictaient alors les tables de la loi du rock aujourd’hui dit classique, comme Charlie Parker, Miles Davis et John Coltrane le firent en leur temps pour le jazz.’

L’analogie avec le jazz n’est pas sans importance, notamment en regard du développement futur de ce travail de recherche. Car le jazz avait une position, à l’époque de l’âge d’or évoqué, dont on peut craindre que le rock ait hérité. Alors qu’il est la bande son des révoltes intellectuelles de la jeunesse des années 40-50, le jazz se fait détrôner par le rock dans les années 60 en tant que musique officielle des jeunes. Le genre n’en est pas mort pour autant, mais il est alors tombé aux mains d’un public hyper spécialisé ou, pire, élitiste désirant marquer sa distinction avec le tout commun des consommateurs de musique. Le risque avancé ici, c’est que le rock se retrouve enfermé dans un univers clos, et soit ainsi condamné à une asphyxie lente :

‘Comme le jazz, en vieillissant, en s’installant, le rock s’est mis à tourner en rond, à se répéter, à s’autorecycler, à perdre l’intensité et la densité de son big-bang originel. Et les stars d’aujourd’hui, à régurgiter le style d’hier en toute impunité quand l’original n’est plus en activité (Lenny Kravitz, ectoplasme en pattes d’eph de Lennon et Hendrix), plus périlleusement lorsque celui-ci reprend du service (Guns N’Roses, balayés par les Stones). Mais dans tous les cas, les modèles sont anciens et, depuis une dizaine d’années, rien de bien nouveau n’est venu remettre en question le son de base des trois fondamentaux, rejoints au rang de modèles par les Byrds, le Velvet Underground, Iggy Pop, Led Zeppelin, Hendrix, Pink Floyd, James Brown et Sly Stone. Même des talents majeurs comme Prince, U2 et Nirvana ne font que poursuivre une tendance dont Springsteen et Bowie avaient été les premiers exemples : celles des assembleurs, maîtres du patchwork, qui ne créent pas en inventant, mais en juxtaposant. ’

S’énonce ainsi la difficulté théorique du rock des années 90, que nous avons déjà évoqué dans le premier chapitre : il ne propose fondamentalement rien de nouveau, seulement une relecture plus ou moins personnelle, plus ou moins fidèle, soit une lecture postmoderne des moments premiers de l’histoire du rock – la grande originalité étant alors d’en découvrir un peu usité, d’où l’adjonction de nouvelles références à la « Sainte Trinité ». Le critique reconnaît ainsi insidieusement les horizons créatifs du rock limités par le poids du passé. Il faut ici noter qu’il ne pense pas pour autant à passer outre ces limites établies pour insuffler un nouvel essor. Ce texte date de 1994, et marque ainsi l’impasse dans laquelle le rock et ses ambassadeurs critiques s’avançaient. Cinq ans plus tard, de tels propos ne seront plus possibles, car le rock aura su faire preuve d’une ouverture salutaire que ce travail de recherche se propose de démontrer, et que (un tel texte tend à le démontrer) la critique n’a pas vu venir. 194

En quoi les écrits de la presse spécialisée ont-ils du mal à anticiper cette évolution future et à rester coincer sur leur pré carré musical ? Les notions de citations, d’influences, apparaissent primordiales dans l’approche de toute production musicale par la critique. Influences présentes dans la musique pour situer un nouvel artiste, influences établies sur les autres pour relever l’importance de groupes plus anciens, le rock ressemblerait alors à une lutte de pouvoirs où les plus puissants (les plus influents) seraient tous issus des glorieuses années 60. Un tel discours impose l’idée que le rock présente une histoire finie, qu’il est enfermé dans un vase clos dont il ne peut s’échapper. Le rock aurait ainsi tout dit, et ce depuis longtemps : l’amateur pourrait très bien se contenter de vivre sa passion avec des références anciennes à la jeunesse éternelle, figées dans leur contemporanéïté. Certes, des groupes qui ont l’âge de leur public proposent à la jeunesse des années 90 ce type de musique. Mais si l’on s’en tient aux préceptes précédents, ces jeunes artistes restent affiliés à la vieille génération, par les références que les amateurs ne peuvent que déceler dans leurs compositions. Il n’y a qu’à évoquer le succès d’Oasis 195 au milieu des années 90, qui déchaîne l’opprobre des critiques et des lecteurs cultivés. Ces derniers dénigrent les amateurs du groupe comme autant d’incultes qui ne savent pas reconnaître l’influence évidente et donc éliminatoire des Beatles dans leurs compositions : pourquoi écouter de tels disques qui ne sont que des copies déformées des groupes fondateurs quand on peut écouter directement l’artiste copié et ainsi gagner du temps et de la culture à l’amateur, même si cela induit une plongée paralysante pour la musique dans son passé. On peut en effet, à la vue de ces jeunes groupes – qu’ils proposent du passé une imitation simple (Oasis) ou une lecture postmoderne (My Bloody Valentine) –, se demander si le rock n’est pas devenu finalement une simple histoire de musiciens érudits, qui s’évertuent à reconstituer le genre tel qu’il était dans les années 60. Ce qui accréditerait la dépréciation critique du rock actuel comme simple copie de celui des glorieuses sixties (les chroniqueurs savent reconnaître les influences), mais aussi ne pourrait que conduire à une impasse – ou à un enfermement dans un musée, pour être plus précis.

Pour dépasser cette difficulté, il faut en fait revenir sur l’idéologie esthétique qui sous-tend le discours de la critique lorsqu’elle affirme que le rock n’a plus rien de nouveau à dire. En énonçant cela, elle soumet le rock à la notion de progrès culturel, qui veut que l’art soit le reflet d’un sens de l’histoire indiscutable. Le monde marche vers le futur, le progrès est un chemin qu’il faut suivre ou précéder, mais dont on ne peut discuter le sens. L’art doit s’en faire l’écho, et constamment chercher de nouvelles formes esthétiques pour pouvoir s’inscrire dans cette marche au progrès. Le rock subit lui aussi, surtout depuis qu’il a été reconnu comme vecteur de la contre-culture jeune des années 60, cette nécessité de progrès, de nouvelles propositions, pour être reconnu par les instances critiques comme valables. Mais alors que l’idéologie du progrès, de la modernité, s’est étiolée avec les années 70 et leur crise économique qui met à jour la part d’illusions de telles propositions, la critique rock reste, elle, fondamentalement attachée à cette idée de progrès nécessaire des formes pour être reconnu.

Alors que tout dans la production musicale indique que l’époque est définitivement passée dans le postmodernisme, que le discours critique le proclame lui-même haut et fort 196 ‘, ’ce dernier reste quand même soumis à une logique avant-gardiste. La presse rock reconnaît que le rock ne peut plus rien dire de nouveau (puisqu’il semble que la plupart des opportunités offertes par l’instrumentation classique du rock ait depuis longtemps été explorée) : il doit se contenter de jouer avec les références pour proposer des variations. Les journalistes agissent pourtant comme s’ils n’acceptaient pas ce fait et reprochaient aux artistes actuels d’être responsables de la comparaison dépréciative avec le passé. En demandant à ceux-ci de surprendre tout en les renvoyant à des modèles historiques, la critique refuse d’accepter les limites du rock tout en en reconnaissant l’évidence. Nous découvrons ainsi que le discours sur le rock reste soumis à la logique de la modernité alors que le genre est lui passé dans la postmodernité.

Notes
193.

(et suivants) Bigot, Yves, "Les sixties, toujours au top des top", Libération, 13 août 1994, p4-5.

194.

Ce type de discours n’est en effet pas isolé dans la presse spécialisé : le magazine Rock&Folk va ainsi laisser une de ses plumes les plus éminentes, Patrick Eudeline, expliquer que musicalement le rock a tout dit dès 1967, et que depuis nous vivons sous le règne de l’influence, de la citation pour les artistes, et de la nostalgie pour les auditeurs. Ce texte est reproduit en annexe (document 3).

195.

Groupe anglais fer de lance du mouvement brit-pop, qui voue une fascination pour les groupes pop britanniques des années 60 (Beatles, Kinks, Small Faces).

196.

Les artistes intéressants sont reconnus comme étant les « ‘assembleurs, maîtres du patchwork, qui ne créent pas en inventant, mais en juxtaposant » In Bigot’ ‘, Yves, ’"Les sixties, toujours au top des top", Libération, 13 août 1994, p4-5.