Le contexte des années 90 n'est pas celui des années 60

L’attachement des chroniqueurs à la modernité est tributaire de celui qu’ils portent aux années 60. Les raisons : la musique portait alors le message idéologique de la jeunesse. Le rock des années 90 possède-t-il toujours cette qualité de média privilégié de la jeunesse ? Les formes musicales aux possibilités explorées ne sont ainsi pas la seule raison de la dépréciation des années 90 vis-à-vis des années 60. Le facteur idéologique semble jouer aussi en défaveur de la dernière décennie du siècle. Si nous reprenons l’article d’Yves Bigot dans Libération, nous y lisons :

‘Plus que tout, ce dont années 60 regorgeaient et que les années 90 ignorent, c’est l’espoir. Cette certitude d’être en marche, ensemble, communautairement, vers un monde meilleur, neuf, en train de naître des cendres d’un vieil ordre dépassé et vaincu. A Woodstock comme à Liverpool et à San Francisco, les musiciens étaient issus de leur public et proclamaient haut et fort l’identité d’un mouvement unitaire, conquérant, s’inventant chaque jour.Cette magie s’est évaporée vers 1973, quand le rock est devenu dominant, majoritaire, a commencé à se regarder le nombril et à céder, inévitablement, aux lois du gros business. Les musiciens se sont transformés en stars inaccessibles gérant leurs fortunes et les effets secondaires d’un style de vie hollywoodien auquel ils n’étaient pas préparés ; a contrario, leur public, sous l’effet de la crise et de la fin de l’illusion, a peu à peu intégré la société, mettant fin à ce sentiment tribal qui faisait jusque là des concerts et des festivals dans des lieux de transformation sociale irrésistible. Le punk a tenté d’y remédier, avec rage et panache, mais sans projet. Le grunge, désabusé, ne faisant plus que crier son impuissance à imaginer autre chose que le vide, la désespérance, l’impuissance. La foi s’est évanouie avec l’impression de progrès, de catharsis.’

Est ainsi rappelé un point important pour comprendre la transformation du rock d’utopie sociale en simple phénomène culturel. Avec ce que l’on peut juger aujourd’hui comme de la naïveté, semblait en effet se développer l’espoir sincère d’un nouveau mode de vie colporté par le rock des années 1965-1969 : une contre-société communautaire où la notion de plaisir serait centrale, et dont les musiciens seraient les ambassadeurs naturels. L’échec concret des propositions de cette contre-culture a été vécu comme celui de l’ensemble du rock. Yves Bigot impose ainsi une vision générationnelle datée, en considérant l’impasse des idéaux des sixties et des seventies comme une conclusion indépassable pour les mouvements musicaux de la jeunesse. Il juge avec les critères de ces époques révolues, où les notions d’underground, de crédibilité, passaient pour indépassables. Or nous verrons plus loin que si les années 90 ont retiré quelque chose des échecs des générations précédentes, c’est bien le rapport qu’il faut entretenir à de telles notions. 197

L’autre idée du texte de Bigot, celle d’une communauté entre les musiciens et le public perdue depuis les années 70, est elle aussi mise à mal par les propos d’une figure de cette époque devenue référence pour une grande partie de la scène rock des années 90, Neil Young qui reconnaît que ‘«’ ‘ les groupes pessimistes d'aujourd'hui possèdent une vision et une attitude qui les lie à leur génération, de la même façon que les groupes peace and love des 60's ont pour un temps contribué à unifier la génération 60's. ’ ‘»’ ‘ 198 ’ Les groupes des années 90 ne sont pas moins aptes que ceux des années 60 à transcrire les aspirations de la jeunesse. La seule différence est que ceux-ci délivrent une connaissance du chaos plutôt que des aspirations utopiques. Reprocher au rock des années 90 de ne pas être porteur d’espoir tel qu’il le fut lors des années 60 est un faux procès, puisqu’il lui est demandé de transposer les pensées de la jeunesse : ce qui n’est pas accepté, c’est le changement de celles-ci du tout au tout en trente ans. Le rock est toujours porteur du message de la jeunesse, seulement ce message a changé et appelle aussi à un changement de média.

Les études sur les comportements culturels des français relèvent ainsi que la portion jeune des consommateurs de disques délaisse le rock au profit de ‘«’ ‘ nouvelles formes musicales – la techno, la dance, le rap... ’ ‘»’ ‘ 199 ’. Les 15-19 ans n’arrivent qu’en deuxième position pour ce qui est des possesseurs de disques rock (les 20-24 ans arrivant quatrième, derrière les 25-34 ans) : est-ce à dire que le public spécialisé ne coïncide plus avec le public jeune (ce que l’on peut comprendre si l’offre principale du genre s’incarne en des individus qui ont l’âge d’être ses parents) ? Né dans les années 50 et explosant dans les années 60, le rock s’adresse depuis ses origines à la génération des 15-30 ans. Que les voix des années 60 parlent encore à leur génération vieillissante ne pose pas de problème, mais le fait qu’elles soient encore présentées comme les voix de la jeunesse pour les 15-30 ans actuels est lui plus problématique. Les jeunes des années 90 peuvent-ils se suffire des Rolling Stones pour exprimer leur identité collective ? Cela reviendrait à instaurer une identité de la jeunesse uniforme quels que soient le contexte et surtout l’époque. Or la jeunesse des années 90 n’est pas celle des années 60. L’exemple donné plus haut de la confrontation à Woodstock 1994 entre vieux amateurs de rock et nouvelle génération 200 est une indication : si ces derniers peuvent envier les grands événements qui ont formé la culture de leurs parents et dont ils subissent les derniers avatars, et même s’ils peuvent apprécier la musique de cette époque – mais dans sa forme originelle, rendue par le CD, et non dans une version moins excitante jouée par des héros vieillis –, leur préférence va à une musique actualisée, plus à même de posséder une potentialité d’effroi pour les parents.

Si l’on devait en effet donner une définition extramusicale du rock, ce serait celle d’un média incarnant la rébellion juvénile face à l’autorité, notamment parentale. Sa forme musicale ne fait finalement que suivre son fond : elle cherche à choquer la génération précédente, en radicalisant ou en prenant le contre-pied de leurs goûts caractéristiques. C’est ce que révèle finalement l’étude citée : si le rock n’apparaît plus comme la musique spécifiante de la jeunesse, c’est parce que le questionnaire propose séparément rap, hard-rock, punk, trash (heavy métal), variétés internationales (disco, dance, techno, funk...) – autant de genres que la presse spécialisée reconnaît comme faisant partie du rock. 201 Pour ces catégories discographiques spécifiques, les 15-19 ans sont toujours les premiers possesseurs de disques, suivis des 20-24 ans. C’est là que se trouve la véritable musique de la jeunesse des années 90 : elle est liée au rock mais en refuse l’appellation trop référencée, trop associée aux générations précédentes. Tous ces sous-genres forment le rock d’aujourd’hui, pour des raisons musicales – on y reconnaît des fondations typiquement rock –, mais aussi pour des raisons idéologiques : ils rebutent les parents, qui pleurent la musicalité et le sens de leur bon vieux rock et retrouvent ainsi la posture symbolique d’adultes à laquelle ils croyaient échapper en restant fidèles à leur musique. La jeunesse des années 90 se détourne ainsi du rock en tant que média privilégié de leurs attentes parce qu’il est trop lié symboliquement à la génération précédente, celle de leurs parents.

Notes
197.

Partie III, Chapitre 7, Point c

198.

Kent, Nick, "Neil Young", Rock&Folk 336, août 1995, p42-51.

199.

Donnat (1998) p119-120.

200.

Romance, Laurence, "L’esprit de Boue-Stock", Libération, 17 août 1994, p25.

201.

En témoignent notamment les diverses publications consacrées aux classements des meilleurs disques rock : artistes rap et techno y côtoient Beatles et punks.