Peut-on toujours demander autant au rock ?

Est-ce à dire que le rock n’est plus le média de l’idéologie jeune ? En effet, plus encore que la musicalité, ce que les adultes formés au rock, c’est-à-dire ayant vécu leur jeunesse sous les auspices de la musique pop 202 , reprochent aux artistes actuels, c’est de ne plus présenter de sens à ses auditeurs. Lors d’un débat organisé par la rédaction autour d’un énième retour de Bob Dylan, Rock&Folk interroge l’actualité et sa perte de repères supposée (confusionnisme politique, errances esthétiques) pour savoir si l’époque n’a pas besoin d’une figure identique à celle qu’il fut pour les années 60. Les théoriciens du rock se demandent si la jeunesse des années 90 ne manque pas, tout simplement, d’une ‘«’ ‘ voix de sa génération’ » capable de dire ‘«’ ‘ des choses, des choses très fortes et très remarquables ’», sur lesquelles on peut fonder un rapport au monde 203 .

En effet, depuis Kurt Cobain de Nirvana qui réunissait toutes les qualités nécessaires pour tenir le rôle de représentant générationnel 204 , la presse spécialisée ne parvient pas à désigner un nouveau chef de file pour le rock actuel. Les noms proposés semblent l’être plus par défaut que par mérite 205 , et le poste est même refusé du fait des précédents occasionnés par cette pression (le suicide de Kurt Cobain est parfois ainsi expliqué) 206 . La presse spécialisée se trouve alors face à un problème insoluble selon ses préceptes classiques : comment rendre compte d’une génération si celle-ci ne connaît pas de porte-parole attitré ? Une réponse est donnée : en élargissant la problématique en demandant ‘«’ ‘ le monde de Prodigy’ ‘ [groupe electro-rock phare de l’année 1997] a-t-il encore besoin de prophètes ? ’ ‘»’ ‘ 207 ’ ‘.’

Il faut préciser que ce groupe, Prodigy, est accusé dans le même numéro de Rock&Folk de ne proposer qu’un « ‘néant sémantique’ » :

‘comment penser à quoi que ce soit quand les haut-parleurs ânonnent jusqu'à la nausée Oh God, fuck, fucking Voodoo People/ Oh my God, fuck, fuck. Sans doute un langage codé cryptobinaire dont le sens nous échappe, nous qui avons grandi dans les livres, la musique classique, le jazz, le rock, la musique ethnique ou électronique, le cinéma d'auteur et la conscience du politique. A qui s'adressent ces slogans vides ? Que sont-ils censés changer ou provoquer ?’

Le chroniqueur ne cache pas son incompréhension face au succès du groupe que certains veulent symbolique : celui-ci ne propose aucun discours valable, construit, alors que selon lui la grandeur du rock en tant que média était de vouloir, « ‘de Woodstock’ ‘ au punk, (...) changer le monde ou au moins dire des choses sur lui ’». Il conclue pourtant son article en écrivant : ‘«’ ‘ ce que fait Prodigy’ ‘ (...), c'est une réussite avec les signes du chaos. ’ ‘»’ ‘ 208 ’ Ce faisant, il reconnaît implicitement l’importance du groupe : car même s’il n’est pas responsable de cette identité, Prodigy symbolise l’époque dans sa perte de repères. Il remplit ainsi le rôle qui est alloué à tout groupe de rock important : signifier l’époque.

La raison du refus du journaliste de reconnaître ce fait, c’est que cela se produit sans que cette incarnation ne soit exprimée clairement, dans un discours signifiant comme pouvaient l’être ceux de Dylan. Or le rock des années 90 ne semble plus avoir besoin de la forme littéraire du discours pour relater la complexité du monde, comme cela est explicité à propos d’un autre groupe dans les colonnes d’un autre journal. Les Inrockuptibles considèrent le collectif post-rock Godspeed You Black Emperor ! comme l’‘«’ ‘ inventeur de la chanson contestataire sans paroles ’ ‘»’. Des compositions instrumentales 209 peuvent ainsi offrir ‘«’ ‘ une vue imprenable sur le chaos du monde moderne ’ ‘»’ sans utiliser de paroles signifiantes. 210

Ce que les mots ne peuvent parvenir à exprimer, c’est que le monde offert à la jeunesse des années 90 est un chaos indescriptible, qu’il est impossible de prétendre cerner sans être ridicule. 211 Les années 60, elles, se présentaient sous un contexte plus malléable : les jeunes pouvaient encore s’accorder sur un sens à donner au monde. Ce qui permettait à leurs porte-parole d’écrire des textes signifiants, alors que ceux des années 90 ne peuvent que reconnaître l’impuissance de tout discours. La puissance évocatrice de la musique semble alors suffisante dans cette nouvelle décennie pour décrire le monde, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une forme discursive de toute façon insuffisante. 212 Si l’on a pu croire que le rock ne savait plus exprimer les angoisses et espoirs de la jeune génération, c’est parce que l’on restait tributaire du schéma classique instaurant le sens dans le seul texte. Or la seule musique peut être suffisamment signifiante pour traduire l’impression de chaos qui prédomine chez les jeunes : le rock garde ainsi sa qualité de média idéologique, même si sa forme d’expression a changé.

Le seul artiste à avoir relevé le défi de la médiation de la jeunesse rebelle (Kurt Cobain de Nirvana) a finalement préféré abdiquer devant le poids de la tâche. Ce qui paraissait possible d’assumer dans les années 60 ne semble plus l’être dans des années 90 conscientes de la stérilité voire de la naïveté d’une telle médiation (conscience due à l’exemple des générations précédentes : leurs espoirs de révolution par le rock se sont évanouis). L’espoir des années 60 a laissé place au nihilisme (pouvant aller jusqu’à prôner l’autodestruction) des années 90. La presse cherche dès lors des explications structurelles : même en reconnaissant que le dernier champ d’action du rock est esthétique (et non plus social ou politique), elle relève que celui-ci est certainement arrivé au bout de ses possibilités. Plus de valeur sociale ni politique, plus de possibilité esthétique, le rock semble être au bout d’une impasse. La presse spécialisée se met alors à chercher une incarnation plus en accord avec l’actualité de la médiation fondatrice musique/rébellion de la jeunesse.

Notes
202.

Ainsi que l’on appelait le rock dans les années 70.

203.

Philippe Manœuvre précise ainsi que ‘« des rockers ont basé leur vie sur des phrases de Dylan’ ‘ [telles que] ’ ‘to live outside the law you must be honest’ ‘.’ » La rédaction, "Bob Dylan, le débat", Rock&Folk 362, octobre 1997, p46-51.

204.

Pour plus d’éléments sur ce groupe incontournable du début des années 90, se reporter à l’article publié par Libération suite à sa mort présent en annexe (Document 4).

205.

Eric Dahan demande ainsi aux Red Hot Chili Peppers, pourtant en activité depuis les années 80, de « ‘porter la fuck-generation jusqu’à la fin des années 90 »’ . Mais le journaliste reconnaît les limites de sa proposition : le groupe est désigné suite à la démission des concurrents ‘(« Guns disparus, Jane's Addiction dessoudés, Nirvana’ ‘ désintégré, Pearl Jam’ ‘ au point mort »). ’ ‘Dahan, Eric’ ‘, ’"Red Hot Chili Peppers", Rock&Folk 337, septembre 1995, p46-55.

206.

Le leader de Radiohead refuse ainsi de rentrer dans ce jeu médiatique.

207.

Bourre, Jean-Paul, "Jim Morrison, Derrière la porte verte", Rock&Folk 363, novembre 1997, p42-46.

Notons toutefois que la question ne fait qu’être posée, puisque cet angle de vue ne sera absolument pas abordé dans l’article, ce qui est la marque que la rédaction se sent obligée d’élever le débat, du moins en apparence. (Rédacteur en chef : Philippe Manœuvre, Rédacteur en chef adjoint : Eric Dahan ; secrétaire de rédaction, Vincent Palmer).

208.

Dahan, Eric, "Prodigy, Les yeux noirs", Rock&Folk 363, novembre 1997, p60-65.

209.

Evocatrices mais difficiles à rendre par écrits, comme le prouvent les formules employées : leur disque permet de « ‘fantasmer à loisir sur la réalité du chaos ambiant, le déclin du monde moderne, la peur, la paranoïa, le dérèglement, l'accablement et le désir d'en sortir’ », mais aussi ‘« par des moyens plus proches de la télépathie ou de l'hypnose que du manifeste,  il crée des frissons intimes et des émotions complexes, basés sur l'observation du monde extérieur.’ »

210.

Ni même être relayées par un sens indiqué par ses auteurs lors d’interviews, les membres du groupe étant particulièrement rétifs à cet exercice, se contentant d’expliquer leur musique comme l’expression d’une communauté fantasmée d’individus conscients ‘« du fait que tout le monde nage dans la merde ». Deschamps’ ‘, Stéphane, ’"Les yeux sans visage", Les Inrockuptibles 269, 12 décembre 2000, p26-28.

211.

David Bowie essaye pourtant de s’y adonner, déclarant vouloir « ‘surfer sur le chaos d'un non-monde bombardé d'informations obligeant à renoncer à toute profondeur pour se contenter de scanner la surface des événements». Même si certaines de ses interprétations sonnent justes aux oreilles des journalistes habitués à ce type de discours, ces derniers constatent surtout que l’homme et son œuvre sont’ ‘« trop lettrés pour la nouvelle génération rock ivre de chaos’  ». Dahan, Eric, "Les dessous d’Outside", Libération, 18 septembre 1995, p36.

212.

Notons que cette problématique de l’expressivité de la seule musique face aux paroles était déjà inscrit dans l’histoire du rock, et ce avec son exemple le plus mythique, Dylan, qui est accusé, après son passage à l’électricité, d’avoir rejeté son rôle générationnel, et délaissé ses textes alors qu’il était « ‘l'un des mecs les plus dangereux que le système ait jamais eus en face’ ». Le débat déjà cité s’attarde sur ce point :

‘Acin’ ‘ : Vous ne pouvez pas dire ça ! Qu'est-ce qui est le plus révolutionnaire ? Chanter "only a pawn in their game "ou faire hurler le tonnerre des Telecaster dans "Highway 61" ?’

‘Manœuvre : Mais il ne dit plus rien !’

‘Acin’ ‘ : Non, parce que le son parle. Dylan’ ‘ est au-delà des mots et ça c'est inouï. II préfigure le MC5’ ‘ dès 1965’. »