d. Des tentatives de réincarnations

Le hard rock peut remplir le contrat adolescent

Le rock dans sa configuration originelle (modelé sur l’exemple Beatles/Stones) semble ainsi dans une mauvaise posture à l’orée des années 90 : récupéré par d’anciens jeunes qui en font une musique de vieux, il cède sa place de musique des jeunes à ses sous-genres. Le premier d’entre eux est le hard rock : possède-t-il les qualités suffisantes pour satisfaire aux impératifs symboliques de la chose rock ? Conjointement à cette migration du public, une partie de la critique spécialisée va se tourner vers le metal, intitulé moderne du hard rock, qui lui apparaît comme une solution plausible pour le rock : alors que la forme classique de ce dernier est vampirisée par les anciennes générations, sa frange dure fait toujours preuve d’attraits auprès des jeunes auditeurs, qui y trouvent rébellion, bruit, sueur, attitude choquante. Le sous-genre réussit même à provoquer une réaction de rejet chez les adultes et les tenants du bon goût. Le hard semble ainsi capable de remplir le contrat originel du rock. D’autant plus qu’il apparaît de plus en plus capables de fédérer, les chiffres de ventes prouvant que le genre est en passe de devenir mainstream, avec des groupes comme Guns N’Roses, Metallica ou ceux issus de la mouvance grunge. Preuve de cette transformation, la presse spécialisée généraliste cherche désormais dans la production metal les nouvelles œuvres étalons du rock actuel. 213

Le rock va ainsi, avec le succès planétaire de Nirvana, s’apparenter plus à sa variante dure qu’à sa forme classique – qui est laissée aux adultes et aux néo-nostalgiques. La journaliste de Libération préposée au hard-metal sent bien cette évolution de statut et en propose un compte-rendu :

‘Où finit le rock, où commence le metal ? Dans l'ère post-Nirvana, la frontière qui séparait jadis les deux n'a jamais été aussi indistincte. Les trois Nirvana eux-mêmes, au grunge généralement apprécié des hordes heavy, ne rejettent-ils pas avec quelque dédain l'étiquette métallique pour se définir comme un groupe de punk-rock ? Un pinaillage bien inutile, en fait : dans les années 90, le metal, longtemps assimilé à un gros mot, est non seulement devenu le moteur essentiel de la renaissance destroy via l'esprit alternatif, mais aussi le creuset privilégié de la plupart des nouvelles fusions musicales, un terreau formidablement plus riche que l'indie-rock et la pop également essoufflés. 214

Les groupes grunge ont cette qualité pour les chroniqueurs d’associer éthique punk (l’esprit alternatif) à leur musique hard et d’ainsi rendre acceptable cette dernière en lui donnant une profondeur inattendue (alors que le hard classique connaît généralement deux thèmes, tous deux axés autour de la volonté de choquer : les prouesses sexuelles des musiciens et les histoire morbides voire satanistes). Ils refusent le culte de l’image et veulent jouer de la musique non pas pour attirer des filles mais pour exprimer leur désarroi face au monde. Le mouvement grunge va ainsi se révéler le plus apte à transcrire l’état d’esprit d’une génération perdue dans la fin proclamée de l’histoire 215 , et surtout à le faire entendre à tous sous la forme d’un rock sans concession aux lois du marché. Car là est la spécificité du grunge : il réussit à vendre des millions de disques, à devenir mainstream, sans que le son ou les propos ne soient altérés par des producteurs qui ont peur de choquer le grand public. Parce que ces disques ne visaient justement pas le grand public, qu’ils n’ont pas été polis comme le sont les disques de rock classique à visée mainstream, ils ont su récupérer l’ensemble du public rock et lui redonner espoir.

Plus de douze ans après le mouvement punk, ses préceptes appliqués par Nirvana, Soundgarden, Alice In Chains et autres, réussissent à toucher un large public, alors que jusque-là ils n’intéressaient qu’une faible communauté d’amateurs et la critique spécialisée. Le hard, avec sa variante grunge, se présente ainsi comme une incarnation plausible du rock des années 90, capable à la fois de fédérer (les jeunes) et de distinguer (des parents). Mais cet instant de grâce ne dépasse pas la première moitié de la décennie, ne survivant pas à la disparition de ses grandes figures (suicide du leader de Nirvana en 1994, dépendances aux drogues ralentissant la carrière de Alice In Chains, séparation de Soundgarden en 1996). Le hard retrouve son identité précédente de sous-genre dénué de discours intéressant pour l’ensemble de la décennie et laisse échapper sa chance d’incarner totalement la nouvelle identité du rock.

Notes
213.

C’est ainsi que Soundgarden, le plus hard rock des groupes grunge, va connaître un engouement critique en 1994 qui qualifie son disque de « ‘retour du grand secret’ », voire même de « ‘manifeste rock des années 90 ’». Dahan, Eric, "Le jardin des supplices", Eric Dahan, Rock&Folk 319, mars 1994, p32-37.

214.

Romance, Laurence, "Rentrée musicale : metal. Pourquoi pas Ministry", Libération, 30 septembre 1992, p38-39.

215.

Le metal présente des paroles engagées sur les problèmes sociaux auxquels sont confrontés les jeunes. Ses images récurrentes sont la destruction, le pourrissement et la maladie, la désillusion, la corruption à cause du pouvoir, la confusion et la solitude, thèmes en accord avec les préoccupations adolescentes des années 90. Le chômage impose du temps libre inemployé, une incertitude de la vie quotidienne qui pousse les jeunes vers le désengagement social, l’apolitisme. L’écoute du metal leur permet d’affronter les difficultés qu’ils rencontrent dans la société postindustrielle : elle leur offre du sens, une source d’habilitation, une position morale qui les fait se sentir moins perdus, même si mes visions proposées sont souvent des plus pessimistes sur le futur (problèmes environnemental, social, etc.). In Bennett (2001) p51-53.