Le rap, un candidat crédible

Une autre proposition se fait jour avec le rap. La question se pose notamment au début de la décennie, alors que le grunge n’est pas encore triomphant et que le rock semble obnubilé par ses stars vieillissantes. Pareillement au hard rock, on s’interroge sur sa capacité à satisfaire les attentes qui accompagnaient le rock. Le rap arrivant en France précédé de la connaissance de son triomphe aux Etats-Unis, tout semble disposé pour faire de ce genre musical la nouvelle incarnation du rock, même si ainsi son identité s’éloigne des seuls critères musicaux pour se rapprocher d’une signification idéologique. Si les journalistes pensent au rap comme véritable rock d’aujourd’hui, c’est parce qu’ils croient celui-ci capable de ‘«’ ‘ remplace[r] le côté rebelle du rock des 60’s ’ ‘»’ ‘ 216 ’. Le rap peut être le nouveau rock parce qu’il peut être un média au même titre que put l’être le rock dans les années 60, un véhicule des idées d’une frange de la population, mais aussi par sa capacité à déranger les autorités en place.

Le rock a en effet assez mal vécu la décennie précédente, s’incarnant dans des artistes établis ou des groupes sans revendications autres qu’égocentriques, alors qu’il s’était présenté originellement comme la voix de la jeunesse urbaine. 217 La rue et son énergie semblent désormais plus à même de s’exprimer dans le rap, qui en devient la vraie musique de la jeunesse – du moins de la jeunesse idéalisée par la presse spécialisée : critique vis-à-vis de la société, descendants des freaks des 60s. Le rap devient la vraie voix de la rue, alors que le rock n’est plus que celle de ses nantis. Les représentants américains du genre, notamment, vendent des sommes énormes de disques en mettant en avant leur street credibility 218 . Même si leurs propos sont controversés, « ‘misogynes, racistes et violents ’ ‘»’, ils peuvent recevoir les faveurs du public et de la critique : ils sont comme excusés par cette notion de crédibilité sociale (l’individu doit avoir grandi dans les ghettos, avoir connu les difficultés économiques propres à ceux-ci pour prétendre s’exprimer sur ces conditions de vie, qu’ils les dénoncent ou les glorifient). Un bon rappeur doit faire preuve de son droit à parler de la rue : si sa biographie est en accord avec ses textes, alors ces derniers seront accrédités par le public et la critique. Snoop Doggy Dogg, un des représentants du gangsta rap (racontant la vie au milieu des voyous, des prostituées et des criminels armés), explique ainsi que la violence de son œuvre n’est que le reflet du monde dans lequel il vit, de la situation sociale qui a été la sienne :

‘Moi, je suis juste un putain de rappeur. Je parle de ce que je connais : la rue, les flingues, le sang, parce que j'ai grandi avec ces saloperies autour de moi. J'utilise les mots que je connais. (…) Oui, j'ai fait un paquet de conneries dans ma vie. J'ai dealé de la came, j'ai traîné dans des histoires pas claires, les balles ont souvent sifflé autour de ma tête. (…) Je traite des réalités, pas du monde des rêves et des fantasmes. Si je me mets à chanter sur l'amour, sur ma petite amie, je jouerais le jeu des Blancs. Je deviendrais "un bon petit nègre", quelqu'un qui plaît à tout le monde. Ça ne m'intéresse pas, je ne suis pas un vendu, un corrompu. 219

Pourtant, malgré ses dénégations, Snoop Doggy Dogg et l’ensemble de la scène rap connaissent un succès conséquent auprès des jeunes blancs, public jusqu’ici rock et que l’on pouvait penser peu sensibles aux récits communautaires des ghettos noirs américains. Interrogé sur ce sujet, l’Américain avance que ‘«’ ‘ le rap est visuel. Je fais des disques comme on fait des films. Je montre ce qu'ils ont envie de voir : la réalité. Comme les actualités, sauf que nous donnons les infos complètes. ’ ‘»’ ‘ 220 ’ Le public des jeunes blancs y retrouve surtout toutes les composantes de la rébellion adolescente : opposition à la norme (culte de la figure du gangster), musique divergente de celle des parents, effroi de ces derniers – traits auxquels on pourrait rajouter un caractère souvent oublié de la culture rock : la sympathie pour les minorités opprimées, qu’elles soient raciales, sociales ou culturelles, qui confère à ses pratiquants une part supplémentaire de rébellion 221 .

Ce succès auprès du grand public s’accompagne toutefois d’un revers : la remise en cause de son identité. Le rap se transforme ainsi de musique d’opposition – au système, aux normes radiophoniques en vigueur – en musique majoritaire. La France qui refusait de reconnaître le rap jusqu’en 1989, va devenir le deuxième marché mondial pour cette musique. A quel prix ? Celui d’une dépossession de cette culture originellement liée aux ghettos noirs et, dans sa variante française, aux banlieues. Comme le remarque un journaliste de Technikart, ‘«’ ‘ les lascars sont à la mode et la hype se la joue caillera. Alors que le rap s'impose première musique jeune, que d'expressions, d'attitudes et de tics vestimentaires venus des banlieues font désormais partie du nouveau chic parisien. ’ ‘»’ Ce qui n’empêche pas les représentants authentiques de ce style d’être refusés dans les soirées où tout le monde reprend ‘«’ ‘ leur look, leur culture, leur musique ’» 222 . Le rap, d’une possibilité viable de rock pour les années 90, notamment par sa capacité à présenter des individus dont le mode de vie en fait les dernières rock-stars en activité – comme le proclamait Technikart à propos de Ol’ Dirty Bastard 223 – finit par devenir un phénomène de mode pour un grand public éloigné du public originel. Si le rap avait pu, notamment grâce à la qualité de ses textes, prétendre au titre de nouvelle incarnation du rock, il perd ce titre en raison, plus que d’une insuffisance musicale discutable (même si le texte est privilégié, la musique peut aussi présenter des qualités), de sa récupération par la variété (qui privilégie le seul côté distrayant de la musique) et de sa perte de sens qui en découle.

Notes
216.

Manœuvre, Philippe, "Mes disques à moi, Marc Toesca", Rock&Folk 286, juin 1991, p30-33.

217.

Pour donner un exemple, d’autant plus significatif qu’il émane d’une adaptation pour le grand public, nous rappellerons le « je suis né dans la rue » de Johnny Hallyday voulant prouver son appartenance au monde rock.

218.

La street credibility, la crédibilité aux yeux de la rue, sous-entend que la rue fait office d’épreuve de vérité : il faut pouvoir dire d’où l’on vient (en citant des connaissances), prouver que l’on appartient bien à la rue. Car la rue représente des valeurs identitaires pour les jeunes amateurs de rap. En effet les fondateurs et une part importante des acteurs du mouvement hip-hop viennent des banlieues, des quartiers. On retrouve cet ancrage sur sa rue, sa cité, son quartier, dans la musique (le hip-hop intègre ainsi souvent des bruits urbains dans sa musique : sirènes, crissements de pneus, foules, etc.). Un sentiment d’appartenance se crée autour de ces conditions de vie, autour d’une même communauté de destin. La rue est une école de la vie, il faut connaître ses règles du jeu, sa « loi de la jungle », ses codes, ses raisons de la débrouille et des trafics. La street credibility signifie ainsi que le rap doit appartenir à la rue, rester une musique populaire, c’est-à-dire appartenant à ceux qui la font, ceux qui connaissent la rue. In Cathus (1998) p148-149.

219.

Tellier, Emmanuel, "Enfant de chœur", Les Inrockuptibles 54, avril 1994, p32-37.

220.

Rigoulet, Laurent et Kent, Nick, "Snoop Doggy Dog : tentative de rap", Libération, 23 mars 1994, p39.

221.

Olivier Cathus, se référant à l’analyse de L’esprit du temps d’Edgar Morin sur les films de gangsters, rappelle que la culture de masse a toujours été fascinée par les bas-fonds, par les mauvais garçons, les exclus de la société moderne. Le rap a ainsi ses cailleras, dont l’image peut être reprise, lorsque leur musique devient celle de la masse, par des amateurs qui n’ont rien de cette identité. Les musiques populaires doivent ainsi leur succès au désir d’encanaillement d’une partie de la population.

222.

Braunstein, Jacques, "Rap(t) d’identité", Technikart 23, juin 1998, p64.

223.

(non signé),"Parcours, Ol’ Dirty Bastard", Technikart 37, novembre 99, p28.