Limites de ces nouvelles incarnations

Les bilans de la fin de décennie sont sans appel : si le hard et le rap ont pu cristalliser à un moment donné les aspirations du public rock, force est de constater que ceux-ci n’ont pas su durablement proposer une nouvelle identité au genre. Pour quelles raisons non historiques (puisque les raisons précédentes sont le fait d’une dégénérescence évolutive) ont-ils échoué ? Ils n’ont su que remettre à jour quelques points précis de ce qui définit le rock dans sa conception classique – provocation pour le hard, matinée d’éthique punk avec le grunge ; lien avec la rue et crédibilité pour le rap – sans parvenir à proposer de nouvelles formes. Surtout, ils souffrent d’un déficit d’image : par exemple même si le metal est reconnu comme le genre le plus constant des musiques populaires, les journalistes convaincus doivent toujours plaidoyer au sein de leurs rédactions généralistes en faveur de sa reconnaissance : une musique capable de provoquer une telle ferveur chez ses fans – qui répondent toujours présent avec enthousiasme à toute occasion, ce que le rock classique n’est plus capable de provoquer – devrait avoir le droit d’être prise au sérieux. 224 Or le hard reste toujours équivalent à une insulte pour la majorité des chroniqueurs. 225 Si des artistes associés au hard rock finissent par être reconnus par la critique, l’argument est souvent le même : ils n’appartiennent pas vraiment à ce style musical. L’exemple le plus frappant en est la tentative de réhabilitation de AC/DC au sein des pages des Inrockuptibles, qui demande à ce que l’on ‘«’ ‘ déchire l'image d'Epinal collée à AC/DC, plus proche d'un blues morveux que d'un hard graisseux. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 226

Le hard souffre d’avoir longtemps été associé à des groupes utilisant la surenchère provocatrice jusqu’à son point limite, la parenthèse grunge n’ayant pas suffi à changer complètement l’image du genre. Une figure du genre comme Kiss, dont les membres apparaissaient sur scène uniquement costumés et maquillés, est symbolique de ce qui a dérapé avec cette musique. Le rock tel qu’il est proposé par ce groupe ne présente plus qu’une accumulation de provocations, que le public savoure en tant que telles, en tant que pur spectacle, sans réflexion postérieure. Alors que la provocation rock avait pour but originel de pousser son public à réfléchir sur les normes transgressées, un groupe comme Kiss et par-delà lui l’ensemble du hard rock ne semble manier l’outrance que dans sa dimension spectaculaire, la délestant de tout sens. Conséquence : ‘«’ ‘ censés incarner une certaine image de la rébellion, Kiss et le hard ne fonctionnent plus qu'au second degré ’ ‘»’ ‘ 227 ’, soit dans la connivence du public et des artistes sur la futilité du discours prononcé. La subversion n’est plus une pratique politique, effectuée pour créer le débat, forcer à réagir, mais devient une pose esthétique prédéfinie.

On pourrait rejoindre ici les critiques situationnistes, qui dénonçaient dans tout spectacle se voulant subversif une soumission à l’ordre attaqué. En devenant objets esthétiques, les éléments subversifs perdent leur rapport à la réalité et risquent de n’être conçus que dans le cadre du spectacle qui les met en scène, ceci au détriment de leur force politique effective. Le spectateur peut alors croire faire acte subversif en se contentant d’assister à un spectacle subversif, sans que cette vision ne provoque de suite dans sa vie quotidienne. Bref le danger du spectacle provocateur est d’enfermer la provocation dans une salle close, sans ouvertures ni conséquences vers l’extérieur ; soit de déréaliser la provocation. C’est ce qui se passe dans le cadre du hard tel qu’il est présenté par des groupes comme Kiss : son hard grimé joue à faire peur au monde adulte, mais est inoffensif une fois le maquillage enlevé.

Ces critiques sont-elles recevables dans le cadre de la musique populaire actuelle ? Le public des années 90 peut en effet se révéler capable, dans sa conception postmoderne du monde, de ne pas se laisser enfermer dans le piège du spectacle dénoncé par les situationnistes. Il peut se rendre compte qu’il est face à un spectacle qui joue avec l’iconographie de la subversion, et faire la différence avec la véritable subversion politique. Ce faisant, il gagne le droit de se rendre à ces spectacles inoffensifs 228 . Technikart parle alors d’un passage idéologique de l’ère de la lecture situationniste du monde à une autre warholienne : en suivant l’exemple de sa Philosophie de A à B, ‘«’ ‘ on peut jouir du spectacle sans être dupe ’ ‘»’ et ne pas nier tout un pan du rock (le hard) sous prétexte que celui-ci privilégie la provocation esthétique à la subversion politique. La difficulté qui se pose au hard rock est donc double dans les années 90 : on l’accuse d’être limité intellectuellement quand il se présente au premier degré (provocations gratuites, déni de tout sens), et on refuse à son public de dépasser ces limites en prenant ce spectacle au second degré. La sentence semble définitive : le hard rock est une musique d’abrutis qui ne peut être écoutée que par des abrutis. Son premier degré est moqué dans le même temps qu’on l’impose aux spectateurs.

Une difficulté similaire touche le rap : celui-ci est reconnu pour sa capacité à transcrire certains problèmes sociaux, dans un premier degré dénonciateur. La limite d’une telle pratique se pose lorsque les amateurs se demandent s’ils n’aiment pas plus ces chansons pour leurs significations sociales que pour leurs seules qualités artistiques. Les difficultés d’appréhension du genre par la critique 229 viennent du fait que se mélangent critique musicale et considération sociologique. L’utilisation du premier degré par le rap, en raison de son désir de donner une description brute des réalités sociales, a pour conséquence de limiter son appréhension esthétique. Si, ‘«’ ‘ au nom de ses convictions personnelles et esthétiques, un journaliste peut refuser toute une frime violente ou misogyne ; au nom des considérations sociologiques, il ne peut que l'accepter. ’ ‘»’ ‘ 230

Pourtant, les textes et prises de positions politiques lisibles au premier degré sont plutôt mal reçus par la critique rock. Si l’artiste le prononçant ne bénéficie pas d’une spécificité sociale (la fameuse street credibility), ses paroles seront jugées comme autant de tentatives suspectes d’utiliser la polémique à des seules fins d’écriture. 231 On touche ici à une spécificité française de la critique rock hexagonale : le rapport au texte. Pour ce qui est de sa contribution à la musique populaire mondiale, la France ne peut globalement avancer qu’un point : la chanson à textes (à différencier de la variété dénuée de discours) qui a présenté des personnalités comme Brassens, Brel, Ferré, Barbara, etc. Lesquels ne sont dans les années 90 plus que des icônes du passé, à l’aune desquelles on juge toute production qui se veut cultivée. Seul le rap semble pouvoir se présenter comme un héritier de cette tradition privilégiant le sens et le message à la forme musicale 232 , mais il finit par devenir la nouvelle norme, la variété d’aujourd’hui et par céder à l’inconsistance textuelle de l’ancienne en concentrant ses efforts sur la recherche de sonorités populaires.

Hard et rap, s’ils apparaissent comme des candidats plausibles au rôle autrefois tenu par le rock auprès du public jeune, se retrouvent ainsi tous deux finalement rejetés par les instances critiques qui n’y retrouvent ni le caractère subversif originel (dans le cas du hard confiné au second degré) ni la qualité musicale nécessaire (dans le cas du rap qui délaisse, à l’instar de la chanson française, la musicalité au profit du texte). Ni ces nouvelles propositions, ni la reconduction des anciennes proposées par de jeunes groupes, ne semblent pouvoir répondre aux critères établis de l’identité rock : sens et musicalité. Le rock et sa presse se retrouvent ainsi dans une impasse dont la seule issue semble être l’ouverture à un nouveau style musical : la techno.

Les tentatives de la presse spécialisée pour retrouver une médiation musique/rébellion de la jeunesse se soldent par des résultats insatisfaisants. La première occurrence, la plus proche du rock avec le recours au metal, se révèle simpliste pour satisfaire les exigences de la presse : certes le metal peut traduire les angoisses de la jeunesse actuelle, mais ses propositions paraissent soit trop adolescentes (célébration stérile du « sex drugs & rock’n’roll ») soit trop nihilistes pour que les journalistes les érigent en étendards d’une jeunesse dépassant le seul cadre de l’adolescence. Le rap quant à lui est proche de présenter la solution idéale mais est finalement trop segmantant pour la presse rock : même s’il répond à la médiation recherchée (il est effectivement l’expression de la révolte de la jeunesse des banlieues), il apparaît socialement trop connoté (et musicalement trop éloigné des normes rock) pour prétendre décrire les angoisses de toute une génération. Les critiques tournent alors leur attention vers un phénomène socio-musical qui s’est développé sans leur intervention : la techno. Mais ce choix pose un problème aux rédacteurs : sa forme musicale regroupe de nombreux éléments jusqu’ici décrits comme contraires au rock. Comment l’intégrer dans leur champ critique ?

Notes
224.

Soligny, Jérôme, "Banco à Bangkok pour Metallica", Rock&Folk 310, juin 1993, p36-43.

225.

Pour signifier la nullité du groupe Prodigy, ou du moins ses limites, Eric Dahan l’accuse ainsi de n’être qu’« ‘un groupe de hard rock dans la plus lourde des traditions.’ ‘On a droit à tous les poncifs jusqu'à l'inévitable ’ ‘who wanna rock tonight ?’ ‘ hurlé à la foule qui donne envie de s'enfuir sur le champ. Oui The Prodigy n'est que du hard rock dégénéré et vaguement muté, c'est toujours cette obsession du bruit du moteur poussée à un maximum de performativité objective, du type ma caisse fait plus de boucan que la tienne, comme on doit se le dire au Salon de l'Auto’. » Dahan, Eric, "Prodigy, Les yeux noirs", Rock&Folk 363, novembre 1997, p60-65.

226.

Besse, Marc, "Blues Explosion", Les Inrockuptibles 131, 17 décembre 1997, p56.

227.

et suivants : Sabatier, Benoît, "Kiss et descendance", Technikart 32, mai 1999, p66-68.

228.

« Inoffensifs » pour la norme par leur travail de déréalisation de la contestation, mais aussi pour la réelle subversion politique dont la distinction est faite d’avec ces spectacles (alors que selon les préceptes situationnistes, le spectacle nie la réalité en prenant sa place)

229.

Le journaliste spécialisé Olivier Cachin  reconnaît parfois être incapable de juger un disque en raison de critères extra-musicaux : « ‘je ne vais pas descendre une autoproduction où les types ont mis toute leur vie.’ »

230.

Williams, Patrick, "D’où tu parles ?, Presse et rap: pourquoi ça coince", Technikart 23, juin 1998, p72-73.

231.

Par exemple, un groupe français comme Mickey 3D, qui a pour thèmes sociaux « l'exclusion, l'oubli, la solitude » et qui ose revendiquer « le premier degré pour mieux se faire comprendre », voit ses textes auscultés avec rigueur et intransigeance dans Libération, qui y décèle d’ailleurs des « propos moralisateurs légèrement paradoxaux ».Perrin, Ludovic, "Mickey 3D, le son de morale", Libération, 23 mars 2001, p37.

232.

Assayas, Michka et Rabasse, Manuel, Dictionnaire du rock, 2000, s.v. "Rap," p1527-1529.