2. Des propositions nouvelles pour une nouvelle décennie

a. Comment la musique électronique vint au rock

Dépasser les réticences du synthé pour accepter l’électronique

Plus encore que le rap ou le hard, les musiques électroniques 233 ont demandé un long processus d’adaptation pour que les amateurs de rock daignent s’intéresser aux sons électroniques. Dans les faits, l’acceptation esthétique a précédé, voire permis, l’acceptation théorique. Ce n’est qu’après avoir reconnu à la techno quelques qualités musicales, dont la non moindre est de présenter par rapport au rock des possibilités d’innovation, que la presse spécialisée va bâtir un discours critique visant à inscrire le mouvement techno dans celui du rock. Nous allons relever les raisons de ces réticences originelles.

Dans un premier temps, les journaux français restent globalement circonspects face aux musiques électroniques. On ne peut pourtant pas les blâmer d’un total refus de ces nouveaux sons, puisque les grands titres du début de la décennie (Rock&Folk et Les Inrockuptibles) laissent quelques pages aux rares défenseurs du mouvement. Rock&Folk notamment semble bien parti pour coller à cette actualité, sous l’impulsion du journaliste Pascal Raciquot-Loubet, alors secrétaire de la rédaction. 234 Si Les Inrockuptibles sont eux plus frileux face à ces nouveaux sons, ils laissent toutefois une rubrique d’une page par numéro bimestriel, Transe, à une journaliste de Libération, Laurence Romance (pourtant spécialisée au sein du quotidien dans le domaine du hard et autres rocks à guitares prépondérantes). 235 La techno est loin de connaître la résonance qu’elle va acquérir dans la deuxième moitié de la décennie, mais elle ne souffre pas pour autant d’ostracisme dans les pages des magazines spécialisés.

Plus encore, il semble que ce nouveau genre musical soit, dès ses origines, en accord avec une des lois fondatrices du mouvement punk. Ce dernier demandait aux jeunes amateurs de rock de jouer de la musique malgré leurs faiblesses techniques, ceci en réaction aux dérives instrumentales virtuoses de la musique progressive qui sévissait dans les années 70. Ce refus de la limite technique est retrouvé avec la musique électronique, puisqu’il est possible de construire des morceaux house avec seulement un peu de matériel informatique simple d’utilisation et, surtout, des idées. 236 La musique électronique apparaît ainsi comme la réalisation enfin accomplie de l’idéal punk où public et musiciens se mélangent (dans un oubli des hiérarchies qui ont produit les stars et la déchéance du rock). Le punk étant l’une des grandes références esthétiques et éthiques de la critique rock française, nous pourrions croire que celle-ci va accueillir avec bienveillance les créations électroniques. Ce d’autant plus que la techno a cet avantage supplémentaire de coller parfaitement à la tendance postmoderne qui s’empare du rock : ce dernier reconnaît que les grandes œuvres appartiennent désormais au passé, et qu’il n’est désormais possible que de les citer en les plagiant ou en les déformant ; c’est exactement ce que fait la musique électronique avec son utilisation du sample 237 en tant que matériau principal de certaines de ses compositions (sans parler de sa pratique du mix qui consiste à mélanger les sonorités de plusieurs disques). La techno satisfait l’éthique punk et assume une pratique postmoderne de la musique. Tout est réuni pour qu’elle soit louée par les chroniqueurs rock des années 90.

Cette ouverture sonore va pourtant peu à peu se refermer. Rock&Folk notamment, avec la prise de pouvoir rédactionnelle de Philippe Manœuvre à la faveur du renouveau du rock à guitares occasionné par le succès grand public du hard rock (Guns N’Roses, Metallica) et du grunge (Nirvana, Pearl Jam), connaît un renversement de politique en octobre 1992. Profitant de la chronique d’un disque que l’histoire a oublié 238 , Philippe Manœuvre énonce :

‘Il y a un an, tout lecteur de ce journal aurait pu croire que la révolution était en marche et que la dance music allait tout bouffer sur son passage, bref, que les années 90 seraient dance, et bla, et bla, arrf, arrf ! En fait, on a failli y croire cinq minutes, parce que c'était ça ou les groupes godons noisy, parce que les danseurs avaient pour eux de foutus bons disques (les premiers Soul II Soul ! KLF ! Massive Attack ! Deee-Lite ! etc.), une drogue prétendument ‘’génialeplananteinoffensive’’ (Ecstasy !) et quelques porte-parole fruités. Et, comme par hasard, tout le truc a dégouliné en cauchemar de boudin.

Il spécifie ainsi au détour d’une critique que peu ont dû lire la nouvelle ligne éditoriale et le sort qui va être réservé aux musiques électroniques pour les deux prochaines années : la dance (nom alors donné aux musiques électroniques) n’a été qu’un effet de mode aujourd’hui dépassé, il faut donc retourner aux choses sérieuses, au rock.

Ce rejet des sons électroniques trouve son explication dans un processus historique analysable : les années 90, notamment avec le mouvement grunge, vont se former autour d’un rejet des années 80 et de leur sophistication imputable à l’arrivée du vidéo-clip. A l’heure des premiers bilans grunge, un éditorial de Rock&Folk se félicite ainsi que les groupes sortent désormais des disques « ‘au plus près de l’os ’ ‘»’, et oublient les errements des années 80 239 , ceci afin de bien marquer que le rock a su retrouver ses marques avec la nouvelle décennie. Les années 80 sont la décennie maudite, celles du triomphe de Michael Jackson et de Cindy Lauper, des errements commerciaux de David Bowie ou de Mick Jagger, bref de la perdition du côté sauvage du rock qui plaît tant aux critiques spécialisés. Le problème pour les musiques électroniques est que ces années honnies sont symbolisées dans l’esprit des amateurs de rock par un seul instrument, le synthétiseur. Utilisé à outrance à cette époque, notamment pour remplacer l’instrumentation classique du rock, il est devenu pour le rédacteur en chef de Rock&Folk responsable de toutes les dérives radiomicales 240 qu’a connu le genre et qui l’ont éloigné de son public. Une telle position est révélatrice d’un blocage esthétique qui confine au purisme instrumental, ne comprenant le rock que sous sa forme originelle basse batterie guitare chant. Mais l’époque semble donner raison au rédacteur : le rock à guitares reprend les rênes de l’actualité, identifiable à son rejet du son tout synthé des années 80. 241

C’est d’ailleurs en partie grâce à cette suprématie de la guitare que l’outil électronique est redécouvert comme pouvant être positif. L’indus, un sous-genre du metal usant ‘«’ ‘ d'accords inusuels volontiers dissonants et [d’]une répétitivité judicieusement dosée de thèmes saccadés ’ ‘»’, mélange en effet riffs de guitares et sons électroniques en un maelström sonore agressif censé rendre compte de la violence du monde postindustriel. Or le genre semble atteindre ses limites lorsque ses représentants oublient ‘«’ ‘ que le but recherché n'est pas de concurrencer les entreprises de recyclage de matériaux ferreux, mais de s'écarter des sentiers battus ’ ‘»’. La critique spécialisée appelle alors à un peu plus d’humanité dans les compositions, à moins d’automatisation, à ce que les groupes indus comprennent ‘«’ ‘ que la machine [est] là pour aider l'homme, et non pour le remplacer ’ ‘»’ ‘ 242 ’. Après le rejet pur et simple (dû aux mauvais souvenirs de la décennie précédente), l’instrumentation électronique redevient acceptable : la porte est ouverte à l’acceptation critique de la musique techno, sous la condition qu’elle ne supplante pas l’humain qui la dirige.

Notes
233.

Nous emploierons indifféremment dans ce travail de recherche les termes de musique électroniques, electro ou techno, pour signifier l’ensemble des musiques rassemblées autour de l’utilisation de sons générés par des machines (même si des spécialistes objecteront que les termes electro et techno peuvent être utilisés pour désigner des sous-genres particuliers au sein des musiques électroniques).

234.

Les articles consacrés aux pionniers alors dans l’actualité se succèdent dans les pages du magazine : Erasure, Carter USM, KLF, mais aussi déjà Massive Attack, Moby, The Orb, Prodigy… le tout étant réuni sous l’appellation dance, et pas encore techno ou musiques électroniques. Cette ligne éditoriale trouve son apothéose avec la parution d’un hors-série du magazine, co-dirigé avec Raciquot-Loubet par Didier Lestrade de Libération, autre défenseur notoire de la culture dance (et connu aussi pour ses activités au sein d’Act-Up).

235.

Y sont abordés les différents aspects de la culture techno naissante en France (premières raves), parfois par l’intermédiaire d’artistes emblématiques (ou destinés à le devenir) : Moby, Laurent Garnier…

236.

« ‘Faire de la musique sur son computer, c’est comme jouer avec sa console de jeux vidéo : c’est une distraction que ne comprennent que ceux qui la pratiquent. Voire une drogue. Et des milliers de gamins anglais la fabriquent et la consomment.’ ». Raciquot-Loubet, Pascal, "Bleeps & Clonks", Rock&Folk 292, décembre 1991, p64-66.

237.

C’est-à-dire l’échantillonage de passages musicaux déjà existants pour les réutiliser dans le cadre d’une composition nouvelle.

238.

Manoeuvre, Philippe, "Diana Brown & Barrie K Sharp, The black, the white, the yellow and the brown", Rock&Folk 302, octobre 1992, p72.

239.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 325, septembre 1994, p6.

240.

Ce terme utilisé par la presse spécialisée (contraction de radio et amical) désigne les productions discographiques visant clairement, par leurs choix esthétiques, à plaire au plus grand nombre et en premier lieu aux radios grand public, ceci souvent au détriment de l’originalité ou de l’âpreté qui sied au rock.

241.

Le groupe Guns N’Roses, célébré en 1991 comme le sauveur du rock alors qu’il ne propose qu’un hard rock classique, doit sa célébration critique en grande partie au fait que son disque est présenté comme n’utilisant aucun synthétiseur. Manœuvre, Philippe, "Guns N’ * !§# Roses", Libération, 14 octobre 1991, p40-42

242.

Guégano, Hervé SK, "Helmet, Meantime / Optimum Wound Profile, Lowest common denominator", Rock&Folk 304, décembre 1992, p76-77.