La musique électronique n'est pas que de la dance

Si le recours à l’instrumentation électronique n’est plus tabou dans le rock, elle n’en est pas pour autant appréciée pour elle-même. Nous allons maintenant relever comment la musique électronique a réussi à se faire accepter en tant qu’entité propre et non pas en tant que simple agrément. La reconnaissance définitive des sons électroniques passe en fait par l’intermédiaire d’un nouveau style musical : le trip-hop, genre par lequel les autres vont être reconnus, est ainsi être surnommé blues ou reggae électronique, liaison de la froideur de la machine (l’électronique) et de la chaleur de la voix humaine (le blues ou le reggae). Les rédacteurs s’étaient déjà intéressés à des mariages entre techno et rock 243 , mais au sein desquels la guitare gardait une place prédominante. Ce n’est véritablement qu’avec le trip-hop, qui ne se focalise pas sur la guitare, que les sons électroniques vont être acceptés en tant que tels, et non en tant que rajouts aux sons classiques du rock. Ce phénomène est le résultat d’un long processus.

L’apparition sur la scène internationale du collectif de Bristol Massive Attack crée en 1991 la première onde de choc électronique durable dans la presse rock. Si Les Inrockuptibles parlent a posteriori d’un ‘«’ ‘ mini big-bang qui a mis une déculottée au petit rock blanc-bec ’ ‘»’, c’est en raison des conséquences de leur disque, Blue Lines, sur les convictions des critiques spécialisés : ‘«’ ‘ on s'est remis à aimer la dance, on finira par la respecter. ’ ‘»’ Rappelant les raisons de l’ostracisme de la musique dance dans les pages des magazines spécialisés (une soumission nécessaire de la composition à l’efficacité demandée par les pistes de danse 244 ), il énonce les solutions esthétiques qui permettent de sortir le genre de cette ornière : proposer ‘«’ ‘ des disques d'une voluptueuse sobriété, d'une efficacité à l'incroyable élégance ’ ‘»’.

S’arrêtant plus particulièrement sur les qualités de la première production de Massive Attack, il reconnaît que l’« ‘on peut s'émouvoir et transpirer ’». La musique de danse commence ainsi à être reconnue comme crédible selon les critères de la rock critique (qui demande aux disques de l’émotion que l’efficacité de la dance semblait devoir nécessairement interdire), et avec elle les sons qui la constituent, notamment ceux des musiques électroniques 245 . On assiste ainsi aux premières familiarisations de la presse spécialisée avec ces nouvelles sonorités 246 décrites comme « ‘décidant des choix de demain’. » 247

Si la musique électronique a ainsi su se faire reconnaître par la presse rock, c’est parce qu’elle a su se différencier de la dance. Cette nécessaire distinction n’est d’ailleurs pas limitée à la seule période d’acclimatation à ces sonorités : tout au long de la décennie, la critique spécialisée privilégie les artistes qui savent se différencier du vulgaire dansant, proposer une musique à usage domestique plus qu’à velléités festives. La notion de dance reste entachée de cette fonctionnalité sous-entendue de la musique, qui ne peut qu’entraver la créativité des compositeurs soumis à l’impératif d’efficacité. 248 La critique rock, malgré tous ses appels à la sauvagerie primaire pour sauver le rock, se révèle ainsi attachée à une certaine intellectualisation de la musique qu’elle refuse de reconnaître dans la dance. Si un artiste techno veut accéder à une consécration critique, il doit présenter une œuvre privilégiant le côté cérébral sur leur côté festif : l’exemple le plus typique en étant Goldie, compositeur jungle – dance-ragga au rythme très accéléré – qui ne recevra jamais autant d’attention de la part de la presse rock que lorsqu’il livrera sous la forme d’un double album ce qu’il appelle lui-même « ‘une putain de thérapie’ » 249 , avec des morceaux dédiés à sa mère et des réflexions sur son statut d’artiste. Autant d’efforts plus à même d’intéresser la critique spécialisée (toujours avide de découvrir du sens derrière les chansons mais restant pour cela soumise à la présence de texte) que les morceaux de son premier album, pourtant plus représentatifs de l’époque par ses dérèglements rythmiques. Si la musique électronique parvient jusqu’aux oreilles du public rock, c’est donc en premier lieu grâce à ses expérimentations hors de la piste de danse, dont le genre le plus exemplaire en est le trip-hop.

Le premier disque de Massive Attack doit attendre 1994 pour connaître une succession 250 prenant la forme du mouvement musical rassemblé sous le terme générique de trip-hop. Celui-ci reprend les grandes lignes dessinées par ce disque fondateur – des artistes pour la plupart originaires de la ville anglaise de Bristol, la présence de sonorités empruntées à la dance pour créer une musique qui ne se danse pas. 251 Plusieurs figures vont sortir de cette scène : outre Massive Attack, citons Portishead, Tricky, Archive, Earthling… Autant de noms qui remplissent l’actualité musicale alors que le rock se remet difficilement du suicide de sa dernière figure charismatique, Kurt Cobain. L’époque est alors au deuil, à la fin d’une époque que l’on croit ultime pour le rock, et la musique trip-hop aux atmosphères sombres sied plutôt bien à l’époque. Le temps n’est pas encore venu de célébrer l’hédonisme dance, mais l’irruption de nouveaux sons à un moment où l’on se demande si l’on peut encore jouer du rock après Nirvana est accueillie avec bienveillance. Au final, il aura fallu qu’une musique électronique (le trip hop) refuse la soumission à la dance pour que les observateurs rock acceptent d’en reconnaître la qualité.

La techno a pour la presse spécialisée l’avantage de répondre aux exigences de la médiation musico-sociale perdue par le rock. Elle présente de plus l’argument non négligeable de toucher le public jusque-là traditionnel du rock (les jeunes blancs de classe moyenne). Le fait que musicalement elle ne réponde pas aux exigences de l’identité rock est rapidement contournée, non seulement par des explications musicologiques que l’on sait souvent hasardeuses 252 , mais aussi par la remise en cause de préceptes éditoriaux autour desquels la presse spécialisée se fondait (rejet du synthétiseur, refus de la musique de danse, faible médiatisation des musiques noires). Il lui faut malgré ces efforts de rhétorique trouver des arguments concrets pour convaincre ses lecteurs souvent sceptiques. L’évolution de la scène électronique va l’aider en ce sens, comme nous allons le relever.

Notes
243.

Les Stone Roses et autres Happy Mondays avaient déjà entrouvert la porte d’un rapprochement entre dance et rock à la fin des années 1980.

244.

Autre explication : la musique de danse, soumise à l’efficacité de la piste, ne devrait être jugée que selon ce critère. Un morceau dance est bon s’il fait danser. Tout discours critique sur ce type de musique est donc par essence limité à une mesure de son efficacité immédiate. La presse rock ne pouvant se contenter de cette seule constatation, elle qui a construit son discours sur l’analyse du sens des chansons, dénigre alors ce type de composition ne répondant pas à ses critères.

245.

Le Dictionnaire du Rock décrivant le trip-hop comme un « ‘style de hip-hop au rythme ralenti mâtiné d’ambient ’», ce dernier en étant le principal pourvoyeur de sonorités électroniques.

246.

L’ambient étant jusque-là appréciée par une faible minorité de critiques et de public, alors que le trip-hop rencontre un succès quasi-généralisé dans le milieu rock.

247.

Davet, Stéphane, "Popus : Massive", Les Inrockuptibles 29, mai-juin 1991, p39.

248.

Si de telles notions ne sont pas clairement exposées, elles sont sous-entendues dans des chroniques de disques : ainsi, si sur son dernier disque, « ‘l'électronique renfrognée d'Orbital’ ‘ retrouve le sourire »’, c’est parce que le groupe est « ‘totalement libéré des contraintes du dancefloor et des purismes’. » Beauvallet, JD, "Le juste milieu", Les Inrockuptibles 193, 7 avril 1999, p28-29.

249.

Rigoulet, Laurent, "Goldie se livre dans la jungle", Libération, 3 février 1998, p32-33.

250.

D’où l’impression de révolution manquée dénoncée par Philippe Manœuvre entre-temps.

251.

Rigoulet, Laurent, "Bristol, sur les chantiers du nouveau son anglais", Libération, 7 octobre 1994, p43.

252.

Ainsi que l’a démontré Catherine Rudent. Même si la période qu’elle a étudiée ne comporte que très peu de disques électroniques, elle a relevé que les explications musicologiques avancées par la presse spécialisées sont rarement fondées, fonctionnant plutôt selon le principe de l’amalgame, de l’association.