Prendre l'accent français

Arrêtons-nous maintenant sur un exemple du succès électronique auprès de la presse spécialisée mais aussi du public des années 90. Nous allons y déceler les enjeux d’une nouvelle forme musicale qui accède à la reconnaissance et les dangers qu’elle encourt en conséquence. Une des spécificités de l'Electro par rapport aux autres musiques populaires est sa préférence pour les compositions instrumentales. Les artistes techno privilégient généralement les effets musicaux aux effets textuels, et les rares paroles présentes dans la techno sont plus utilisées pour leur musicalité que pour leur sens. En conséquence, ce qui limitait jusque là la réception de toute production non anglo-saxonne par la scène mondiale, à savoir la barrière de la langue, n’existe plus. C’est ainsi qu’une situation inédite se crée dans la deuxième moitié de la décennie : la reconnaissance internationale de la scène française. 259

Ce phénomène prend acte de naissance avec le groupe Daft Punk, sur qui repose de lourds espoirs. Sur la foi du succès de leur titre Da Funk, ‘«’ ‘ tube underground mondial [c’est-à-dire succès dans tous les milieux branchés internationaux] (…), définitivement un des morceaux qui plus tard définiront musicalement les années 90 ’ ‘»’ ‘,’ leur album Homeworks est attendu par ‘«’ ‘ la génération techno et leur maison de disques (…) comme les messies de la musique électronique ’ ‘»’, car capable ‘«’ ‘ d’incarner la maturité artistique mais aussi et peut-être surtout commerciale de la techno ’ ‘»’. Le duo et son album sont ainsi ‘«’ ‘ lancés comme le premier groupe techno pour toute la famille ’ ‘»’ ‘ 260 ’, comme la porte d’entrée de cette musique pour le grand public 261 . Le disque gagne son pari, en s’écoulant à plus de deux millions et demi d’exemplaires dont 500 000 en France, (marché pourtant jusque-là peu sensible aux musiques électroniques), bien plus que les résultats moyens des artistes rock défendus par la critique : l’événement musical devient phénomène, et dépasse les limites mêmes de la presse spécialisée pour toucher les médias grand public 262

Daft Punk représente une date importante pour le rock des années 90 : celle d’une reconnaissance (critique, publique et commerciale) de la techno équivalente à celle dont bénéficient les musiques à base de guitare. Comme pour Nirvana cinq ans avant eux, une pression énorme s’abat sur le jeune groupe, mais ce dernier est conscient des dangers du business rock, et refuse de se plier aux règles de l’industrie, notamment celle qui veut que ‘«’ ‘  pour être vendable à grande échelle, il faut être identifiable ’ ‘»’ ‘ 263 ’. En sachant garder de la techno certaines règles pourtant en désaccord avec les normes rock – notamment celles de l’anonymat des artistes –, Daft Punk affirme sa volonté de maîtriser ce qui lui arrive. Si l’importance médiatique, voire générationnelle de Daft Punk – puisque avec Da Funk le groupe a su créé un hymne, comme a pu le faire Nirvana avec Smells Like Teen Spirit cinq ans plus tôt –, permet de les inscrire dans l’histoire du rock, on peut aussi les percevoir comme une réponse possible au mouvement grunge et à l’impasse ressentie par son mentor, qui fut happé par l’engouement médiatique et broyé par celui-ci. Le groupe français, et la techno en son ensemble, fournissent ainsi des réponses paradoxales 264 aux interrogations du grunge et du rock en général : le rock doit fournir du sens pour l’époque comme il en fut capable dans les années 60, la techno propose une musique instrumentale dont le seul mot d’ordre semble être la fête ; il réclame de nouveaux mythes identifiables, elle refuse de montrer les visages de ses artistes ; l’industrie discographique impose son rythme et ses lois, elle impose ses contrats 265 et ses règles du jeu 266 .

Sous l’impulsion de ce groupe 267 , c’est toute la scène nationale qui attire l’attention de la presse spécialisée, et en premier lieu celle de la presse anglaise. Pourtant, ‘«’ ‘ les Anglais ont toujours considéré la musique comme le point irrécupérablement faible de la culture française. ’ ‘»’ Mais ils sont aussi les premiers critiques spécialisés à reconnaître – hors de la scène parisienne – le potentiel de ces artistes. La presse anglaise invente ainsi le terme french touch pour rassembler les artistes électroniques français sous une même étiquette 268 , même si celui-ci est à l’origine créé autour de fantasmes folkloriques 269 plus que d’une réelle identité musicale commune 270 . En 1997-1998, le succès international de la french touch est établi 271  : la France apparaît dans les pays anglo-saxons comme le lieu de la création musicale du moment, l’endroit d’où il faut venir pour susciter l’intérêt 272 . La production hexagonale est louée pour sa capacité à produire de la musique pointue mais aussi des tubes planétaires 273 .

Notons qu’une large frange de la french touch obtient le succès notamment en raison de sa politique de sample : elle n’hésite pas à échantillonner des airs disco populaires pour les réintroduire dans de nouvelles compositions électroniques pointues 274 . L’exercice de la citation musicale connaît habituellement deux raisons : l’une s’inscrit dans une logique artistique postmoderne, et assume l’impossibilité de musiques authentiquement nouvelles en pratiquant la création à partir d’œuvres préexistantes (hypothèse haute) ; l’autre se sert de la citation uniquement dans un but promotionnel, en capitalisant sur la reconnaissance populaire des sonorités empruntées pour toucher un plus large public (hypothèse basse). La french touch en rajoute une troisième, ne gardant de la postmodernité que sa mise en valeur du clin d’œil et de la distanciation ironique : elle détourne des sons destinés à l’enfance ou à la masse pour que le public spécialisé puisse apprécier au premier (rythme de la composition techno) et au second degré (ironie de la citation) sa musique 275 .

Le succès de la french touch est total, et n’est le résultat que d’une adhésion du public (certes aidé par la presse anglaise) à une musique électronique jusque-là un peu méprisée par l’industrie discographique 276 et la presse spécialisée. Ce qui n’empêche pas les maisons de disques et les chroniqueurs français ‘«’ ‘ aussi excités que revanchards de se libérer d'un complexe musical trentenaire ’ ‘»’ de se jeter alors sur ce phénomène de ‘«’ ‘ l’explosion de la house en France ’ ‘»’ ‘ 277 ’, qui culmine en 1999 avec le classement à la première place des charts britanniques (fait qui n’était pas arrivé à un artiste français depuis Serge Gainsbourg en 1969 avec Je t’aime moi non plus) du Flat Beat de Mr. Oizo 278 . Le danger se fait jour : celui de la récupération (commerciale ; culturelle) tout azimut d’un mouvement spontané, comme cela fut le cas avec la contre-culture rock.

Notes
259.

L’année 2001 connaît ainsi un phénomène nouveau : des productions françaises sont classées priorité internationales par leurs maisons de disques. L’époque est aux musiques nouvelles, aux musiques sans passeport (comprendre non anglo-saxonnes), et deux cas français répondent à ces critères (Manu Chao et Daft Punk), dont il est fort probable que le public international ne soit pas au courant de leur nationalité (le premier chantant de la world music en plusieurs langues - français mais aussi et surtout espagnol -, le deuxième produisant de la musique électronique). Bernier, Alexis, "Sons français sans frontières", Libération, 20 janvier 2001, p39-40.

260.

Bernier, Alexis, "Daft Punk, Homework", Rock&Folk 354, février 1996, p61.

261.

Le groupe se voulant notamment pédagogue en indiquant au public récemment acquis à ses sonorités électroniques quelles sont les origines de celles-ci, y consacrant même intégralement un morceau, Teachers, où sont cités les influences du groupes.

262.

L’un des membres du groupe s’amusant à spécifier qu’ils sont « ‘carrément victimes (sic) d'un engouement général. Il y a des magazines de jeunes où tu trouves des trucs comme ce "qui est in et out" et dans les in il y a ’ ‘je connais les Daft Punk’ ‘ : Même dans ’ ‘Le journal de Mickey’ ‘, ils parlent de nous! ’».

263.

« ‘On se protège au maximum en tant que personnes. On essaye de casser un peu le star system en faisant des photos retouchées’ ». Lestrade, Didier, "Les adroits devoirs de Daft Punk", Libération, 25 janvier 1997, p26.

264.

En ce qu’elles ne répondent pas aux questions posées mais remettent en cause leur légitimité.

265.

Fort de son succès souterrain, Daft Punk a eu la possibilité de choisir parmi plusieurs propositions de grosses maisons de disques celle qui leur était la plus favorable.

266.

Malgré leur statut de stars, les Daft Punk aident de jeunes artistes et labels grâce à leurs remixes. Cf. Smagghe, Ivan, "Techno soucis", Les Inrockuptibles 67, 7 août 1996, p30.

267.

En schématisant quelques peu, car il y aura toujours des érudits pour rappeler que tel groupe – Motorbass est le nom le plus évident – a devancé dans les faits Daft Punk dans la reconnaissance de ce mouvement.

268.

Et ce dès 1993-1994 pour rendre compte d’une production française certes élégante (dues aux maisons de disques Fnac Music, F Communications, Yellow Prod) mais loin du succès des DJ Cam, Alex Gopher, Motorbass, Daft Punk, Air, et autres Dimitri from Paris des années 1996-1998 (eux aussi labellisés French Touch).

269.

Les artistes français sont alors affublés d’une « ‘imagerie désuète’ » qui croise « ‘clichés fantasmatiques du Paris-chic - amalgame de haute-couture YSL 70' s, de bonnes bouffes et de cafés crème en terrasse’ » et allure « ‘bècebège-french lover propret’ », « qui ‘tranche totalement avec l’idée de la house, une culture de l’underground extasiée et middle class’ ».

270.

Il faut effectivement attendre 1996 et Daft Punk pour qu’une telle identité musicale se fasse jour, avec ‘« ses basses filtrées, ses gimmicks funky et disco et sa dérision »’

271.

En 1998, The Face, un des journaux qui font et défont les modes musicales en Angleterre, déclare que le Moon Safari de Air est le meilleur album de l’année (avec en plus trois de ses chansons dans les vingt meilleurs singles), tandis que le titre Music Sounds Better With You de Stardust, groupe formé par un des deux Daft Punk, est élu meilleur single de l’année. En 1997, c’était déjà un représentant de la French Touch, l’album de Daft Punk, qui était à pied d’égalité avec le OK Computer de Radiohead – pourtant reconnu à l’unanimité critique comme un des chefs-d’œuvre récents du rock.

272.

Des artistes anglais allant jusqu’à choisir des patronymes francophones pour attirer l’attention, comme « Les Rythmes Digitales ».

273.

Williams, Patrick, "Modjo le taxi", Technikart hors-série 4 collector French Touch, janvier 2001, p36-39. 

274.

Bob Sinclar en est l’exemple le plus évident.

275.

Libération parle à cet effet de perversion de la French Touch, d’une école bêbête qui tire son inspiration des jingles télévisés de leur jeunesse. Bernier, Alexis, "Electro-nigauds", Libération, 4 mars 1999, p31.

276.

Lire à ce propos le texte présent en annexe (document 6) qui narre les rapports entre la scène électronique et les maisons de disques.

277.

PX, "French Touch ou Versailles Core ? ", Technikart 18, janvier 1998, p38-39.

278.

Manœuvre, Philippe et Guilbaud, Marion, "Edito", Rock&Folk 381, mai 1999, p3.