Rentrer dans le rang

Nous pouvons observer qu’à la fin de la décennie la musique électronique prend de plus en plus de place dans la programmation des festivals rock, notamment avec les groupes issus du Big Beat. Un tel rapprochement est-il bénéfique pour les deux parties ? Si en 1998, la présence de la techno tient encore de l’événementiel (la rave de clôture des Transmusicales de Rennes suscitant notamment de dithyrambiques comptes-rendus 279 ), deux ans plus tard les journaux spécialisés se demandent où sont passées les artistes rock, notamment à propos du festival La Route du Rock ‘«’ ‘ rebaptisé la Route de l'Electro tant le contingent électronique y était important ’ ‘»’ ‘ 280 ’. C’est jusqu’au temple de la chanson française, l’Olympia parisien, qui reçoit un des représentants historiques du mouvement, Laurent Garnier 281 . Le triomphe de la techno sur le rock est total, sa reconnaissance établie 282 , il ne lui reste plus qu’à se séparer de la mauvaise image qui lui colle à la peau – une musique assourdissante pour un ramassis de drogués – pour que les médias généralistes et le grand public finissent eux aussi, après la presse spécialisée et son lectorat, par reconnaître ses vertus. De grands rassemblements sont ainsi organisés avec l’aval des autorités civiles pour donner du mouvement techno une image consensuelle : la première Techno Parade 283 , organisée à Paris en 1998 « ‘pour fédérer la scène techno’ » et ‘«’ ‘ pour appeler à la fin de l'ostracisme ’» dont elle fut longtemps victime 284 , est reconnue comme « ‘populaire et familiale ’» 285 . La techno semble acceptée par tous, et devient même une musique d’ambiance, que l’on peut écouter avant la fête (lors du repas), pendant la fête (en boite de nuit) et après la fête (chez soi ou dans les lieux dédiés au chill-out, à la relaxation). La musique électronique Down Tempo (au rythme ralenti) apparaît ainsi pour satisfaire les néo-trentenaires qui ont grandi avec la techno mais commencent à être trop vieux pour sortir tous les soirs : cela reste encore affilié à la musique de club (de la house music, mais ralentie et matinée de jazz), tout en permettant de sortir de l’optique dance (volume sonore permettant la discussion) 286 .

La musique électronique se retrouve ainsi reconnue par les autorités, acceptée par le grand public, obtenant même des réussites commerciales (la french touch) et pouvant fournir l’habillage sonore d’endroits chics et branchés. Un tel succès entraîne l’émission de critiques 287 , conséquence obligatoire selon les préceptes rock. La techno a su attirer à elle le public rock en se présentant comme une incarnation réussie des préceptes punk – place à l’énergie, refus du statut de vedettes, tout le monde peut créer – et voilà qu’elle donne des signes d’embourgeoisement manifestes. Outre les points déjà évoqués – désir de reconnaissance publique et officielle, compositions produites pour ne pas déranger la consommation –, les musiques électroniques accumulent en effet les dérives esthétiques condamnées par le punk et la critique rock (qui partage en général ses préceptes).

En premier lieu, la techno semble prise de la folie grandiloquente qui avait condamné le rock des années 70 : la volonté progressive. Une des qualités premières de la techno pour la presse rock des années 90 est l’absolu nouveauté de ses compositions, bien plus attirante que le ronronnement du rock classique enfermé dans ses schémas stoniens ou autres. La techno présente ‘«’ ‘ le seul langage musical véritablement nouveau à être apparu après le rap ’ ‘»’ ‘ 288 ’, et permet à la critique spécialisée de retrouver un enthousiasme qu’elle imagine similaire à celui des pionniers qui découvraient la musique neuve des Beatles ou des Stones dans les années 60. Chaque nouveau disque se doit dès lors d’apporter de l’inédit par rapport au précédent, puisque tout est à écrire. Cette approche est encore plus accentuée par les artistes eux-mêmes qui, après avoir été moqués comme simples faiseurs de dance (à l’époque où ce mot était une injure dans le vocabulaire critique), demandent à ce que leur musique soit prise au sérieux 289 . Le désir de reconnaissance critique fait partie des comportements suspects aux yeux du punk, car allant à l’encontre des valeurs originelles du rock’n’roll que le punk voulait retrouver et que la techno primitive retrouvait sans le vouloir : défoulement et divertissement passant par des compositions simples et efficaces (qui sont en plus les plus démocratiques, celles que tout un chacun peut créer). Dans le même ordre d’idées, la techno devient aussi le lieu de superproductions discographiques au casting prestigieux 290 , dont le principe même est en désaccord avec l’éthique punk qui rejette toute forme d’artifices musicaux.

Plus encore, l’association dans l’esprit critique de la techno et de la nouveauté musicale se révèle a posteriori dévastatrice, le risque étant d’arriver à un moment à ne plus surprendre, à reconnaître que l’on a exploré toutes les possibilités formelles de la musique électronique. Et assez rapidement les stars de la techno se retrouvent accusées de faire du surplace. 291 La techno se retrouve en quelques années dans une situation identique à celle qui a condamné le rock dans les années 90 : comment faire suite à une histoire basée sur la notion de nouveauté lorsque toutes les possibilités ont été explorées ? La grandeur de la musique électronique lorsqu’elle fut découverte par la presse spécialisée était de sembler capable de fournir chaque mois son lot de chefs-d’œuvre, de frontières musicales reculées. Cette force devient son handicap 292 . Présentée originellement comme novatrice, la techno semble interdite de surplace. La production techno est intrinsèquement liée à la nouveauté, à la progression, et par conséquent est plus susceptible que d’autres musiques à vieillir et à perdre son intérêt 293 . Ce qui intéresse la critique n’est pas l’efficacité de la musique en elle-même mais son originalité, sa nouveauté.

Vers où la techno peut-elle se tourner alors qu’elle a fait le tour de ses possibilités musicales ? Elle va connaître le même mouvement que le rock : jeter un regard dans son rétroviseur et commencer à se référer à sa propre histoire 294 . Alors que paraissent des ouvrages consacrés à l’histoire du mouvement et qu’un label fondateur comme WARP fête ses dix ans en proposant compilations et rééditions, un journaliste de Technikart se demande si le fait que « ‘la techno se penche sur son passé ’» doit être interprété comme ‘«’ ‘ signe d’épuisement ou naissance d’une vraie culture ?’ ». Il répond que « ‘bilan ne renvoie (…) pas à enterrement’ » et peut « ‘débouche[r] finalement sur de nouvelles perspectives’ ». Et le journaliste de conclure sur un « à‘ nous l'ère post-techno’ » 295 , comme pour signifier que l’époque où la techno n’était qu’une musique chercheuse est close au profit d’une où elle a gagné son statut de musique à approcher en tant que telle – et non en tant que lieu d’expérimentation obligatoire.

L’acceptation globale de la techno se produit lorsque celle-ci se met à se mélanger avec des sonorités plus rock. Les références deviennent ainsi plus communes pour les commentateurs et les lecteurs, qui se sentent moins étrangers à cette musique. Autre élément non négligeable dans l’acceptation de l’électronique par la presse française et ses lecteurs : la scène locale accède à une reconnaissance internationale. C’est la première fois que des artistes français appartenant à la culture pop 296 peuvent s’enorgueillir d’une certaine crédibilité musicale aux yeux du monde. Cet événement impose à tous d’afficher son soutien au genre, de reconnaître que la musique électronique possède au moins cette qualité d’inscrire la France sur la carte mondiale de la pop culture. Cette acceptation progressive de la techno s’effectue ainsi dans le sens de son intégration au sein de l’histoire du rock. Le rock parti à la recherche de sa médiation originelle n’a pas disparu, il a juste changé de forme et de références en accédant à une nouvelle liberté.

Notes
279.

Bernier, Alexis, "Transmusicales 1997, Techno Report", Rock&Folk 365, janvier 1998, p27.

280.

Bernier, Alexis, "Itinéraire bis sur la route du rock", Libération, 15 août 2000, p15-16.

281.

Lequel explique ce choix par le fait qu’il pensait « ‘que c'était un endroit complètement inaccessible pour notre musique. Il fallait que je prouve que c'était possible’. »Lestrade, Didier, "Garnier digitalise l’Olympia", Libération, 17 septembre 1998, p28-29.

282.

La rave des Transmusicales de 1998 reçoit ainsi la visite de Jack Lang et de Catherine Trautmann, ancien et alors actuel Ministres de la Culture.

283.

Créée sur le modèle de la Love Parade berlinoise, défilé dédié aux musiques électroniques, qui existe depuis la fin des années 80.

284.

Les raves ayant été déclarées comme « soirées à haut risque » par un circulaire de 1995 auprès des préfectures.

285.

Bernier, Alexis, "Samedi, la musique techno parade à Paris", Libération, 18 septembre 1999, p2.

286.

Pierron, S. et Pruvost, S., "So Chic", Technikart 48, décembre 2000, p50-55. 

287.

L’un de ses jeunes artistes déclarant même : « ‘par moments, la techno c'est la nouvelle musique des blaireaux’ ». Lestrade, Didier, "Techno du temps jadis", Libération, 7 septembre 1999, p37.

288.

Godalier, Valérie, Quélennec, Yann, Rabasse, Manuel et Assayas, Michka, Dictionnaire du rock, 2000, s.v. "Techno," p1918-1927.

289.

Laurent Garnier, pour ne citer qu’un exemple parmi les plus célèbres, va présenter son deuxième album en 1997, alors que la techno est regardée d’un nouvel œil bienveillant, en ‘demandant « qu'on admette au moins que ma musique progresse »’. Bernier, Alexis, "Garnier, DJ en son palais", Libération, 29 mars 1997, p26.

290.

Le disque d’UNKLE, fruit des efforts du producteur James Lavelle, rassemble plusieurs contributions de figures du rock et de la techno et axe sa promotion sur cette précision.

291.

Un groupe fondateur comme Orbital, un des premiers à enregistrer un album techno, à avoir produit des chefs-d’œuvre référentiels, se trouve en 1999 dans une position qui pousse la presse spécialisée à demander : « ‘Par son côté rétrospectif (régressif) et son déficit d'inspiration, ce disque ressemble à un constat (que certains étendront peut-être à toute la scène électronique): dix ans après, dans quelle direction aller?’ ». Bernier, Alexis, "En orbite autour de nulle part", Libération, 14 avril 1999, p40.

292.

En 1999 Leftfield voit son album rejeté par la critique bien qu’il « eût été très en pointe en l'été 1997 », car « quarante-huit mois entre deux disques, cela relève du commun [pour les artistes rock] mais prête à conséquence dans ce genre chéri des jeunes et (parfois aussi) des vieux, la techno ». Pitton, Florian, "Leftfield, Rhythm and Stealth", Rock&Folk 386, octobre 1999, p100.

293.

Allons jusqu’au bout de cette idée, et demandons-nous si les créateurs techno ne sont pas condamnés à la régression, suite logique de la progression obligatoire. C’est ainsi que l’album de 1999 d’Orbital, The middle of Nowhere, est célébré comme une date, mais une date négative : si les grands noms de la techno commencent eux aussi à sortir de mauvais disques, c’est que le genre en son ensemble commence à rentrer dans l’ordre musical qu’il semblait survoler depuis deux-trois ans. Pitton, Florian, "Orbital, The middle of nowhere", Rock&Folk 381, mai 1999, p74.

Mais est-ce la musique qui baisse en qualité, ou les oreilles qui sont devenues plus exigeantes. L’exemple de la French Touch est à ce titre très parlant : c’est, à peu de choses près, la même musique qui est proposée aux auditeurs de 1997 et à ceux de 2000. Pourtant cette dernière est rejetée par la presse spécialisée : le label French Touch est désormais dénigré. La raison :« ‘le disco filtré [la marque sonore de la French Touch] devient de plus en plus indigeste. En sautant de Daft Punk’ ‘ à Superfunk, de Superdiscount’ ‘ à Kojak, de Motorbass’ ‘ à Bob Sinclar’ ‘, on n'a plus affaire aux mêmes pointures. De classieuse, la French Touch a viré vulgaire en adoptant le recyclage complaisant et accablant. On pourrait dater la fin d'une époque avec le carton interplanétaire de Stardust’ ‘ et l'album d'Alex Gopher’ ‘ : après l'excellent ’ ‘You, my Baby & I’ ‘, il fallait impérativement que les artistes français passent à autre chose. Même un disque comme celui de Demon (’ ‘Midnight Funk)’ ‘, pourtant bien foutu, n'arrive plus à nous exciter. On réclame du neuf, du second souffle, de l'imprévu.’ » Sabatier, Benoît, "French Touch Face B", Technikart 41, avril 2000, p44-46.

294.

En cette fameuse année 1999 qui voit apparaître les premiers retours de flammes critiques, l’intérêt va se porter sur le groupe anglais Les Rythmes Digitales, dont le son a pour particularité de citer celui des années 80, soit les débuts de la musique électronique. Simultanément paraît le troisième album des Chemical Brothers, qui affiche la participation de Barney Sumner, membre du groupe New Order reconnu comme ‘« inventeur de la dance-music moderne’ » avec Blue Monday en… 1983. Beauvallet, JD, "Danse avec le diable", Les Inrockuptibles 204, 23 juin 1999, p16-23.

295.

Merlio, Thomas, "Le révélateur. Quinze ans de bpm", Technikart 37, novembre 1999, p10.

296.

Et non pas folklorique, ainsi que l’est perçue dans le monde anglo-saxon la chanson française.