c. Un renouveau rock sous influence électronique

L’adieu à la norme couplet refrain couplet : le post-rock

Si la techno a su originellement se faire accepter par le public et la critique spécialisés, c’est grâce à ses efforts d’intégration d’éléments rock dans sa forme musicale. Inversement, lorsqu’elle finit par se retrouver en position de norme musicale, et ce devant le rock, des groupes à guitares se mettent à intégrer des sons électroniques dans leurs chansons 297 . D’autres vont même plus loin en adaptant à leur écriture le modèle des compositions techno, qui privilégient la partie rythmique à la mélodie 298 , sans nécessairement pour cela céder à une instrumentation électronique. Les schémas classiques du rock ne semblent plus suffire à satisfaire les auditeurs des années 90, qui s’interrogent sur l’intérêt d’écouter des copieurs alors que la technologie permet d’entendre les originaux dans les meilleures conditions ?Il faut donc sortir du modèle classique de la composition rock, comme le relève un lecteur de Rock&Folk :

‘Ces dernières années, seuls Radiohead, Placebo, Elliott Smith, Beck et le très regretté Jeff Buckley ont su tirer leur épingle du jeu et pourquoi ? Parce que ces types-là sont des génies, ni plus ni moins, des explorateurs qui ne se contentent pas du classique couplet/ refrain/ solo/ couplet/ refrain et, même lorsqu'ils le font, ça reste unique. 299

Si le rock épouse la composition électronique, il n’en fait pas de même avec ses desseins : alors que la techno est à l’origine une musique de danse, le rock qui intègre ses préceptes ne cherche pas à inviter les gens sur la piste mais à leur proposer une atmosphère particulière 300 . L’une des conséquences de la mainmise de la techno sur la scène musicale est donc l’émergence d’une nouvelle approche de la chose rock, soucieuse « ‘d’échapper au terrorisme de la pop-song’ » et consciente de la nécessité « ‘d’explorer l’après-rock’ ». Même si le rock instrumental à prétention expérimentale 301 n’est pas né à la suite de l’explosion électronique (de nombreux exemples issus du rock progressif des années 70 viendraient contredire quiconque affirmerait le contraire), l’omniprésence techno (et la familiarisation du public avec les compositions instrumentales qu’elle entraîne) fait que cette forme de rock « ‘est en train de devenir universelle’ » après avoir été ‘«’ ‘ confinée dans les ghettos barbons de la nouvelle musique ou de l’avant-garde ’ ‘»’. L’Electro a ainsi réussi à sortir le rock de ses ornières d’écriture, en lui démontrant qu’il est possible de sortir du schéma couplet refrain couplet.

La forme rock devenant dépassée, c’est l’étiquette rock elle-même qui apparaît défraîchie dans l’actualité musicale. L’ensemble des groupes qui veulent créer autre chose qu’un hommage aux Rolling Stones demande alors à être différencié de la scène rock. 302 . C’est d’ailleurs en 1997, année de la consécration électronique, que la presse spécialisée s’intéresse de près à cette nouvelle scène privilégiant l’expérimentation instrumentale, car elle y trouve la seule réponse rock aux expérimentations techno, la seule tentative probante ‘«’ ‘ de redonner un nouveau souffle au rock - un terme qui ne convient en fait plus du tout : on parlera donc maladroitement de post-rock, voir de no rock ’ ‘»’ ‘ 303 ’. Une telle position n’est certes pas dépourvue d’un certain élitisme propre à la critique spécialisée 304 , mais elle est aussi le fruit d’une réflexion théorique : depuis Nirvana le rock alternatif est devenu la musique de la majorité, imposant de nouvelles normes ‘(’ ‘«’ ‘ guitare-basse-batterie, couplet-refrain, égomanie, glamour, excitation, bruit, ’ ‘«’ ‘bollocks’ ‘»’ ‘, noirceur d'adolescence prolongée ’ ‘»’ ‘ 305 ’) au genre. Où trouver dès lors la véritable subversion dont le rock se réclame ? Ce mouvement intellectualisant propose une réponse :

‘Quand la rébellion étale ses cheveux savamment négligés au premier rang, quand les punks fraternisent avec le surgé, ce sont les nerds 306 qui alimentent la subversion. (…) [Parce que l’on peut préférer] une démission digne aux illusions collectives, aux soulèvements virtuels, (…) le silence étourdissant de Labradford [groupe post-rock] plutôt que le vacarme impuissant de Rage Against The Machine [groupe de rock multiplatiné appelant à la révolution], (…) le post-rock a enfin compris qu'il valait mieux se taire que ne rien dire 307 . ’

Cela ne fait finalement que confirmer l’impression laissée par la techno : l’époque et sa perte de repères ne sont jamais mieux décrite que dans une musique qui refuse le texte, le sens littéral, voire même la mélodie trop évidente, au profit d’un chaos sonore et/ou d’une transe complexe.

L’intérêt principal du post-rock pour la critique demeure toutefois la possibilité offerte de rester fidèle au rock – ou plutôt à sa forme instrumentale originelle 308 – en une époque où la musique électronique pour le public spécialisé et la rap pour le grand public semblent avoir pris sa place. Mais l’attention que suscite ce mouvement est surtout révélatrice de la situation du rock dans la deuxième moitié de cette décennie : perdu dans un monde musical nouveau au point de se raccrocher à une bouée qui jusque là formait le repoussoir absolu du goût critique. Car il faut bien reconnaître que toutes les excitations du moment se font autour de disques qui rappellent étrangement ceux du rock progressif, genre pourtant honni par la presse spécialisée. Libération reconnaît ainsi que le genre post-rock « ‘a d'abord et avant tout le mérite de tomber à pic ’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘ au cœur d'une de ces crises dont le rock est cycliquement secoué (’ ‘«’ ‘c'est l'impasse’ ‘»’ ‘) et dont il se remet de plus en plus péniblement ’ ‘»’ ‘ 309 ’ et que cette prétendue nouvelle scène n’est pas aussi innovatrice que l’emballement médiatique le prétend, non seulement vis-à-vis de la techno mais aussi de l’histoire obscure du rock.. 310 Les compositions post-rock en effet « ‘croulent sous les références’ » plus ou moins assumées, du free jazz au rock progressif. Le post-rock a ainsi peut-être plus à voir avec l’ennui contemporain de la presse spécialisée face à la puissance techno qu’avec l’avenir du rock, qui peine à trouver des représentants dignes du passé.

Notes
297.

Même s’il n’est pas à proprement parler un groupe rock, Everything But The Girl, dont la production proche du folk et de la bossa-nova finissait par condamner ses disques à un ennui distingué, a su se renouveler en y ajoutant des sonorités électroniques. Son compositeur déclare ainsi « ‘avoir redécouvert la musique depuis [qu’il a] été pris par le virus de la "house" ’». Rigoulet, Laurent, "Mélancolique mix", Libération, 30 octobre 1999, p36-37.

298.

Un groupe comme Primal Scream va ainsi connaître une rédemption critique, après avoir proposé un album aux influences stoniennes un peu indigestes, en présentant un album flottant, à la composition – plus qu’aux sons qui sont tous produits par une instrumentation rock basique – proche des musiques électroniques. Cf. Soligny, Jérôme, "Primal Scream, Easy Rider", Rock&Folk 359, juillet 1997, p40-42.

299.

Courrier des lecteurs, "Stanley Buckley", Rock&Folk 383, juillet 1999, p7.

300.

Un groupe à l’instrumentation rock classique comme Sigur Ròs propose à l’auditeur une musique qui veut faire écho à la nature particulière de leur pays, l’Islande. Comme l’assurent eux-mêmes les membres du groupe, « ‘ce qui importe, c'est l'atmosphère, le climat ’». Un choix esthétique qui rejette l’utilisation du schéma rock pour lui préférer celui de l’ambient, une musique électronique contemplative. (et suivants) Tordjman, Gilles, "Le Bator Récalcitrant", Les Inrockuptibles 94, 5 mars 1997, p50-51.

301.

La musique expérimentale, ou musique de recherche, est aussi communément appelée musique savante. Elle se propose de fournir une alternative aux musiques populaires de la consommation de masse en proposant de réinjecter du sens dans la musique, notamment l’expression des mutations du monde contemporain. Stockhausen notamment présente le concept de musique aléatoire, où l’œuvre est ouverte par rapport à une œuvre de musique classique, c’est-à-dire qu’elle est en construction au fur et à mesure qu’elle est jouée, ce qui change le rapport entre le compositeur et l’interprète. Sont aussi exploitées des techniques d’enregistrements et de transformations du son nouvelle : la musique électro-acoustique, notamment la musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, compose à partir de bruits concrets, ou encore la musique électronique qui, elle, se sert de sons synthétiques. Mais plus que les œuvres en elle-même, la musique expérimentale laisse une changement de la conception de la création musicale : celle-ci peut désormais venir non plus de la seule composition (musique classique) ou de la pratique instrumentale (jazz), mais d’un enrichissement de la matière sonore, rendue possible par l’utilisation inédite de la machine (travail sur les bandes, ordinateur, synthétiseur). Ces avancées seront rapidement assimilées par les artistes rock et ainsi popularisées (alors que la musique contemporaine s’est coupée du grand public qui la considère comme trop théorique : il semble ainsi nécessaire que ses idées soient mises en pratique par les rockers pour être reconnues comme bonnes).

302.

Un groupe comme Scott 4, par exemple, qui propose « un folk mutant traversant des zones de turbulences électroniques ou classiques », n’hésite pas à « ‘réfuter l'appellation rock ’», expliquant qu’ils la trouvent « ‘trop désuète et ennuyeuse, avec une structure guitare/basse/batterie qui [leur] paraît aujourd'hui datée et restrictive’ ». Renault, Gilles, "Scott 4, Hors des sons battus", Libération, 27 septembre 1999, p38-39.

303.

Sabatier, Benoît, "Chicago, Le son dévertébré", Technikart 20, mars 1998, p34-35.

304.

Le caractère confidentiel de cette musique semblant même être une de ses qualités : « ‘C'est un jardin secret dont on n'ouvre le portillon qu'avec hésitation : on n'a vraiment pas envie de voir les mornes plaines de Tortoise’ ‘ piétinées, d'entendre le silence rassurant de Labradford’ ‘ troublé par des cris imbéciles ’». Beauvallet, JD, "De la Lune à la Terre", Les Inrockuptibles 87, 15 janvier 1997, p40-41.

305.

Péron, Didier, et Rigoulet, Laurent, "Le Post-Rock en question", Libération, 29 Juin 1998, p36-37.

306.

Terme désignant les « premier de la classe binoclards », à l’opposé des étudiants cool. Un membre du groupe Labradford confesse ainsi : « ‘J’ai toujours été ce qu'on appelle un nerd, le souffre-douleur binoclard et mal coiffé avec qui personne ne veut jouer. Dans mon quartier, j’étais le seul dont les parents n’avaient pas divorcé, ça faisait tache, pas très cool. C'est sans doute ce qui nous a attiré l’un vers l’autre avec Mark : tous deux avions vécu une jeunesse sans histoires. Alors nous nous sommes réfugiés dans la musique et les livres. Je lisais tout ce qui sortait en science-fiction, je passais ma vie à rêvasser dans mon coin’. » Ceci étant suffisant pour condamner un adolescent « ‘dans une Amérique où tout manquement au jeunisme est une maladie pire que la jaunisse’ ».

307.

Beauvallet, JD, "De la Lune à la Terre", Les Inrockuptibles 87, 15 Janvier 1997, p40-41.

308.

La musique de Sigur Ròs est ainsi célébrée comme « ‘l’une des dernières raisons de croire en la guitare électrique ’». Beauvallet, JD, "La vie en Ròs", Les Inrockuptibles 255, 5 septembre 2000, p22-25.

309.

Péron, Didier et Rigoulet, Laurent, "Le Post-Rock en question", Libération, 29 Juin 1998, p36-37.

310.

Libération se demande si l’ensemble de la presse spécialisée n’a pas oublié « ‘que cette entreprise de déminage et de table rase des critères rock occupe les esprits, au bas mot, depuis les années 60. Ou qu'en Angleterre aujourd'hui la déferlante ’ ‘technoïde’ ‘ a complètement atomisé tous les référents, que Massive Attack’ ‘, Tricky’ ‘, New Order’ ‘, Photek’ ‘, Goldie’ ‘, Aphex Twin’ ‘, Roni Size’ ‘, Grooverider’ ‘, Happy Mondays’ ‘, Primal Scream’ ‘ et autres Chemical Brothers’ ‘ sont déjà passés à l'heure de ’ ‘l'après-rock’ ‘ .’ »