La scène française

L’influence de la reconnaissance internationale de la french touch sur l’ensemble de la production française fait aussi partie des bénéfices apportés par la techno au milieu rock. Grâce à cet exemple, le rock français prend conscience que la porte de sortie se trouve en dehors du modèle anglo-saxon. 319 . Alors qu’il ne provoquait jusqu’ici que mépris à vouloir imiter les inventeurs anglais et américains 320 , le rock français 321 trouve dans les années 90 et sa valse des étiquettes une raison d’exister en ouvrant les yeux vers un passé national que le purisme rock empêchait de reconnaître. La tradition musicale nationale n’a jamais su proposer du rock au sens classique (Rock&Folk est ainsi obligé de constater que ‘«’ ‘ les Noir Désir’ ‘, eux, seraient cette rareté : le groupe de rock français ’ ‘»’ ‘ 322 ’), mais se révèle riche de références en ce qui concerne ‘«’ ‘ la musique expérimentale sérieuse, les bandes originales de films ludiques, la chanson populaire ou élitiste, les métissages provoqués par les flux migratoires ou la traduction parfois singulière des modes et courants venus d'ailleurs (la pop, le punk, le rap) ’ ‘»’ ‘ 323 ’. Le rock français qui réellement s’affirme sur la scène internationale dans les années 90 ne présente finalement quasiment pas de disques à proprement parler rock, préférant s’exprimer dans des sous-genres plus propices à la différenciation. De fait, le rock français explose à l’étranger, mais le rock en français y reste une anomalie. Il apparaît en fait que son émergence internationale est surtout liée à son utilisation de sons qui différent de la norme anglo-saxonne – ce qui inscrit le rock français dans les problématiques posées au rock des années 90, qui accorde une place toute particulière au soundwriting. De par sa culture musicale nationale, la scène française peut propose de l’inédit. Sa force est de pouvoir se réclamer de personnalités méconnues hors de ses frontières (François de Roubaix, Serge Gainsbourg, Pierre Henry, Brigitte Fontaine, etc.) et, en raison de cela, de présenter des nouveautés sonores à la scène internationale 324 . En fait, ‘«’ ‘ depuis qu'il a cessé de vouloir faire rock à tout prix, le rock français s'est mis à exister. Et à grandir comme une flèche, dans toutes les directions et grâce à des ramifications inattendues. ’ ‘»’ ‘ 325

Au niveau national, la défiance vis-à-vis de la production locale et ses références (la variété n’y est pas une originalité folklorique positive comme elle l’est au niveau international, mais une souffrance quotidienne) a dû être confrontée à un autre phénomène pour être surmontée. Il faut l’exemple d’artistes tels Dominique A, qui ont su démontrer que ‘«’ ‘ la meilleure façon de faire du rock en France, c’est de ne pas en faire ’ ‘»’, de refuser les clichés du genre, pour que soit brisé le mythe de l’incapacité française de produire un bon disque 326 . La possibilité est désormais offerte aux amateurs de consommer du rock labellisé France, même si celui-ci ne se présente pas obligatoirement sous cette étiquette. Ainsi certains parlent de nouvelle chanson française, terme qui l’inscrirait dans la tradition des figures nationales que sont ‘Fréhel, Piaf’ ‘, Brassens’ ‘, Ferré’ ‘, Boris Vian’ ‘, Gainsbourg’ ‘, Boby Lapointe ou le Belge Brel’ ‘, tout en restant capable d’ouverture’ 327 ‘. Seul critère de sélection : se différencier de la variété du moment, fournir ’ ‘«’ ‘ une alternative consistante au rap et au groove électronique hexagonaux, un démarquage original par rapport aux musiques anglo-saxonnes ’ ‘»’ ‘ 328 ’. Les Louise Attaque, qui font partie des plus gros vendeurs de disques en France à la fin de la décennie 329 , font ainsi partie de cette mouvance.

Le succès national de ces nouveaux artistes est largement redevable de leur pratique intensive de la scène, créant un nouveau schéma autour de ‘«’ ‘ la tendance musiques de quartier : avant de conquérir le monde avec des produits studio, il faut toucher les gens, dans les bals ’ ‘»’. C’est en effet toute une tendance – toute une génération – du rock français qui s’ouvre à des sonorités variées (ska, son cubain, musiques traditionnelles en plus du rock et de la chanson), et réussit « ‘à vivre de leur seule audience régionale’ » et à acquérir une « expérience humaine » grâce à cette « ‘école de la musique populaire’ » 330 . L’un de ses adeptes, Manu Chao, obtient ainsi un succès international avec son premier disque solo, Clandestino, qui se différencie de la production anglo-saxonne par ses sonorités latines peu usitées dans le rock. 331

La techno est donc apparue comme une porte de sortie des plus acceptables pour le rock. D’abord en raison de son accord avec la médiation rock (elle est la musique actuelle de la jeunesse rebelle), mais aussi et surtout de son ouverture musicale. Les artistes rock s’en inspirent dans leurs compositions, mais aussi dans leur production. En outre, il permet à toute une génération d’artistes français de profiter d’une nouvelle attention médiatique dépassant l’exiguïté de la scène locale. En fait, toutes ces évolutions ne sont pas tant le fait de l’apparition de nouvelles possibilités musicales que de la disparition d’anciennes restrictions.

Notes
319.

Les journalistes anglais eux-mêmes déclarent à propos de la French Touch : « ‘Pour la première fois avec la scène dance parisienne, on a le sentiment que l'on n'a pas affaire à une copie carbone de ce qui se fait chez nous ou aux Etats-Unis ’», au point d’annoncer que « ‘la musique française est maintenant officiellement à la mode ’» Rigoulet, Laurent, "Le son frenchy but chic", Libération, 20 janvier 1998, p32-33.

320.

« N‘os Beatles’ ‘ s'appelaient Chaussettes Noires, notre Elvis’ ‘ Johnny Hallyday’ ‘ et notre Dylan’ ‘ Hugues Aufray’ ». Le problème du rock français se localiserait originellement dans la déperdition de sens qu’imposent ces adaptations, qui ‘« ne gardent de cette musique complexe que la puérile enveloppe d'un amusement bas de gamme vaguement lié à la croissance en crise des jeunesses occidentales’ » Conte, Christophe, "C’est arrivé près de chez nous", Les Inrockuptibles 206, 7 juillet 1999, p13-14.

321.

Compris ici en son « ‘sens générique qui englobe à la fois rock, pop, chanson, musique instrumentale acoustique, électronique ou expérimentale, techno, trip-hop, rai, reggae ou hip-hop’ »

322.

Roy, Frank, "Colère noire", Rock&Folk 318, février 1994, p46-51.

323.

Conte, Christophe, "C’est arrivé près de chez nous", Les Inrockuptibles 206, 7 juillet 1999, p13-14.

324.

Une autre apport de l’histoire musicale française est son ouverture aux musiques du monde, Paris devenant au cours des années 80 la capitale mondiale de la world music. Rappelons aussi l’émergence musicale de générations issues de l’immigration et mélangeant la culture de leurs origines familiales à la culture française et occidentale. Un artiste français comme Rachid Taha va ainsi recevoir un très bon accueil international à la sortie de son album Made in Medina de 2000, parce que celui-ci sait mélanger ‘« gasba (flûte de roseau) et guitare électrique, programmations et bendir’ », cultures américaines, africaines et européennes, parce que sa culture personnelle mélange chanson populaire française, rock anglo-saxon, musiques traditionnelles et électronique. Autant d’influences qui peuvent paraître inédites et attrayantes pour le public rock international. Renault, Gilles, "Taha, transe culturelle", Libération, 5 octobre 2000, p40-41.

325.

Il ne faut pas pour autant croire que ce phénomène s’étend à l’ensemble de la population amatrice de musique. Les faits ici retranscrits ne touchent que le public rock, le lectorat de la presse spécialisée. Comme le remarque le même article dithyrambique, « ‘en 99, la musique en France est encore archidominée par Obispo’ ‘ et Manau’ » et autres représentants de la variété grand public. Conte, Christophe, "C’est arrivé près de chez nous", Les Inrockuptibles 206, 7 juillet 1999, p13-14.

326.

Le chanteur nantais déclare ainsi qu’il voulait en sortant son premier disque ‘« que les gens disent ’ ‘je peux en faire autant’ », désir révélateur du contexte de complexe français vis-à-vis du rock. Fevret, Christian, "Fenêtre sur cour", Les Inrockuptibles 50, novembre 1993, p30-34.

327.

« A‘ujourd'hui, la chanson française, ce serait autant la « pop » d'Autour de Lucie’ ‘ que le « rap » de Solaar’ »

328.

Sabatier, Benoît, "La chance aux chansons", Technikart 12, mai 1997, p20-24.

329.

Sur lesquels nous reviendrons plus spécifiquement plus tard (Partie III, Chapitre 8, Point a).

330.

Lee, Hélène, "En Attendant Chao, Rentrée Musicale 2000 (Fin)", Libération, 23 septembre 2000, p50.

331.

Cette volonté de s’échapper des normes anglaises et (surtout) américaines n’est pas seulement musicale : si Manu Chao reconnaît que « ‘musicalement, les Anglais et les Ricains se sont essoufflés, ils ont perdu la spontanéité des mecs qui découvrent la liberté. Les Sud-Américains ont une folie, une joie de créer’ », ses anciens camarades du milieu alternatif, qui sont nombreux à avoir troqué les riffs punk contre des rythmes latinos, présentent une interprétation plus idéologique de la chose. Eux qui, « ‘autrefois, pensaient qu'une vie alternative était encore possible dans l'Hexagone, ont rangé leurs illusions dans leurs valises’ » suite aux dures réalités de la France des années 90 (montée du Front national, du chômage, de la pauvreté). Ils ont par contre trouvé en la figure du sous-commandant Marcos et dans toute la culture sud-américaine un exemple de résistance au modèle libéral américain. L’alternatif français s’est en quelque sorte délocalisé vers les pays latins, qui présentent « ‘une culture populaire, vivante, métissée, qui pulse dans la rue ’», un négatif de la situation parisienne où ‘« la mairie diffuse des tracts antibruit, les immeubles sont ravalés, les appartements fermés par des portes blindées, les rues silencieuses, les gens stressés’ ». Ainsi la musique latine présente pour le rock français une alternative plausible à l’impasse rock où elle s’enfermait depuis ses origines, et surtout une opportunité supplémentaire de faire valoir son statut d’exception culturelle au sein d’une scène internationale monopolisée par les Anglais et les Américains. Williams, Patrick, "L’axe Sud", Technikart 32, mai 1999, p50-54.