d. De nouveaux sons ou de nouvelles références ?

Mise à jour de références obscures - voire inavouables

Si un groupe français comme Air parvient désormais à charmer les médias et le public anglo-saxons, c’est parce qu’il leur propose des sonorités et des citations inédites qui leur donnent un son so typic. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, notamment en étant armé de la culture populaire française, on se rend compte que ‘«’ ‘ le duo cite dans le désordre Ravel et Christophe’ ‘, Mort Shumann et Michel Berger, Joe Dassin’ ‘ et les sonates de Mozart (…) et, au tout premier rang, les Beatles’ ‘ ’ ‘»’ ‘ 332 ’ ‘.’ Si les références à la musique classique ne sont pas une nouveauté dans le rock, celles empruntées à la variété française peuvent elles plus surprendre, tant elles vont à l’encontre du bon goût rock établi. Mais si au début de la décennie Les Inrockuptibles pouvaient se lamenter du fait que les jeunes rockers français osaient rendre hommage à Joe Dassin au lieu de célébrer le Velvet Underground 333 , quelques années plus tard la remarque devient hors de propos. Comme nous l’avons vu, le rock français a commencé à exister le jour où il a arrêté de singer le rock anglo-saxon pour se tourner vers d’autres cultures musicales, et en premier lieu sa variété nationale. Des artistes comme Air ou Le Tone par exemple sont loués à l’étranger pour leurs sonorités « inédites », lesquelles peuvent rappeler à l’auditeur français des chansons populaires interprétées par Michel Polnareff 334 , Serge Gainsbourg ou d’autres interprètes moins glorieux. 335 La difficulté de ce mouvement est d’amener les instances critiques à accepter des références qu’elles ont toujours méprisées.

Il est en effet plus pratique pour la presse spécialisée de chercher des ancêtres nobles à la nouvelle scène française. Dans un premier temps, lorsque la french touch commence à décoller, les magazines se succèdent pour rappeler que la France est la patrie de la musique concrète, que plusieurs spécialistes considèrent comme pionnières en musiques électroniques. On cite le compositeur Pierre Henry, ancien collaborateur de Pierre Schaeffer, qui a été l’un des premiers à chercher à développer ces expériences dans le cadre d’œuvres destinées au grand public, avec sa Messe pour le temps présent (écrite pour un ballet de Maurice Béjart avec l’aide de l’arrangeur pop Michel Colombier) 336 . Les chroniqueurs sont heureux de découvrir a posteriori que la France a toujours été influente musicalement.

Le problème est que de tels jugements sont en effet réalisés a posteriori : si l’aura d’un Gainsbourg a toujours été effective au niveau national, il faut attendre la seconde moitié des années 90 pour que son œuvre vienne ‘«’ ‘ au goût du jour dans les clubs londoniens; ses disques samplés sur moult titres dance, ses arrangements repiqués par les succès brit-pop ’ ‘»’, sous l’impulsion de fans célèbres (Sonic Youth, Beck). La France n’a jamais été vraiment importante sur la scène internationale, sinon aux yeux des amateurs de curiosité et d’exotisme. Pourquoi ce changement d’opinion ? Justement parce que les années 90 semblent arrivées au bout d’un cycle, qu’elles se rendent compte que la vénération d’artistes toujours identiques depuis trente ans ne mène qu’à une impasse artistique et que la nouveauté, puisque la création en rock ne semble pouvoir plus exister que dans la citation, se fera grâce à la redécouverte de branches obscures de la musique populaire. Le rock se sait dans une position postmoderne, et va en appliquer à la lettre les préceptes : puisque l’on ne peut plus créer qu’en citant, on va citer des œuvres peu connues car rejetées jusqu’ici par les normes du rock – lesquelles normes volent en éclat puisque dans une conception postmoderne toutes les œuvres artistiques présentent le même intérêt. C’est ainsi qu’il devient possible de se référer à la variété française jusqu’alors pestiférée selon le bon goût rock.

Au niveau international, ce mouvement va se traduire par la redécouverte de l’ancienne ennemie du rock des années 60 : la Lounge Music ou Easy Listening (dont la variété française peut apparaître comme une expression exotique), une musique produite pour accompagner les adultes dans leur vie sociale sans la remettre en cause – alors que le rock se voulait une proposition offerte aux jeunes de vivre hors de cette société. Ce sont en premier lieu les jeunes groupes qui sortent du moule grunge-pop-indé qui rappellent que cette musique méprisée possède aussi ses chefs-d’œuvre 337 . La presse spécialisée, aidée en cela par une politique de rééditions opportuniste de la part d’une industrie du disque 338 , se mit à suivre le mouvement et à faire de l’easy-listening ‘«’ ‘ à la bourse des courants d'air la valeur refuge sur laquelle il faut miser tout et tout de suite ’ ‘»’ ‘ 339 ’.

Un nom notamment refait surface avec ce phénomène : celui de Burt Bacharach. Le retour à la lumière de ce compositeur, voire son accès au statut de mythe 340 , bouleverse pas mal de certitudes rock. Alors que Philippe Manœuvre se souvient dans un éditorial que ‘«’ ‘ dans les années soixante, personne n'aurait voulu toucher un disque de Burt Bacharach ’ ‘»’, parce qu’il « ‘représentait tout ce contre quoi la génération électrique se batta’it », sa musique étant uniformément reconnue comme sirupeuse, il remarque qu’on ne peut plus lire un magazine spécialisé sans qu’un éloge ne lui soit fait 341 . Ce que le rédacteur semble oublier, et qu’il avait pourtant lui-même formulé quelques années plus tôt, c’est que la musique de « ‘la génération électrique ’» a aujourd’hui la place de celle de Burt Bacharach 342 . Le rock est devenu la musique de la majorité, c’est lui qui berce désormais la bonne marche de la société : on ne peut plus par conséquent lui demander d’incarner une quelconque subversion, rébellion. On peut par contre préférer se retourner vers une musique comme celle de Burt Bacharach qui a pour elle de ne pas plaire aux nouveaux garants de cette nouvelle norme. Le easy-listening n’est peut-être pas la contre-culture des années 90 – la notion de contre-culture semblant inappropriée à un âge où toutes les sous-cultures sont quasi immédiatement vendues au grand public –, mais il est au moins une alternative au monopole techno-rock.

Parallèlement au easy-listening, c’est tout un ensemble de musiques autres que la scène rock redécouvre dans les années 90. Les bandes originales de films, notamment celles d’auteurs comme John Barry ou Ennio Morricone, sont ainsi remises au goût du jour par Electro qui y pioche atmosphères et sons à sampler. Le post-rock ose lui des réévaluations de groupes appartenant au courant du rock progressif – dont le plus célèbre est Pink Floyd 343 qui retrouve ainsi le droit d’être apprécié. Le rock des années 90, en se séparant des limites esthétiques de la forme classique du genre, a su aussi se défaire de ses limites théoriques dont le bon goût est l’expression première. Ce faisant, il redécouvre tout un pan obscurci de son histoire qui lui ouvre une porte de sortie au musée qu’il était en train de devenir en chérissant toujours les mêmes références. Le phénomène est entériné lorsque à la fin de la période étudiée, c’est l’époque maudite, celle contre laquelle se sont construites ces années 90, qui devient à son tour une référence avouable : le deuxième album des Daft Punk, Discovery, se présente à la fois comme une œuvre prospective, qui « ‘tente d'imaginer la variété du nouveau millénaire’ », et régressive, ‘«’ ‘ qui revisite avec brio la musique de l'enfance, en l'occurrence pour les Daft (25 et 26 ans au compteur) celle des années 80 ’ ‘»’ ‘ 344 ’. Les fameuses années 80 sont enfin digérées, nous pouvons donc considérer que les années 90 – incarnées par ce disque qui cherche une voie entre l’expérimentation et la citation – sont finies.

Notes
332.

Rigoulet, Laurent, "Air, deux garçons dans le vent", Libération, 20 janvier 1998, p33.

333.

Tordjman, Gilles, "Popus, Joe Dassin", Les Inrockuptibles 50, novembre 1993, p15.

334.

Conte, Christophe, "Deux garçons dans le vent", Les Inrockuptibles 134, 14 janvier 1998, p14-19.

335.

Bernier, Alexis, "Electro-nigauds", Alexis Bernier, Libération, 4 mars 1999, p31.

336.

On déclare même que ce disque « ‘contient en germe tout ce que les années 90 vont scandaleusement se réapproprier : les compositions en boucle, répétitivement articulées autour de motifs récurrents, la fascination morbide pour les sons dérangeants (soufflements, crissements, hurlements - c'est selon), la tendance à la désubstantialisation (cette idée qu'une œuvre peut très bien se bâtir sur du rien)’ ». Orlandini, Alain, "Pierre Henry/ Michel Colombier, Messe Pour Le Temps Présent, Rééditions", Rock&Folk 355, mars 1997, p88.

337.

Le leader des High Llamas, par exemple, qui poursuivent leur « ‘quête d'une musique pop idéale, entre envolées flamboyantes et recherches de fourmis’ », se révèle être un « ‘fin connaisseur et descendant direct des savants fous du easy-listening, des orchestrateurs géniaux et autres bâtisseurs de cathédrales des sixties’ ». Conte, Christophe, "Haute-Fidélité", Les Inrockuptibles 54, 24 avril 1996, p22-24.

338.

Ces rééditions sont les premières du genre car elle devait « ‘juger [ces disques] sans doute pas très montrables (…) pendant près de trente ans ».’ 

339.

Conte, Christophe, "Jet-Set junta", Les Inrockuptibles 57, 15 mai 1996, p42.

340.

Beauvallet, JD, "L’homme qui aimait les femmes", Les Inrockuptibles 2, 22 mars 1995, p30-33.

341.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 386, octobre 1999, p3.

342.

« A‘ une époque, quand on faisait les courses à l'hyper, la musique diffusée entre les rayons de molleton moelleux et les boites de petits pois extra-fins était une sorte d’ambient sirupeux à la Paul Mauriat, censé favoriser cette fameuse consommation des seventies. La dernière fois où nous avons mis les pieds dans ce genre d'endroit, la sono lançait ’ ‘White Light/ White Heat’ ‘ du Velvet’ ‘ et ’ ‘Breed’ ‘ de Nirvana’ ‘. On fait quoi ? On se branche ragga, chants sacrés tibétains, flûte des cannibales Hopis ? Tout, mais plus ça. ’». Manœuvre, Philippe, "Combustible Edison, Schizophrenic ; Inflight Entertainment, The world of easy listening", Rock&Folk 346, juin 1996, p60.

343.

Si la musique de ce dernier présentait de nombreuses qualités entre 1967 et 1972, « ‘depuis la déflagration punk, il est de bon ton de juger qu'elle puerait le fromage de chèvre pas frais, le shit soporifique’  ». Sabatier, Benoît, "Le syndrome du mois : Pink Floyd", Technikart 12, mai 1997, p3.

344.

Bernier, Alexis, "Daft machine", Libération, 10 mars 2001, p34.