L’érudition, pourquoi faire ?

On assiste ainsi à tout un mouvement de réévaluation, de redécouverte de musiques oubliées, niées ou raillées par la critique établie, qui font que de nouvelles influences sont revendiquées par les artistes rock. Le mouvement post-rock se déclare fatigué de la routine rock et se retourne vers des formations plus obscures, plus confidentielles : Can, Faust, Neu !, et l’ensemble de la scène Krautrock (le rock underground allemand des années 70 345 ). L’alternative à l’uniformisation rock semble ne pouvoir passer que par un changement de références, par une recherche de modèles moins exploités. Le présent, à défaut d’inédit, propose d’exploiter des voies qui ont été peu reconnues dans le passé. Plutôt que d’essayer une énième variation sur les Rolling Stones, les jeunes groupes se concentrent sur les propositions oubliées de groupes moins connus comme ceux du Krautrock. Ils pensent que la célébration de la marge historique peut donner de nouvelles normes au présent et ainsi influer sur son cours.

Le fait que les années 90 aient choisi Neil Young comme figure tutélaire est révélateur. L’individu n’est certes pas un inconnu, et a même eu du succès à son époque. Mais il n’a pas, comme les Rolling Stones ou Pink Floyd ont en fait une norme pour les vétérans du rock, infléchi sa carrière dans le sens d’une célébration nostalgique attendue par l’industrie discographique. Sa production des années 90 est même reconnue comme l’une des plus parlantes de la décennie – son album live Arc-Weld de 1991 étant même décrit comme le meilleur compte-rendu sonore de l’état d’esprit des américains lors de la Guerre du Golfe 346 - alors que celle des Rolling Stones n’est que prétexte à tournées nostalgiques. Ce que les jeunes groupes des années 90, notamment grunge, apprécient en lui, c’est cette possible définition autre du rock, qui permet de croire que le genre n’est pas que le fait de gestionnaires de catalogue. La survivance d’un Neil Young dans le monde du rock amène la preuve aux jeunes artistes que le fait de ne pas être dans la norme du moment n’est pas une condamnation au regard de l’histoire, que les choix artistiques anticommerciaux peuvent même se révéler être les bons. Et c’est ainsi que « ‘Nirvana’ ‘ et Red Hot’ ‘ Chili Peppers, lorsqu'ils remportent (récemment) un Award, ne remercient pas leur maison de disques ou un directeur artistique, mais Neil Young ’ ‘parce qu'il est là’. » 347 Sur la foi d’un tel exemple la marge apparaît comme la référence/solution à un rock perdu dans l’auto célébration.

Bien sûr, on peut trouver limitée une perspective artistique qui se contente de fouiller les poubelles de l’histoire. Mais cela est inhérent à la forme rock : limitée, elle ne pouvait qu’arriver au bout de ses possibilités créatrices. Ces dernières étant atteintes au court des années 70, il ne lui reste plus qu’à ‘«’ ‘ fonctionne[r] sur un mode où la référence le dispute à la nostalgie ’ ‘»’, à accepter la fin de sa modernité pour passer à l’âge du postmodernisme où ‘«’ ‘ le bégaiement était devenu le dernier chic de l'énonciation de la pensée ’ ‘»’. Ce qui ne condamne pas pour autant le genre à des « ‘revivals foireux prêts à consommer’ », du moment que celui-ci se révèle capable de recueillir des artistes « ‘teigneux (…), qui se mettent en danger’ » 348 , et qui surtout ne se contentent pas d’étaler leur érudition. Cette difficulté de la création référencée survole le rock de la décennie : la citation trop appliquée risque de masquer la personnalité, or c’est celle-ci qui est censée être à l’origine de la grandeur de l’œuvre rock 349 .

Il apparaît ainsi que si le fait de posséder des références est incontournable dans la pratique rock des années 90, il n’est pas suffisant. Il faut aussi savoir y inscrire la marque de sa personnalité. Vénérer benoîtement les Beatles ou les Stones ne peut que mener à une production noyée dans la masse. Mais aimer les Beatles et les Stones et Pink Floyd et des groupes plus obscurs comme Can et Faust, et essayer d’intégrer toutes ces influences en une seule et même composition semble être une proposition plus à même de se différencier de la norme. L’inédit provient ainsi de l’érudition et de la personnalité imposée – notamment dans l’utilisation et/ou la superposition – à ces références. 350 Résultat : les disques intéressants se mettent à ressembler à des tests de musicologie. Les références s’élargissent, la complexité des productions – le fameux soundwriting – fait de même, la culture de l’auditeur est réquisitionnée de plus en plus souvent : le mal de crâne et l’indigestion ne sont pas loin.

Notes
345.

Tout n’est effectivement pas à jeter au sein de la musique progressive. Si les emprunts grandiloquents uniquement mus par un désir de reconnaissance culturelle sont souvent discutables, les formes de recherche musicale plus inattendues, voire anticommerciales sont saluées par un petit public branché (selon le terme alors employé, signifiant au courant de ce qui est important culturellement mais pas encore connu du grand public). Le courant planant, principalement le fait de la scène allemande, où l’expérimentation se fait sur le principe de la répétition ou de l’allongement d’une même note (grâce à un nouvel instrument, encore difficile à maîtriser, le synthétiseur) selon les modèles de Terry Riley ou John Cage. La scène allemande est d’ailleurs la source principale d’excitation des branchés de l’époque (le magazine Actuel lui consacre ses principaux articles musicaux) qui rejettent les schémas attendus du rock progressif pour s’enthousiasmer sur le minimalisme rock de Neu !, l’expérimentation électronique de Kraftwerk ou l’entreprise de déconstruction de la forme rock de Faust. Les amateurs découvrent ainsi qu’il existe d’autres scènes que l’anglo-saxonne, notamment française assez proche de l’approche expérimentale de l’allemande, mais encombrée d’un discours politique sclérosant (refus de tout compromis avec l’industrie capitaliste, donc avec une maison de disques). La scène française n’a pas su se doter d’une maison de disques susceptible d’éditer ces jeunes groupes (comme la marque Ohr en Allemagne) : des groupes comme Cheval Fou, Mahjun ou autres font ainsi figures de référence de cette pop music française mais sans qu’ils aient laissé de traces discographiques (sinon ultérieures à leur années de gloire relative).

346.

Bigot, Yves et Spotnitz, Frank, "La crue du Neil", Libération, 29 novembre 1991, p38.

347.

Kent, Nick, "Le Yin et le Young", Libération, 30 novembre 1992, p35-36.

348.

(non signé), "Deux Ans De Délire, Vingt Ans De « No Future » ", Technikart 8, décembre1996, p73.

349.

Un lecteur de Rock&Folk reconnaît qu’un groupe comme Oasis « écrit de bonnes chansons », mais manque de style parce que « trop scolairement sur les traces des aînés Kinks, Beatles & Co ». Bref, comme le déclare un autre lecteur, « ‘Oasis c'est bien, sauf qu'il ne faudrait pas avoir de mémoire.’ » Une solution est proposée au groupe pour passer au niveau supérieur : « Finissez de digérer, lâchez-vous, prenez des risques, montrez l'âme, brandissez la tripe », par exemple en proposant « ‘des relectures personnelles du blues (PJ Harvey’ ‘ - Ben Harper’ ‘) ou des musiques populaires américaines (pour Beck’ ‘) sans jamais céder à la tentation de la copie carbone ’». Courrier des lecteurs, "Dusty", Rock&Folk 344, avril 1996, p88-89 et Courrier des lecteurs, "Pazancor ?", Rock&Folk 343, mars 1996, p88-89.

350.

La musique électronique, du fait de sa forme musicale basée sur le sampling et son collage de sons, se retrouve ainsi en première ligne de cette nouvelle utilisation des références. Des alliances improbables a priori entre la techno et d’autres musiques sont tentées et réussies : blues pour Moby, jazz pour Saint Germain, folk pour Everything But The Girl, voire même musiques savantes avec les sonorités médiévales pour Nova Nova ou le bruitisme de Stockhausen pour Björk.