Et si on faisait simple

L’ensemble de la décennie semble soumise à une seule loi, celle de la recherche de nouvelles formes pour le rock. Nous avons relevé les diverses propositions avancées et les réceptions qui en ont été faites par la critique. Mais cette dernière finit par se rendre compte que ses exigences d’expérimentations produisent plus de recherches que de résultats concrets. Elle cherche alors un critère d’élection qui ne soit pas tributaire des notions de progression ou de réaction, ceci enfin de se débarrasser de son ornière expérimentale – qui risquait d’enfermer le rock dans une posture élitiste – : la recherche de l’émotion plutôt que la recherche de voies futures 351 .

La première marque de cette nouvelle quête – ou retour à la quête originelle – s’incarne par la volonté d’artistes expérimentateurs de prouver qu’ils peuvent aussi écrire des chansons classiques sans utiliser des artifices sonores. L’exemple le plus frappant est celui de Beck qui, d’artiste symbole du soundwriting, devient celui de la possibilité de produire de grands albums actuels mais écrits à l’ancienne 352 . Il est d’ailleurs amusant de relever que depuis le milieu des années 90, on assiste à « ‘un extraordinaire revival néo-folk’ ». Alors que l’électronique se met à dominer le monde musical, la guitare en bois attire à elle une génération nouvelle qui, face à ‘«’ ‘ l’absence de repères, le flou des valeurs, la quête de sens ’ ‘»’ contemporains, sait reconnaître le charme des ‘«’ ‘ instruments joués à la main et [des] voix qui racontent les gens et les endroits ’ ‘»’. D’ailleurs les deux genres ne sont pas si opposés qu’ils le paraissent, puisque tous deux sont d’‘«’ ‘ habiles recycleurs de passé, [d’]ardents défenseurs de l'esprit fait à la maison et [un] pied de nez au rock de papa ’ ‘»’ ‘ 353 ’. Là est la véritable identité du rock des années 90 : quelle que soit la manière – le son – utilisée, le but est de se différencier du rock classique tel qu’il fut établi dans les années 60 et qu’il est reproduit (avec amplification) par le grunge et le rock alternatif triomphant. Seules les méthodes divergent, l’une prospectant du côté de l’après rock (musiques électronique et post-rock), l’autre de celui de l’avant rock (folk, country).

En effet, le nouveau rock alternatif américain, fatigué du jeunisme obligatoire grunge, va se tourner vers la musique country que l’on croyait ‘«’ ‘ réservée exclusivement aux garçons vachers texans de plus de soixante berges ’ ‘»’. De jeunes artistes rock underground viennent investir un genre au statut équivalent en Amérique à celui de la variété en France pour opérer ‘«’ ‘ un retour ascétique aux racines de la musique américaine, où convergent folk, blues et country proprement dite, pour un nouveau fouillis des genres, aussi pouilleux que salvateur ’ ‘»’ ‘.’ ‘ 354 ’ Ces mouvements des jeunes artistes vers les musiques originelles 355 , vers la musique populaire d’avant le rock, d’avant l’industrie des loisirs et ses logiques de rentabilité, s’inscrivent tous dans un désir de retrouver, de recréer de l’émotion musicale. Et la forme la plus sûre de celle-ci reste la chanson.

La techno elle-même, pourtant la plus soumise à la prépondérance du son, se met à s’intéresser à l’écriture mélodique, à trouver des charmes au format chanson. Comme le remarque Technikart, ‘«’ ‘ l'électronique pure et dure, celle qui ne se suffit qu'à elle-même, rame dans le sable actuellement pour renouer avec les coups d'éclat des origines ’ ‘»’. Une musique novatrice n’est appréciable que dans le cadre de sa novation : une fois ce contexte disparu, son intérêt fait de même, la composition apparaît pour ce qu’elle est, un travail de recherche. Les disques qui restent dans le cœur des amateurs sont rarement ceux qui se contentent d’être une simple avancée musicale : ils doivent aussi savoir créer une émotion hors de leur contexte historique. Or l’exemple de jeunes artistes « ‘qui perpétuent une conception du songwriting à l'ancienne ’» sans «‘apporter un véritable sang neuf au schmilblick musical’ » et reçoivent pourtant les faveurs de la presse et du public, amène à interroger les raisons formelles de la réussite rock. Celles-ci sont simples : de tels individus 356 savent « ‘accouche[r] de chansons intemporelles et tout connement belles’ ». ‘«’ ‘ Le retour du chant et de la mélodie ’» est dès lors perçu comme le nouvel eldorado musical : y seront fêtés « ‘les artistes hybrides’ » qui ont toujours mélangé chansons et « ‘emballage sonore novateur’ », songwriting et soundwriting (Björk, Beck), et – nouveauté – ceux ‘«’ ‘ qui s'inscrivent dans la sphère électronique mais qui plébiscitent des voix et une vraie écriture ’ ‘»’ ‘ 357 ’. Les musiques électroniques reconnaissent, après avoir imposé le rejet des normes couplet/refrain, la valeur artistique de ces fondamentaux. Son apport aura été de montrer qu’une autre voie est possible au format classique de la chanson, sans pour autant en interdire l’accès. Une autre expression de cette humanité est d’ailleurs possible via l’énergie, notamment celle qui est dépensée lors des concerts 358 . Les musiques électroniques peuvent ainsi trouver leur salut dans un « ‘vent de sauvagerie’ », dans la « ‘débauche d'énergie brute et de sueur’ » propre au rock. 359

Ecriture de chansons, énergie, la décennie s’achève sur un retour aux sources via sa recherche d’humanité. Ne reste plus qu’à retrouver le modèle original, soit le rock lui-même. La musique électronique est devenue mainstream, les champions du soundwriting semblent sombrer dans les dérives du rock progressif, tandis que le rap s’emmêle avec les clichés sexistes et machistes : le rock’n’roll est redevenu le lieu possible de la vitalité musicale, ‘«’ ‘ le véritable underground de l'an 2001 (…), viscéral, convulsif, malséant et élégant ’ ‘»’ ‘ 360 ’. Certes, pour être ainsi retrouvé, le rock a dû aller très loin se réinventer 361 , des expérimentations électroniques aux sucreries easy-listening. Mais à la fin d’une décennie éminemment prospective, les instances critiques se retournent dans un bel élan collectif vers le rock le plus basique pour en redécouvrir la grandeur. Rock&Folk consacre ses couvertures à de jeunes groupes apparus dans l’année (Strokes, White Stripes), Les Inrockuptibles sélectionnent des disques de plus en plus bruyants (à l’encontre de l’image lettrée qui les poursuit) et Libération consacre un de ces groupes, At The Drive-In, comme celui qui ‘«’ ‘ s’inscrira dans les annales comme le groupe qui ressuscita le rock’n’roll en l'an 2000 ’ ‘»’ ‘ 362 ’.

La solution était donc là : que de jeunes gens reprennent un genre moribond à ses artistes vieillissants et lui réinjectent vie grâce à des prestations scéniques impressionnantes – l’argument le plus souvent entendu à propos de ce groupe 363 – et à leur foi dans la musique qu’ils produisent 364 . Ils retrouvent alors ce qui donnait un sens au rock, et ce toutes époques confondues : exprimer les préoccupations de son public – l’ennui adolescent et son combat par la musique 365 .

Ce phénomène éditorial du retour du rock est la conséquence de la fin du cycle expérimentaliste – qui demandait toujours de la nouveauté – définissant les années 90. Dès 2000, Technikart précise que si ‘«’ ‘ c'est essentiellement dans le champ électronique qu'aujourd'hui la musique trottine de l'avant ’ ‘»’, cela ‘«’ ‘ n'empêche pas cette constatation: ce mois-ci, ce sont des disques pop qui tiennent le mieux la rambarde ’ ‘»’ ‘ 366 ’. Un disque rock redevient appréciable même s’il n’est pas novateur, et peut ainsi être préféré à un disque techno expérimental 367 . Rock, techno, classicisme, expérimentation, l’époque des purismes semble terminée, et avec elle celle des ostracismes qui imposait à une époque donnée d’apprécier telle musique précise. Comme l’exprime un lecteur de Rock&Folk suite à l’interrogation du rédacteur en chef :

‘Etre rock en l’an 2000 ? C’est pouvoir écouter le Wu-Tang-Clan [rap] après le dernier Nashville Pussy [rock texan]. C'est aller voir le Jackie Chan [film de kung-fu] en attendant le nouveau Lars Von Trier [film d’auteur]. C'est aimer Lou Reed et Dr Dre, Bowie et Ol’ Dirty Bastard [classic rock et rap] [soit apprécier des styles qui jusqu’ici étaient séparés en chapelles sans liaison possible sous peine d’excommunication] (…) Je crois qu'être rock en l'an 2000, c'est être foncièrement paradoxal. 368

La révolution techno a surtout imposé une ouverture musicale hors des territoires du bon goût délimités par la presse spécialisée. Toutes les possibilités de références deviennent acceptables, le second degré n’est plus disqualifiant, bref la « postmodernisation » du rock est assumée : la conscience de l’impossibilité technique de réellement innover accrédite le jeu sur les influences. Cette intellectualisation de la musique conduit même à un phénomène d’apparence réactionnaire : le rock dans sa simplicité la plus élémentaire est de nouveau susceptible de qualités. Même s’il n’apporte rien de nouveau, même s’il a déjà été entendu, sa capacité à créer de l’émotion est désormais suffisante. La presse spécialisée déculpabilise le genre de ses limites esthétiques en le débarrassant de son complexe de modernité, de soumission à la logique d’avant-garde : la musique peut faire du sur place ou même regarder vers le passé et y trouver son bonheur. La recherche de la médiation musico-sociale amène ainsi à des conséquences avant tout esthétiques : le rock devient un lieu de références, d’érudition. Il devient une culture au sens esthétique du terme. Ce dont la presse rend compte en élargissant ses propos aux domaines extramusicaux.

Notes
351.

Les Sonic Youth ont toujours été appréciés pour leur « ‘capacité à étonner’ », mais au bout d’un moment ils ne proposent plus rien « ‘de particulièrement nouveau pour qui les suit depuis un moment’ », « ‘tant ils maîtrisent leur affaire’ ». Leur production, si elle est enfermée dans une logique expérimentale, devrait dès lors perdre tout intérêt. Or il n’en est rien : parce qu’à défaut de proposer « ‘un album surprenant de plus, les Sonic Youth ont préféré enregistrer leur premier disque bouleversant’ », contenant « ‘leurs morceaux les plus émouvants’ ». Bernier, Alexis, "Sonic Youth, A Thousand Leaves", Rock&Folk 370, juin 1998, p74.

352.

Son « ‘Mutations’ ‘ est un disque de retour aux sources, de simples chansons avec de la pulpe pop (les arrangements sont d'une élégance folle) autour du noyau folk’ ». Deschamps, Stéphane, "Vague à l’âne", Les Inrockuptibles 172, 4 novembre 1998, p34.

353.

(non signé), "Fous du folk", Rock&Folk 378, février 1999, p37.

354.

Sabatier, Benoît, "A l’ouest, une country sans sabots ni banjos", Technikart 8, décembre 1996, p42-43.

355.

Phénomène qui touche tous les genres : le jeune artiste Patrice est par exemple loué pour ses chansons qui régénèrent le reggae par leur dénudement. Lee, Hélène, "Patrice et son esprit, Reggae régénéré", Libération, 1 juillet 2000, p35-36.

356.

Eels, Jeff Buckley, Elliott Smith, etc.

357.

Sont cités les Chemical Brothers et Romanthony. Sabatier, Benoît, "La voix a ses maîtres", Technikart 37, novembre 1999, p68-69.

358.

Les Inrockuptibles annoncent ainsi que « ‘la musique électronique d'Orbital’ ‘ a définitivement forme humaine (…) parce qu'Orbital a donné le meilleur concert - dixit la presse musicale anglaise - qu’ait connu Glastonbury, festival rock par excellence ». Smagghe’ ‘, Ivan, ’"Satellite of love", Les Inrockuptibles 60, 5 juin 1996, p38-39.

359.

Propos du groupe electro Add N To (X) qui considèrent qu’un bon disque techno doit aussi savoir être « ‘un sacré bon disque de rock’n’roll.’ ». Robert, Richard, "Les primitifs du futur", Les Inrockuptibles 196, 28 avril 1999, p32-34.

360.

Acin, Nikola, "La vie rock’n’roll", Technikart 57, novembre 2001, p80-85.

361.

Beauvallet, JD, "Life on Mars", Les Inrockuptibles 257, 19 septembre 2000, p45-46.

362.

Les raisons, simples, en sont une démarcation de la norme jeuniste – friande de rap et de hard premier degré que la critique rejette – qui invitent les membres du groupe à « ‘évite[r] soigneusement toute interaction excessive avec le rap et dédaigne[r] les clichés éculés du punk-rock comme le glamour macho bidon du hard-rock d'antan’ ».

363.

Et de tout autre groupe présenté comme « sauveur du rock’n’roll », c’est-à-dire capable de le jouer comme si l’on avait oublié, public et artiste, que cette musique a sûrement déjà été entendue. La force scénique de groupes de ce genre, dont le plus grand représentant serait le Jon Spencer Blues Explosion (« ‘actuellement l'un des meilleurs groupes live au monde, voire le meilleur ’»), est de faire abstraction de tout le poids historique que l’on peut mettre dans le rock et de l’interpréter comme s’il était en train d’être inventé. Cf. Romance, Laurence, "Le rock and sex de Jon Spencer", Libération, 24 novembre 1998, p41.

364.

Une foi qui permet aux artistes de prononcer des phrases exemplaires d’une « ‘philosophie primale’ » : « ‘Le rock'n'roll est une thérapie (…), il fouette les sangs et fait pleurer l'âme. Il fait battre le cœur au bon tempo, sans rien détruire. Le rock est sublime’.» In Romance, Laurence K., "At the Drive-In fait son cinéma", Libération, 1er décembre 2000, p.41.

365.

L’adolescent des années 90 a peut-être plus d’opportunités ludiques que celui des années 60-70, il n’en reste pas moins soumis à l’ennui, justement en raison de cette pluralité de possibilités qui s’annulent les unes les autres.

366.

Un disque comme celui de Grandaddy (The Sophtware Slump) permet de reconnaître que s’il n’y a « ‘pas de quoi crier au génie transcendantal, [il n’est] pas question de passer à côté non plus ’». Sabatier, Benoît, "Grandaddy", Technikart 42, mai 2000, p110.

367.

Le classement de fin d’année du magazine Trax, spécialisé dans les musiques électroniques, va finir d’asseoir cette ultime transformation de goût : parmi ses choix (Leila, Courtesy of choise ; Amon Tobin, Supermodified ; Sigur Ròs, Agaetis birjun, Radiohead, Kid A), au moins deux artistes ne sont pas foncièrement affiliés à la scène techno.

368.

Courrier des lecteurs, "Etre rock (suite)", Rock&Folk 398, octobre 2000, p10.