Si l’on interroge un musicien sur ses « ‘racines rock’ », sa réponse ressemble souvent à celle donnée par le leader des Black Crowes :
‘Albert Camus, Sly Stone, Robert Johnson, Marlon Brando, Gram Parsons... il y a tellement de trucs... les photos de Robert Franck... parfois des trucs négatifs aussi. Tiens, la première fois où tu prends un marron sur le nez, mmmhhh, tu goûtes ton propre sang... et c’est bon ! Ca, c’est une expérience rock’n’roll. Et puis il y a les gens avec qui tu couches. Ceux avec qui tu voudrais coucher surtout... 369 ’Autant de références qui dépassent largement le strict champ musical pour intégrer des personnalités issues des domaines littéraire et cinématographique, voire des sensations pures sans référents culturels. Si en effet, la décennie 90 éprouve certaines difficultés à rassembler les amateurs autour d’une seule entité musicale, connaissant plutôt un éparpillement en une flopée de tribus (techno, rap, adult rock 370 , grunge, néo-metal, etc.), les acteurs du rock semblent préférer avancer des références extramusicales. Car celles-ci, en dépassant justement les seuls critères musicologiques, sont capables de cristalliser les aspirations de l’ensemble d’un public qui ne fait plus que se croiser, ne trouvant plus d’incarnation musicale autour de laquelle se rassembler.
Les musiciens rock (compris dans le sens large, c’est-à-dire englobant les artistes techno rap rock) ont toujours aimé frotter leurs compétences à des arts considérés comme plus nobles par l’intelligentsia culturelle. Déjà les années 70 et le rock progressif avaient avancé des pistes où le désir des jeunes compositeurs de se mêler aux grands noms de la musique sérieuse se faisait au détriment de toute modestie. La techno, instituée musique du progrès (avec les limites évoquées d’un tel statut), n’échappe pas à cette prétention, d’autant que comme à l’époque du rock triomphant, cet appel à la conciliation peut être le fait de représentants de la musique classique cherchant à s’attirer les faveurs d’un public nouveau 371 . Outre la musique classique, la musique électronique s’intéresse aussi à la musique contemporaine, avant-gardiste, au sein de laquelle elle se découvre des précurseurs comme Stockhausen 372 .
De telles tentatives de rapprochement entre musique techno et culture légitime cachent un désir de reconnaissance culturelle typique du rock, même s’il n’est pas toujours validé par le tuteur choisi 373 . Sous couvert de mission pédagogique 374 , ces entreprises des musiques électroniques veulent ainsi ‘«’ ‘ démontrer que la techno peut servir à autre chose qu'à danser au milieu de la nuit ’ ‘»’. La volonté de la musique électronique de se débarrasser d’une étiquette dance trop limitative 375 et d’accéder alors à une reconnaissance culturelle, rappelle effectivement ce qui est arrivé au rock au moment de sa gloire contre-culturelle, lorsque des groupes comme Deep Purple ou Pink Floyd faisaient appel à des orchestres classiques pour asseoir la légitimité de leur musique. Nous y retrouvons la spécificité du rapport du rock à la reconnaissance officielle, qui unit dandysme et prosélytisme :
‘Un courant esthétique est défendu parce qu'il échappe aux récupérations de la culture et de l'industrie [et dans le même temps ses défenseurs se consacrent] à ennoblir toute [cette] part "basse" et populaire du cinéma 376 . (…) Un tel programme illustre, une fois de plus, un paradoxe éternel qui veut que ceux qui apprécient un cinéma parce qu'il n'est pas consacré par la culture ne peuvent pas supporter qu'il ne soit pas reconnu par celle-ci. 377 ’Le rock se définit par son opposition à la norme culturelle, notamment à celle établie par la culture légitime. Mais paradoxalement, il souffre de ne pas être pris au sérieux par celle-ci et multiplie les tentatives d’obtenir de son ennemie déclarée une reconnaissance officielle. Laquelle lorsqu’elle est obtenue, dernier paradoxe, suscite la désapprobation des observateurs qui crient à l’officialisation (comprendre à la récupération par la culture légitime – donc à la trahison de l’identité originelle : l’opposition à cette même culture légitime).
Manœuvre, Philippe, "Corbeaux Noirs sur Dallas", Rock&Folk 304, décembre 1992, p34-40.
Ou classic rock, c’est-à-dire le rock joué par les artistes issus des années 60-70 qui soit célèbrent leur jeunesse perdue soit assument leur vieillissement dans leurs chansons.
Le succès du festival techno Borealis, attirant plus de 20 000 personnes à Montpellier, a par exemple intéressé le directeur de l’orchestre Philharmonique de cette ville, René Koering, connu pour son désir d’élargir son public et sa programmation. Dans cet exemple précis, c’est le directeur de l’orchestre philharmonique qui initie la collaboration par une requête simple : ‘« totale liberté, «mais pas quarante-cinq minutes de binaire»’ », à laquelle les DJsManu le Malin et Torgull répondent en livrant« ‘cinq sections musicales, dont deux statiques, et trois autres sur un tempo continu. René Koering a ensuite analysé les compositions sur ordinateur et conçu une partition d'orchestre concertante ’», afin que DJs et orchestre se répondent lors de la représentation scénique. Dahan, Eric, "René Koering veut faire Le Malin", Libération, 4 août 2000, p27.
Cette fascination pour l’avant-garde artistique n’est d’ailleurs pas nouvelle dans le rock. Alors que le monde techno s’enorgueillit d’offrir ‘« une incursion dans la ’ ‘grande musique’ ‘ » ’en invitant dans la programmation du festival Sonar de Barcelone avec une figure artistique telle que Stockhausen, les critiques rappellent qu’avant d’être « ‘cité comme une référence par les plus intéressants bricoleurs électroniques d'aujourd'hui’ », le vieux maître déjà « ‘fascinait l’avant-garde rock des années 70 (Zappa’ ‘, Kraftwerk’ ‘, Can’ ‘) ’» – rappel qui permet à la critique d’inscrire un peu plus la techno dans l’histoire globale du rock. Bernier, Alexis, "Trois jours à la pointe de l’électronique", Libération, 14 Juin 2000, p42.
Stockhausen est interrogé à ce propos sur ses sentiments vis-à-vis de la techno qui l’honore :
‘« Que connaissez-vous de la techno? ’
‘- Certains musiciens m'ont contacté ces dernières années (…). Je leur ai demandé pourquoi ils répétaient un même intervalle ou une même mélodie pendant cinq minutes, et ils m'ont répondu qu'ils ne faisaient pas de la musique au sens traditionnel, mais cherchaient à créer un état de transe, à conduire l'auditeur à un état de stupéfaction, comme avec la drogue. Pour connaître la musique de Bali et d'Amérique du Sud, il me semble qu'il y a toujours de la part de l'auditeur une demande de variation en matière de rythme, d'harmonie ou de mélodie. Les musiciens techno se satisfont d'une «atmosphère» comme ils disent, mais l'atmosphère passe. (…) ’
‘- Vous n'êtes donc pas sensible au caractère minimaliste et répétitif de la techno... ’
‘- Les musiciens techno sont pour moi des primitifs. Il faut qu'ils développent harmonie, timbres et formes. Le pari, c'est d'envisager des ensembles de plus en plus gigantesques, d'explorer des processus acoustiques sur des durées de plus en plus longues, je ne crois pas que la répétition soit une valeur en musique. »’
Dahan, Eric, "Stockhausen fait décoller Sonar", Libération, 14 Juin 2000, p42.
L’artiste techno Jeff Mills propose ainsi en 2000 un projet excitant : « ‘un monument du cinéma [’ ‘Metropoolis’ ‘ de Fritz Lang] revu par un maître de la techno’ », qu’il justifie ainsi : « ‘Si mon travail peut faire sortir ’ ‘Metropolis’ ‘ des cinémathèques et lui faire rencontrer un nouveau public, j'en suis heureux’ ». (et suivants) Bernier, Alexis, "«Metropolis» puissance Mills", Libération, 14 octobre 2000, p41.
L’article de Libération relève que Jeff Mills « ‘est surtout un musicien soucieux de faire évoluer cette techno qu'il a contribuée à créer. «Je crois que nous sommes un peu responsables si notre musique est encore trop souvent uniquement associée à la danse. » ’».
L’article originel est consacré au cinéma de kung fu, mais les parallèles avec le rock sont constamment justifiés (« ‘la cinéphilie ressemble parfois [en fait dans les cas où elle est consacrée aux sous-genres] au dandysme rock »’).
Rauger, Jean-François, "Septième art martial", Les Inrockuptibles 90, 5 février 1997, p32-33.