Les films nostalgiques

La classe des films nostalgiques est celle qui se rapproche le plus de l’idée première que l’on se fait d’un film rock : son scénario est centré sur ou situé dans le milieu de la musique populaire. Le sujet principal, par-delà les intrigues scénaristiques qui nous fait suivre telle ou telle destinée particulière, en est le rock et/ou ses grandes figures,  dans ce que l’on pourrait nommer des reconstitutions historiques si le terme ne semblait pas si froissant pour le milieu (car reconstituer, c’est reconnaître que les faits reportés font partie de l’histoire, c’est donc accepter sa vieillesse, chose toujours difficile pour une culture qui se veut de la jeunesse). Dans cette catégorie se classent en premier lieu les biopics, ou biographies filmées de célébrités, genre apprécié aux Etats-Unis (car à travers ces faits de gloire rock, c’est peut-être la seule manifestation d’une véritable culture américaine qui est célébrée). Plusieurs projets sont ainsi bâtis sur le désir de raconter la vie d’un artiste, comme par exemple les films consacrés à Jim Morrison (Les Doors) ou à Tina Turner (Tina), mais ce ne sont la plupart du temps que des hagiographies qui capitalisent sur des mythes déjà existants et ne font que provoquer les foudres des gardiens du temple. En effet, lorsque l’on touche à l’histoire du rock, il faut s’attendre à une levée de boucliers des critiques qui se font une joie de relever toutes les erreurs (souvent effectuées à cause de la fascination des auteurs du film pour leur sujet), qu’elles soient historiques ou esthétiques 384 .

Deuxième type de film nostalgique : celui qui cherche plus à rendre compte de l’ambiance d’une époque que de la vie d’une star. Ce choix permet de recourir à la fiction pour élaborer son scénario, et ainsi de se mettre à l’abri du courroux des historiens que sont devenus les critiques spécialisés. Plusieurs exemples existent 385 , mais nous allons nous concentrer sur le cas du film de Todd Haynes, Velvet Goldmine, aux prétentions similaires 386 . Lorsque la chronique de Libération précise qu’il est ‘«’ ‘ un film à se mettre d'urgence en tête pour cette fin de millénaire où on nous injecte l'anesthésique puissant du renoncement sur l'air lancinant du le monde a changé, entendez vous ne pourrez pas changer le monde ’ ‘»’, le projet derrière tout bon film rock nostalgique se dévoile : interroger la jeunesse sur l’époque à l’aide d’une autre époque mythifiée. Le film rock est, fondamentalement, un film de jeunes, pour les jeunes actuels. Ce qui pourrait paraître étrange lorsque la jeunesse est évoquée dans un contexte historique passé, mais on ne parle pas ici d’une jeunesse passée qui a vieillie ou d’une jeunesse actuelle qui est par définition éphémère. On ne cherche d’ailleurs pas à opposer l’une à l’autre, on entend plutôt fournir au spectateur des critères culturels (plus que sociologiques) qui lui permettent de se savoir appartenir de la jeunesse, de reconnaître en lui cette part d’identité par son accord avec le propos du film. 387 Ainsi, en filigrane des bons films rock, et donc du rock en sa totalité, c’est une certaine identité de la jeunesse qui doit être définie, identité particulière parce que triant par delà les apparences les vrais jeunes des faux, ceux qui partagent cette notion abstraite de rock et ses références avec d’autres individus pourtant socialement et sociologiquement différents.

Une fois ce caractère électif assumé, compris par tous les acteurs du film (et par acteurs il faut ici comprendre ses créateurs mais aussi son public qui sait de ce dont parle indirectement le film), peuvent s’avancer des idées à l’encontre de ce que pense la masse, proches de ce que serait une idéologie de la jeunesse. Un film comme Velvet Goldmine refuse ainsi de succomber à l’impératif adulte du sens (la drogue n’y est pas condamnée), parce qu’il s’assume comme immature, comme dandy, ‘«’ ‘ seul dans ses délires, c'est-à-dire extrêmement peuplé ’ ‘»’, notamment lorsqu’il présente sa « ‘plus belle scène’ », « ‘une cérémonie secrète où un adolescent s'enferme dans sa chambre pour écouter le disque de son idole adorée ’». 388 Un film rock est donc un film qui assume sa futilité (son irresponsabilité) aux yeux du grand public, car il ne fait que parler de cas individuels qu’il ne prétend pas montrer en exemple. Mais il faut comprendre que ces cas, s’ils ne sont pas exemplaires, sont symptomatiques de la jeunesse rock, et vécus par des milliers d’autres individus intimement. Un bon film rock, comme le rock en son ensemble, parle donc du présent de l’expérience rock (le rapport intime avec la musique), tandis qu’un mauvais mythifie le passé 389 .

Notons que des films ne touchant pas spécifiquement au monde du rock peuvent par contre l’être, tel le Boogie Nights de Paul Thomas Anderson (consacré au milieu pornographique de la fin des années 70 américaines), preuve de l’indépendance du terme vis-à-vis de son origine musicale. Pourquoi un tel film est-il susceptible d’intéresser le public rock ? Parce qu’il met en scène un autre élément important à la compréhension de l’identité du rock : le groupe, où se rassemblent des individualités en marge contre la masse, tels que se fantasment les amateurs de rock. Les héros du film (des acteurs de films pornographiques, donc) forment un groupe en marge, qui ne survivent que grâce à leur ‘«’ ‘ solidarité entre Freaks, construite par le regard des autres. ’ ‘»’ ‘ 390 ’ Que la musique vienne illustrer le propos n’est qu’un surlignement de l’identité du film : il est rock, parce qu’il interroge la notion de groupe, de communauté formée à l’encontre de la culture et de l’idéologie dominante. Il est rock aussi pour une autre raison : il s’assume avec ses propres références 391 , refusant de juger ses personnages de toute faute vis-à-vis d’une morale que le groupe n’a pas choisie puisqu’il s’est forgé ses propres règles 392 .

Notes
384.

Il existe toutefois des possibilités de films biographiques sur le rock. Le réalisateur peut faire le choix, comme dans Backbeat consacré aux jeunes années des Beatles, de se concentrer sur les zones d’ombre ou les à-côtés des figures mythiques du rock (ici les années de formation à Hambourg), pour ne pas avoir à pratiquer l’exercice périlleux de la mise en image d’un mythe. Cf. Bigot, Yves, "A day in the life of Stu", Libération, 15 Juin 1994, p42-43.

385.

Notamment le film Presque Célèbre qui narre les aventures d’un jeune rock-critic américain accompagnant un groupe fictif dans les années 70 : en évitant d’avoir à rendre compte d’une légende précise du rock, il fournit une peinture quasi inattaquable de l’époque. Cf. Azoury, Philippe, "Presque Célèbre, presque critique", Libération, 21 mars 2001, p41.

386.

Le scénario se concentre sur le milieu rock (la scène glam-rock anglaise du début des années 70) sans pour autant sombrer dans une tentative de reconstitution historique (c’est une fiction revendiquée comme telle, refusant de citer des personnes réelles), avec en tête le précepte principal de ce type d’entreprise : rendre à l’écran un peu de l’excitation de l’époque.

387.

Pour apprécier un film rock de cette trempe, « ‘il suffit, ce qui est assez fréquent, d'être jeune, ce qui n'est jamais ni une étape idyllique ni - ce qui revient au même -, un sale état, les deux cas de figure exigeant, vieille argutie réactionnaire, d'être mûris ou dépassés. Etre jeune, c'est sans cesse le devenir »’.

388.

Lefort, Gérard, "La verve des étoiles", Libération, 9 décembre 1998, p4.

389.

Le film Studio 54, consacré aux fameux club new-yorkais des années disco, apparaît ainsi surtout comme un objet nostalgique impuissant, n’exprimant que le regret d’une époque révolue que l’on ne connaîtra plus, un pauvre « c’était mieux avant » qui se complaît à reconnaître l’impuissance du moment. Si ce genre de film est rock, il l’est dans le sens que risquait de prendre ce mot au début de la décennie, lorsqu’il s’appliquait à une forme musicale sclérosée. Ceci se traduit clairement dans le traitement médiatique que subit le film Studio 54 : les rédacteurs en tirent surtout l’occasion de consacrer de longs papiers sur les heures de gloire de la boite de nuit qui donne son titre au film, se contentant d’expédier en quelques lignes la critique de l’œuvre cinématographique en elle-même. Ce type de film est à l’opposé de ce que l’on peut espérer d’un film rock, même s’il en présente de l’extérieur toutes les facettes. Dahan, Eric, "A film peu érogène, héros chaste", Libération, 14 juillet 1999, p22.

390.

(et suivants) Séguret, Olivier, "Quand Hollywood bandait à part", Libération, 18 mars 1998, p32.

391.

« ‘Ni immoral ni moraliste, le film se garde bien de juger ses personnages, d'un passé si proche, au nom d'un présent bien incertain. En cela, il est fidèle à l'innocence qu'il se propose de restituer.’  ».

392.

Le fameux to live outside the law you must be honest dylanien cité par Philippe Manœuvre.