La musique rock des années 90 est devenue citationnelle : son cinéma ne peut que l’être aussi, comme nous allons nous en rendre compte. Hors des deux catégories précédemment définies, il existe ainsi un autre type de films susceptibles d’attirer le public rock, mais qui ne sont pas à proprement parler des films rock, plutôt des films destinés au grand public qui présentent des références identitaires marquées. Les plus évidents sont ceux qui parsèment leur bande sonore de musique rock, voire intègrent dans l’intrigue principale des éléments rock (concerts, présence d’une star) dans un but uniquement illustratif. Les plus intéressants sont ceux qui délivrent tout au long de leur histoire des détails plus particulièrement compréhensibles par le public spécialisé. Si ce type de films peut être suivi au premier degré par tout spectateur sans que la méconnaissance de ces codes ne soit gênante, le spectateur rock y trouve une jubilation supplémentaire. Une sorte de plus-produit pour ceux qui savent, qui amène une reconnaissance culturelle dans le film.
Il est primordial de faire un arrêt sur Quentin Tarantino, dont le nom devient une marque de fabrique voire un style de films propre (un groupe – notion chère au rock – de réalisateurs s’est notamment rassemblée autour de son succès, avec des réalisateurs comme Robert Rodriguez ou Roger Avary). Dès son premier film, Reservoir Dogs, il présente sa culture et ses références intégralement assumées comme pop (télévision et cinéma de genre comme seuls horizons culturels de son enfance 402 ), qu’il dissémine tout au long de ses films (et que seuls les connaisseurs peuvent relever, ce qui en fait d’une certaine façon des films rock). Il énonce ainsi une des règles de la pop culture des années 90, éminemment postmodernes : la mise à plat de toutes les références que l’on a rencontrées dans sa vie, qu’elles soient issues de la Grande Culture ou de la culture de la masse, et le choix parmi elles de celles qui procurent, non pas le plus de crédibilité culturelle, mais le plus de jouissance personnelle. La citation est assumée comme force créatrice, comme elle peut l’être dans la musique (notamment avec la techno), mais le postmodernisme de Tarantino dépasse le simple clin d’œil : il est le résultat d’un réel amour de ces références et relève plus de l’hommage que de l’ironie – mais un hommage créateur, soucieux de rendre vie à ses objets de vénérations 403 .
Ses citations, que l’on pourrait concevoir comme une tentative de réhabilitation des sous-genres 404 qui pullulent dans les rayons des clubs vidéos, suivent une logique qui amène le public rock à s’intéresser à lui. L’ensemble de la pop culture (autrefois centrée autour du rock) prend en effet peu à peu une place équivalente à celle de la musique dans le cœur du public spécialisé. Ce phénomène s’explique ainsi : dans les années 90 la musique rock (au sens classique du terme, c’est-à-dire basée sur le modèle des Rolling Stones et autres Beatles) perd de son intérêt sinon en tant que fétiche du passé. Le rock est consommé pour sa valeur symbolique (d’une époque révolue que l’on peut vénérer par nostalgie ou détourner par postmodernisme) plus que pour sa valeur musicale. Dès lors, tout objet, même non musical, affilié au rock peut jouir de la même valeur. Toutes les références des années 60-70 qui fascinaient au même titre que la musique le public de cette époque (les comics, les films de séries B, et plus généralement tout ce qui formait la contre-culture, dont font aussi parties les prises de positions politiques 405 ) deviennent ainsi un signe de reconnaissance pour les amateurs de rock aussi fort que la musique.
Même s’il s’en défend, Tarantino réalise donc des films rock 406 . Ses références sont suffisamment décalées par rapport aux normes du bon goût cinématographique pour ressembler à celles des amateurs de rock, toujours prompts à vénérer ce qui est susceptible de sortir de la norme. La grandeur des objets culturels n’est pas le bon goût, notion contraire à l’identité rock, mais plutôt l’excitation que peut produire l’œuvre artistique sur ses spectateurs. Le travail de Tarantino est acceptable du point de vue rock parce qu’il est « ‘bandant, mouillant, excitant, jouissif !’ » 407 (ce qui conforte les thèses émises par Antoine Hennion qui reconnaît au rock une puissance jubilatoire intrinsèque – même s’il la soumet à la pratique de la scène). Le fait que ce type d’expérience se retrouve dans les exigences d’une critique rock confrontée à un objet cinématographique vient argumenter dans le sens que ce ravissement du spectateur, le rock doive être capable de le produire quels que soient le média et la condition de réception. Un des points fondamentaux de l’identité du rock, déjà percevable dans les seules productions musicales mais ici corroboré par les autres expressions culturelles assimilées, est donc l’instauration d’un état d’excitation chez les récepteurs 408 .L’œuvre rock est une drogue, un artefact que l’on prend pour l’effet qu’il produit sur nos sensibilités, pour les transformations de nos identités dont il est capable. Bien loin d’une conception de la culture comme pur élément décoratif, interchangeable, le rock se veut une modification des perceptions, voire de l’individu lui-même. Peu lui importe le média utilisé du moment que le but est atteint.
Garnier, Philippe, "Tarantino et ses Hot Dogs", Libération, 2 septembre 1992, p27-29.
« ‘Si le propos de Tarantino’ ‘ peut apparaître suranné ou coupable de recyclage frénétique, son regard sur le genre est fondamentalement moderne. Il s'agit pour lui de le questionner, de le malaxer dans tous les sens, de le découper en rondelles, d'en obtenir la formule de composition, bref de savoir comment c'est fait. ’ ‘The stuff stories are made of’ ‘. ’ ‘De quelle étoffe sont faits les héros, ou ce qui se cache derrière la façade rigide, mythique, presque intouchable d'un caïd, de tueurs à gages, ou d'un boxeur marron.’ » Une fois ce travail effectué, Tarantino crée des personnages qui revêtent « ‘les habits de ’ ‘Superfly’ ‘, la perruque de ’ ‘Slaughter’ ‘, les habits de Delon dans ’ ‘le Samouraï’ ‘ » pour vivre des aventures inédites.’
L’homme va réaliser avec son troisième film, Jackie Brown, une mise à jour-hommage du film de blaxploitation, films de série B produite par et pour la communauté noire américaine dans les années 70.
Patrick Eudeline développe ainsi l’idée que le rock n’est plus qu’une culture d’apparats, un « bric-à-brac culturel », où tous les signes se mélangent esthétiquement dans une perte de sens. Ce qui peut conduire des individus sans repères ni cultures autres (il cite le couple Florence Rey - Audry Maupin qui a tué deux policiers et un chauffeur de taxi lors d’une cavalcade meurtrière en septembre 1994 et chez qui on a retrouvé une cassette vidéo de Tueurs Nés, film sur lequel nous allons revenir) à mélanger les idéologies originales de ces signes, à confondre positions esthétiques (« ‘l'acte gratuit, la logique rimbaldienne, le dépassement des sens’ ») et actions politiques (sur l’exemple rock des Yuppies ou White Panthers qui « ‘voulaient changer le monde, (…) rêvaient de violence utile, d'acte symbole. De prise du Pouvoir’ »).
Quentin Tarantino accorde une place importante à la musique mais pas pour autant évidente (l’évidence rock de la bande-son revient à la simple exposition de musique rock au cours du film). Selon lui, la musique ne doit pas être que fond sonore de l’action, ce qu’est le rock habituellement utilisé dans les films. Au contraire, la musique doit « ‘colle[r] parfaitement. Que ce soit une chanson rock ou un bout de symphonie.’ » Se basant sur des références précises (Apocalypse Now, Mean Streets), le réalisateur explique ses choix : « ‘Quand Mister Blonde [dans ’ ‘Reservoir Dogs’ ‘] allume la radio et qu'on entend la chanson de Steeler Wheels, ’ ‘Stuck in The Middle With You’ ‘, c'est guilleret, ça empêche la scène de devenir trop débectante [il coupe l’oreille d’un homme attaché à une chaise]. On ne peut pas s'empêcher de taper du pied en mesure. C'est un peu... subversif.’ ». Alors qu’un morceau rock agressif aurait été plus attendu, le choix d’une musique gentillette décale la scène par rapport à sa cruauté originelle et séduit le spectateur. Un morceau inoffensif en devient rock. C’est ainsi qu’il faut comprendre la déclaration du réalisateur « ‘J'espère que mes films ont l'esprit rock mais je ne fais surtout pas de film rock. ’» Il n’utilise pas le rock en tant que matière première, mais réussit à le faire advenir là où on ne l’attend pas – comme le easy listening peut être une réponse rock valable à la norme musicale post-grunge. Garnier, Philippe, "Tarantino et ses Hot Dogs", Libération, 2 septembre 1992, p27-29 et Coroller, Valérie, "Tarantino, Yes !", Rock&Folk 327, novembre 1994, p54-55.
Coroller, Valérie, "Tarantino, Yes ! ", Rock&Folk 327, novembre 1994, p54-55.
Puisque nous sommes dans le milieu du rock, avec son impératif de références subversives, les journalistes osent les comparaisons expéditives, demandant si le spectateur n’est pas confronté à « ‘un film de drogué, qu'on regarde comme si on avait des hallucinations ?’ » Ce à quoi Tarantino répond (en citant une critique américaine) « ‘qu'un film qui vous emmène très loin peut vous donner la sensation d'être saoul. C'est vrai que les possibilités que ce film ouvraient étaient tellement énormes que parfois ça nous faisait planer. (…) je suis d'accord avec vous sur le fond, le film me fait l'effet d’être drogué.’ » Colmant, Marie, "Le film me fait l’effet d’être drogué", Libération, 26 octobre 1994, p40-41.