Des films plus rock que des disques ?

Ainsi, des films nous aident plus à définir le rock que les seuls disques. La presse spécialisée se fait l’écho de cette évolution et nous donne les raisons esthétiques de ce changement de média. Rappelant que les amateurs de rock le sont aussi de cinéma américain, Eric Dahan constate que certains ‘«’ ‘ ont renoncé à attendre quoi que ce soit du rock, ne veulent même plus en entendre parler, mais continuent à aller voir toutes les séries Z de l'Oncle Sam ’ ‘»’. L’amateur ne va plus chercher dans la seule musique les impressions de l’époque, les marques d’une identité jeune : le cinéma semble désormais plus à même de fournir ce qui était originellement attendu du rock, un portrait de la jeunesse actuelle 409 . Le rock a déjà dû, au cours de cette décennie, adopter de nouvelles formes musicales pour rester en accord avec la jeunesse, il semble désormais devoir accepter de changer de média, puisque ‘«’ ‘ la force [de ce type de film] est celle du rock : loin de la condescendance des films pour jeunes, imaginés par Hollywood, [il] parle de l’adolescence aux adolescents avec le langage à la fois naïf et buté, maladroit et idiosyncratique de l’adolescence. ’ ‘»’ ‘ 410 ’ ‘’Que le cinéma ait vampirisé le rock ou que le rock ait colonisé le cinéma 411 , peu importe : le fait est que l’on assiste à l’expression sous des formes diverses d’une même culture 412 .

Nous pouvons ainsi considérer que les films rock en disent plus aux jeunes sur l’époque que les disques rock. Cette constatation trouve une validation dans le texte du grand retour de Patrick Eudeline (figure de la rock critique française imprégnée de punk et de romantisme noir) pour qui ‘«’ ‘ l'Art (…) traduit les fantasmes et les nécessités de son époque ou…n'a simplement pas d'importance ’ ‘»’, pouvant provoquer de fait un‘’ ‘«’ ‘ va-et-vient entre la réalité, le fantasme artistique, le social et sa projection. ’ ‘»’. Le journaliste part du constat que jusqu’à récemment, lorsque les faits divers mettaient en évidence la perte de repères de certains jeunes, c’était la musique rock que le monde des adultes accusait. Ce qui lui allouait sa force principale (selon Eudeline), celle de faire peur : le rock faisait partie des accusés, et bénéficiait en cela d’une certaine aura. Or, avec Orange Mécanique de Kubrick et d’autres films, dont Tueurs Nés d’Oliver Stone, qui furent suivis par l’exécution de gestes violents et gratuits par de jeunes individus, le cinéma devint le principal accusé des maux de la jeunesse. C’est ici que Eudeline perçoit que le cinéma a volé sa place à la musique en tant que média porteur du romantisme noir qu’il place au centre du rock : ce n’est plus la musique qui est accusée de pervertir l’innocence de la jeunesse, mais le cinéma et sa représentation complaisante de la violence. Ce qui fait, selon la logique d’opposition au monde des adultes qui est à l’œuvre ici, que ‘«’ ‘ le rock aujourd'hui, c'est davantage Tueurs Nés que le dernier CD de Soundgarden’ ‘. Dont chacun se contrefout. Après tout, et dans le meilleur des cas, ce n'est jamais que de la musique. ’ ‘»’ Alors que le cinéma est devenu, suite à des massacres gratuits où la référence à Tueurs Nés est présente 413 , un enjeu de société, le rock perd l’importance symbolique qu’il avait à l’époque de faits divers comme celui de Charles Manson, qui expliquait ses massacres par une interprétation toute personnelle du White Album des Beatles.

Preuve du caractère inoffensif actuel du rock : lorsqu’il est utilisé par le cinéma pour expliciter toute forme de rébellion à la société, il voit son passé préféré à son présent. Quentin Tarantino se sert ainsi de vieux morceaux surf des années 60 pour illustrer son Pulp Fiction ‘«’ ‘ parce qu'il sait que le rock d'aujourd'hui est dévalué ’ ‘»’, qu’il n’a plus la puissance évocatrice d’antan et qu’aujourd’hui la musique produite n’a plus de sens historique, ‘«’ ‘ qu'il faut bien la symphonie malade qui cavale au long de Tueurs Nés pour prendre la hauteur de l'époque ’ ‘»’ . L’ère du rock en tant que transcription de l’actualité est passée. Dans sa variante musicale, il n’a de sens plus que par sa dimension référentielle. Ici transparaît ce qui sous-tend cette étude depuis ses premiers développements : le rock des années 90 se trouve dans une position inédite et inconfortable qui le voie perdre son statut fondateur de musique d’opposition, de propriété de la jeunesse. C’est son identité fondamentale qui change ici : le rock était jusqu’aux années 90 la construction du réel par les jeunes ; il n’est plus maintenant qu’une culture supplémentaire à connaître pour comprendre le monde, culture qui n’est plus la propriété de la seule jeunesse du moment.

‘Le rock a passé la main au cinéma, semble-t-il. Après lui avoir tout donné. Et surtout la Culture qui l'étaye désormais. Linch, Coppola, Tarantino, enfin tout ce qui compte [comme réalisateurs] est passé sous le joug mental des grandes paroles façon Doors ou du punk rock.

Le rock appartient désormais à la catégorie des références du passé, et non plus à la lecture du présent. Tout au plus peut-il désormais espérer participer à l’histoire de l’art plus qu’à l’histoire sociale. Ce qui est déjà important 414 .

Le cinéma apparaît au cours des années 90 comme le terrain privilégié de l’expression de jeunes artistes appartenant à la culture rock (ou pop culture). Les journalistes relèvent d’ailleurs qu’au sein de leurs films, on trouve plus explicitement la trace d’une médiation de la rébellion de la jeunesse que dans bien des disques censés être pourtant son média privilégié (le film rock devant être le représentant en images des valeurs de la musique : une œuvre rock doit ainsi faire preuve d’un certain élitisme au sein de la culture de masse, et accorder sa préférence au groupe, à la bande, plus qu’à l’ensemble de la société.). Le cinéma apparaît ainsi comme une possible incarnation du rock tel qu’il est idéologiquement entendu, comme le lieu possible d’une nouvelle identité qui dépasserait le strict cadre musical. C’est ce que semble confirmer la presse, qui cherche de nouvelles formes à la médiation fondatrice.

Notes
409.

C’est ainsi que le film « ‘Doom Generation’ ‘ reste le polaroïd le plus fun et le plus furieusement désinvesti de la Génération MTV grandie dans les suburbs californiennes. ’» Dahan, Eric, "Génération désastre", Rock&Folk 340, décembre 1995, p9.

410.

Propos tenus vis-à-vis du même film Doom Generation de Gregg Araki, qui parle d’« u‘ne adolescence plus paumée et plus seule que jamais : délaissés par les parents, entourés d'un monde brutal, les personnages de ’ ‘Doom’ ‘ semblent avoir perdu leur âme, transformés en machines à consommer du sexe, de la musique et de la junk-food.’  »

411.

Cette vampirisation du rock peut présenter un autre incarnation : l’appel aux rock-stars pour qu’elles deviennent acteurs et actrices. L’exemple le plus significatif est la carrière d’actrice d’une des figures du grunge, donc de la musique des années 90, Courtney Love. Sa prestation dans Larry Flyint de Milos Forman lui vaut les louanges du monde cinématographique (« ‘Entertainment Weekly a écrit que Courtney Love’ ‘’ ‘exsudait quelque chose que tous nos cinéastes cherchent en ce moment, quelque chose que les Bullock, Pfeiffer et autres Roberts ne pourront jamais imiter, le raw power de l'âme’ »). Les qualités rock deviennent intéressantes pour le cinéma, mais une telle « transformation de la vilaine rockeuse en géniale actrice » se fait au détriment de la musique (« ‘on se demande ici ou là si Courtney Love’ ‘ (…) refera un jour un disque’ »). En attirant ses personnages les plus hauts en couleur, Hollywood est accusé de vider le rock de sa matière première, à savoir les personnalités fantasques voués à l’admiration des foules ?Cf. Manœuvre, Philippe, "Courtney, actrice ? ", Rock&Folk 355, mars 1997, p58-59.

412.

« ‘Doom’ ‘ et tous mes films ont un cœur, ils sont très romantiques. Les personnages de ’ ‘Doom’ ‘ croient vraiment en l’amour en tant que force de rédemption et de salut. C'est exactement comme dans le rock. Qu'est-ce que la musique, sinon une quête de l'amour dans un monde de merde ? Mes personnages ressentent et vibrent, ce ne sont pas des machines. Doom parle surtout de tendresse et d’intimité. C'est un film sur !a pureté, sur la quête de sentiments dans un monde qui en est dépourvu.’  » Kaganski, Serge, "Les amants de la nuit", Les Inrockuptibles 32, 15 novembre 1995, p38-39.

413.

Outre le cas déjà cité de Florence Rey et Audry Maupin, les exemples se suivent : « ‘A l'automne 94. Un gamin de 14 ans, Texan, décapite sa promise (13 ans). II voulait être "fameux et célèbre comme un tueur-né". Gagné. Comme ce jeune punk de l'Utah, qui venait de se raser la tête et portait les emblématiques lunettes rondes au jour fatidique de l'éventration de sa demi-soeur et de sa belle-mère. "Oui, je suis un tueur-né !" hurle aussi ce teenager d'Atlanta devant les caméras. Sa victime ? Un arrogant vieillard. A Atlanta encore. Les quatre larrons, 20 ans, toutes leurs dents et cuirs de bikers, regardent dix-neuf fois la cassette maudite. Avant de braquer une tire et de braquer le pompiste: road-movie. "Eh ! Tu as vu ’ ‘Natural Born Killers ’ ‘?" hurlait-il à sa fiancée, en retournant encore et encore - 27 fois - le couteau dans la plaie. Rien qu'un autre vieillard arrogant qu'il laissa pour mort à ses trois copains qui s'acharnèrent néanmoins sur le cadavre’. »

414.

« ‘Les émules de Jack l'Eventreur ont pullulé, en un temps, comme ceux de Dracula. Héros du réel ou Artistes de Roman, peu importe. Tant l'Art, on le sait, traduit les fantasmes et les nécessités de son époque ou…n'a simplement pas d'importance. (…) II y a toujours eu ce va-et-vient entre la réalité, le fantasme artistique, le social et sa projection.’ » Eudeline, Patrick, "Rock satanique, gangrène de violence", Rock&Folk 350, octobre 1996, p42-45.