La littérature rock : question de sujet ou de style ?

Nous ne pouvons pour autant assimiler l’ensemble des romans cultes à une littérature rock, tout au plus reconnaître que son public se confond souvent avec le public de ce dernier. Existe-t-il vraiment une littérature rock 425  ? Par-delà cette problématique, nous retrouvons les questions qui se posaient pour le cinéma : le rock est-il encore soumis à la forme musicale, c’est-à-dire une œuvre rock doit-elle se centrer sur la musique ou se contenter d’en retrouver l’esprit ? Plus précisément, que serait dans l’idéal une littérature rock : un genre hérité de la pratique journalistique, un recueil des meilleurs articles parus dans la presse, ou une œuvre qui retrouve dans son écriture l’ambition et le regard du rock ?

Il existe maints ouvrages consacrés à des figures du rock, qu’il serait facile de reconnaître comme seule littérature rock existante, constituée de témoignages autour des grands mythes musicaux. En effet, la biographie d’artistes (qui peut aborder un peu inutilement un mythe rock connu ou le faire d’un angle inédit, ou même n’être que lavages de linge sale en public) semble constituer la majorité de la production éditoriale présentée comme rock. Parmi tous ces essais biographiques, seuls deux types semblent recevoir un accueil positif de la part de la critique spécialisée : celui du travail érudit aux réflexions socio-politiques 426 , et celui du document brut 427 .

La littérature rock comprise comme biographie d’artistes se divise ainsi en deux catégories : les analyses et les documents ; soit exactement ce que recherche l’amateur de rock lorsqu’il lit la presse spécialisée. Devons-nous en conclure que la littérature rock est une excroissance des textes publiés dans les magazines musicaux ? L’apparition en librairie, au cours des années 90 428 , de plusieurs références en la matière semble corroborer cette impression. Ce phénomène éditorial va d’abord chercher dans le patrimoine anglo-saxon du genre, où des recueils d’articles de journalistes spécialisés existent depuis des années. Une telle politique éditoriale réjouit la profession critique, car c’est toute la profession qui est ainsi célébrée. Elle est pourtant une occasion supplémentaire d’enfermer le rock dans le passé : la référence première de ces livres, Awopbopaloobop Alobamboom de Nik Cohn, est ainsi le fruit d’un ancien rock critic qui décide, en 1968, de faire (déjà) le bilan 429 . Le rock décrit dans ces ouvrages est souvent une affaire de nostalgie, regrettant une époque et son innocence perdues.

Cette production est d’ailleurs loin de présenter une réelle qualité littéraire : pour Libération par exemple, ‘«’ ‘ les livres sur le rock sont tous aujourd'hui plus ou moins illisibles et redondants ’ ‘»’. Où peut se faire la différence entre bons et mauvais ? Sur des notions de chronologie, comme le laisse croire Philippe Garnier 430 , ou sur celles plus complexes d’éthique vis-à-vis de l’objet étudié 431 . La grandeur de la littérature rock semble en effet se jouer dans ce type de rapport : l’homme qui parle du rock doit faire preuve de sa passion pour lui, sous peine d’être condamné par les gardiens du temple (comme le démontrent les sentiments ambivalents de la critique spécialisée face au discours universitaire d’un Greil Marcus, qui ‘«’ ‘ est à la rock critique ce que ’ ‘Sgt. Pepper’ ‘ était aux oreilles de Nik Cohn’ ‘. ’» 432 ). Un bon livre rock doit être l’expression d’une passion, tandis qu’un mauvais échoue dans son discours à restituer l’énergie primaire que l’on attend de cette musique. La littérature rock doit donc faire transpirer sa passion dans son écriture. Ce qui pousse la critique spécialisée à reconnaître qu’à défaut de littérature proprement dite, le rock a peut-être su créer une écriture spécifique. Ici se joue la véritable identité du genre dans le domaine littéraire. Le journalisme rock se targue ainsi de compter en ses rangs des personnalités à l’écriture remarquée. Une référence du genre, le journaliste Lester Bangs 433 , est parfois reconnue par ses pairs comme « ‘le meilleur écrivain d'Amérique’ », ou plus prosaïquement comme ‘«’ ‘ le plus phénoménal styliste de l’histoire de la critique rock ’ ‘»’ ‘ 434 ’, sa seule limite étant qu’il n’a ‘«’ ‘ écrit pratiquement que des critiques de disques. ’ ‘»’ ‘ 435 ’. En France, c’est Yves Adrien de Rock&Folk qui recueille les suffrages de ses pairs pour le titre de meilleur écrivain des rock-critics. Mais l’existence de journalistes rock loués pour leur qualité littéraires suffit-elle à reconnaître l’effectivité d’une écriture rock ?

En faisant un parallèle avec la Beat Generation, indissociable du jazz (des gens comme Kerouac ou Ginsberg ‘«’ ‘ auraient traqué sur le papier l'équivalent littéraire d'un chorus de saxophone au bout de la nuit ’ ‘»’), Arnaud Viviant déclare que le rock n’a pas su trouvé ‘«’ ‘ une traduction littéraire aux riffs de Keith Richards’ ‘, au Wall of sound de Phil Spector’ ‘, aux mélodies des Beatles’ ‘, au martèlement de Keith Moon chez les Who’ ‘… ’ ‘»’ ‘ Seule la présence de grands écrivains au milieu des journalistes spécialisés sauve littérairement la prose de la presse rock, ce qui ne veut pas dire qu’un style d’écriture existe pour autant. En fait, ’ ‘«’ ‘ c’est moins dans l’idée d’une analogie entre rythme musical et rythme de la phrase’ ‘ 436 ’ ‘ que dans la vague présomption d’un univers de références en commun : alcool, drogues et abus en tout genre ’ ‘»’ ‘’que l’on peut parler de littérature rock. Plusieurs raisons peuvent être trouvées (notamment le fait que le chant puisse être suffisant comme expression littéraire), mais le constat est signé : il n’existe pas plus de littérature rock que d’écriture rock 437 . Par contre, il existe des amateurs de rock qui sont écrivains et qui ‘«’ ‘ ont commencé dans la carrière en unissant leurs deux passions, le rock et la littérature, et en devenant critiques de rock de ce côté-ci de l’Atlantique ou de l'autre ’ ‘»’ ‘ 438 ’, de même qu’il existe des œuvres littéraires qui parlent aux amateurs de rock. Une fois encore, l’adjectif rock apposé à un média autre que la musique ne traduit pas l’existence en son sein d’un langage particulier, de formes précisément reconnaissables. Mais il indique que le rock est devenu une culture extramusicale que l’on peut reconnaître en distinguant ses signes (capables de séparer ceux qui partagent cette pop culture ou culture rock des autres) au sein d’œuvres normales. S’il n’y a pas de littérature ontologiquement rock, il existe toutefois des œuvres et des auteurs partageant des références communes avec le public spécialisé.

Notes
425.

Ce terme englobe uniquement les productions littéraires au sens strict du terme (les textes des chansons n’en font pas partie).

426.

Pour exemple, un livre comme celui de Charles Shaar Murray (journaliste au Rolling Stone américain et au New Musical Express anglais) consacré à Jimi Hendrix séduit parce qu’il est le résultat d’un travail de recherche sérieux, et qu’il sait en tirer des interprétations culturelles intéressantes : « ‘Jimi Hendrix devient au terme de cette formidable construction à la fois un point de rupture météorique et le chaînon manquant entre le moderne (l'invention) et l'après-moderne (esthétique contemporaine de la fusion)’ »

427.

L’autobiographie d’Iggy Pop est célébrée en raison de son écriture qui lui confère un statut de document brut sachant restituer l’énergie du rock :‘ « De courts chapitres d'électricité pure, comme crachés par un magnétophone ’» Dahan, Eric, "Du rock et des lettres", Libération, 1er janvier 1994, p22.

428.

Notamment avec la petite maison d’édition, Allia, tenue par Gérard Berreby, qui traduit « ‘les meilleurs livres jamais écrits sur la question. L'incontoumable ’ ‘Awobop…’ ‘ de Nik Cohn’ ‘, le monumental ’ ‘Lipstick Traces’ ‘ de Greil Marcus’ ‘ (qui retrace « l'histoire secrète du 20e siècle » liant Dada, l'I.S. et les Sex Pistols’ ‘), le passionnant ’ ‘Country ’ ‘de Nick Tosches’ ‘ (où l'on découvre que les « vies tordues du rock’n’roll » plongent au cœur du Moyen Age). ’» Nassif, Philippe, "Frenchy but chic", Technikart 42, mai 2000, p44.

429.

Pour lui, l’album Sergeant Peppers des Beatles est« la fin de tout » :« ‘Ce n'était pas rapide, provocant, sexuel, bruyant, vulgaire, monstrueux et violent. Ça ne créait pas de mythes. D'accord, les journaux chics du dimanche affirmaient qu'ils faisaient de 1’Art, mais on avait dit pareil de Gerswhin pour ’ ‘Rhapsody in Blue’ ‘ (…), un désastre de prétention. Idem pour les Beatles’ . »

430.

« ‘Nik Cohn’ ‘ a le mérite d'avoir été le premier à s'y mettre ’».

431.

Il a aussi le mérite d’avoir délaissé l’objet de sa passion avant qu’elle ne soit plus qu’une routine : « ‘Soit je gardais la foi telle que l'avaient affirmée les Teddy Boys, c'est-à-dire rester fidèle au rock comme à une romance condamnée d'avance. Ou très vite je me fesais chier. Riche, sans doute, et outrageusement dorloté, mais au fond, un tricheur.’»

432.

Soit un sommet de prétention. In Garnier, Philippe, "A Wop Bop A Loo Bop A Lop Bam Boom, Oui bon bien", Libération, 23 juillet 1999, p29.

433.

« ‘Un mélange détonant de mauvaise foi et de lucidité perçante, porté par l’écriture la plus flamboyante, inventive et hilarante de toute l’Amérique mondiale’ »

434.

Juffin, Bruno, "Lester Bangs", Magazine Littéraire 404 (dossier : les écrivains rock), décembre 2001, p48-49.

435.

Marcus, Greil, "Big Bangs", Les Inrockuptibles 66, 24 juillet 1996, p30-32.

436.

« A‘ proprement parler, l'écriture rock n'existe donc pas, est demeurée à l’état de fantasme (ah ! un poète dont les quatrains fileraient aussi vite qu’une chanson des Ramones).’ »

437.

Ce qui peut être ressenti comme une source de discrédit pour l’amateur de rock, « ‘une preuve par défaut de la futilité même de la musique qu'il appréciait : elle ne s'était pas littérarisée’ ».

438.

Vivant, Arnaud, "Je chante le verbe électrique", Les Inrockuptibles 240, 25 avril 2000, p22-23.