d. Une culture savante et/ou populaire

Parsemer ses signes de reconnaissance

La conclusion de cette recherche serait donc la reconnaissance du rock comme véritable sous-culture, au sens où elle ne se présente pas comme une culture entière et suffisante, mais comme un ensemble de références susceptibles d’être parsemées dans des cultures existantes pour en pervertir le sens. La véritable culture rock se traduirait ainsi par une capacité à reconnaître des éléments distinctifs au sein de cultures partagées par un plus grand nombre. Que des écrivains viennent de la sphère critique ou non, s’ils partagent une culture commune avec les amateurs, leurs ouvrages seront reconnus comme appartenant au rock. 452 L’important n’est donc pas ce que l’on raconte, mais l’inscription au cours de la narration de signes à l’égard du public spécialisé.

La culture rock s’apparente ainsi plus à un travail d’érudition qu’à une œuvre innovatrice. Pour preuve, l’ouvrage littéraire et rock français faisant événement en début de siècle est précisément l’encyclopédique Dictionnaire du Rock dirigé par Michka Assayas. Le rock étant devenu une culture citationnelle, la connaissance de son histoire apparaît de plus en plus primordiale pour sa pleine jouissance : il faut désormais connaître l’histoire du rock pour espérer comprendre son présent, ce à quoi un dictionnaire peut aider. Mais celui-ci, dans son existence même, est la preuve des ambivalences du rock aujourd’hui. La nature même d’un dictionnaire est à l’opposé de ‘«’ ‘ l'émotion brute et immédiate dégagée par des chansons rock ’ ‘»’ . Il lui manque nécessairement ‘«’ ‘ cette dose de déraison, d'irresponsabilité, de grouillement hormonal, de pétage de plombs qui caractérise le rock ’ ‘»’ ‘.’ D’autant qu’une telle entreprise semble devoir obligatoirement inscrire le genre dans le passé. Et de fait, ‘«’ ‘ avec les seuls Beatles’ ‘ et Stones’ ‘ en couverture, il évoque un peu le Dictionnaire de l'antiquité, semble figer la chose dans un âge d'or supposé qui n'a pas forcément à voir avec l'expérience personnelle qu'on peut en faire - la seule qui vaille le coup. ’ ‘»’ ‘ 453 ’ Le concept même d’un dictionnaire clos sur une culture vivante apparaît aux amateurs comme une condamnation de celle-ci, comme la marque de la fin de cette aventure. L’ouvrage qui veut célébrer le rock pourrait se révéler être son sarcophage. Cette idée, le directeur de l’entreprise l’assume dans une interview accordée aux Inrockuptibles :

‘Le rock est devenu comme le jazz, un langage un peu figé, avec des variations sur un même thème bien connu. Il y a des choses bien, des gens qui ont la foi, la fougue, la flamme, et qui font renaître quelque chose au moment où ils le jouent. Mais je pense que l’âge d'or est terminé, qu'il n'y aura pas de nouveaux Sex Pistols, de nouvel Elvis, de nouveaux Beatles. Ça se passera ailleurs, autrement. Quand il y a nouveauté, il doit y avoir antagonisme, scandale, réaction. Sinon, c'est du musée, de la classification. Il faut réfléchir à l’acceptation de tout ça aujourd'hui.’

On pourrait penser que ce discours est le résultat d’une simple nostalgie pour les héros de sa jeunesse. Mais son choix d’accepter la rédaction du dictionnaire est réfléchi : ce dernier signe l’institutionnalisation du rock, soit sa fin pure et simple selon les critères de l’auteur 454 . Ce choix est donc largement lié au parcours intellectuel de Michka Assayas qui avoue : ‘«’ ‘ j'ai accepté ce travail parce que je voulais mettre à l'épreuve toutes mes attitudes un peu postadolescentes, le côté C'est fini, je me casse, je n'y crois plus. ’ ‘»’ ‘ 455 ’ ‘’

A travers la rédaction de ce dictionnaire se joue le problème fondamental qui se pose au rock à la fin du XXème siècle : ce dernier apparaît inscrit dans une histoire spécifique dont les heures de gloire appartiennent au passé, et prétend pourtant toujours parler au présent. La réaction que pouvait provoquer le rock dans les années 50-70, à l’époque de sa nouveauté, n’est plus possible dans les années 90, car ces dernières ont connaissance des faits précédents, et se trouvent du coup face à un modèle dont l’imitation ne peut se faire qu’avec déperdition. Le rock devient dès lors principalement une célébration d’un âge d’or disparu, qui peut se satisfaire dans la confrontation soit avec la musique de cette époque grâce au CD ou aux concerts commémoratifs, soit avec des œuvres artistiques autres que musicales présentant des signes issus du passé. S’établit ainsi une culture autour du rock qui permet de le célébrer sous plusieurs formes artistiques et/ou médiatiques. Mais ce faisant, on transforme le rock en un jeu d’érudits éloigné de la jouissance primaire qu’il provoquait lors de ses balbutiements musicaux. Le rock devient une culture de lettrés 456 , transformant tous les objets culturels qui l’approchent en signes de reconnaissance sociale pour les amateurs : le spectateur doit effectuer, face à un film ou un livre, un travail de lecture qui peut paraître éloigné de l’ambition première du rock, la recherche individuelle et collective du plaisir physique. La maîtrise de codes que demande désormais le rock risque d’en fermer l’ouverture à de nombreuses personnes, le plongeant dans un certain hermétisme, voire élitisme, qu’il dénonçait pourtant dans la culture canonisée des années 50-60.

Notes
452.

C’est pourquoi la presse spécialisée a plus d’affinité avec ses anciens membres qu’avec les écrivains de culture classique. « ‘Yves Adrien, Nick Tosches’ ‘, Greil Marcus’ ‘, Bayon’ ‘, Nick Cohn’ ‘, Patrick Eudeline’ ‘, Jackie Berroyer, François Gorin, Philippe Garnier, leurs écrits, eux, nous parlent. Car la majorité de ces auteurs, abreuvés de culture populaire, ont su rompre avec la sclérose des lettres pour redonner â la littérature une jeunesse, un souffle, une déglingue qu'elle avait perdus en chemin.’  » Sabatier, Benoît, "Les enfants du rock ne sont pas des techno critics", Technikart 42, mai 2000, p43.

453.

Deschamps, Stéphane, "Boulevard Diderock", Les Inrockuptibles 240, 25 avril 2000, p47.

454.

« J‘'ai toujours tendance à vouloir quitter les choses quand elles s'installent, je ne supporte pas quand elles s'établissent, deviennent des institutions à leur tour’ »

455.

Ses études littéraires lui auraient ouvert les yeux sur le fait qu’« ‘entre ’ ‘Pretty vacant’ ‘ des Sex Pistols’ ‘ et ’ ‘L’Education sentimentale’ ‘, qui m'a profondément marqué à 18 ans, il y avait une différence. L'un était facile, accessible, et l'autre était de l'ordre de l'idéal, éblouissant. J'avais un côté très exigeant et l'impression que le rock était une toute petite partie de ma jeunesse, un domaine futile et éphémère, une occupation dont j'espérais me débarrasser un jour.’ »En précisant cela, Michka Assayas avoue qu’il reste plus tributaire de la culture classique que de la pop culture, qu’il est moins rock qu’un Michel Houellebecq. Pour ce dernier le rock est une culture que l’on peut apprécier toute sa vie, au même rang que d’autres : Houellebecq est un auteur pop (ou postmoderne). Pour Assayas, il reste lié à l’adolescence, affilié à une période précise de la vie que l’on doit savoir dépasser pour devenir adulte : il est un auteur classique, qui croit en une hiérarchie des genres. Deschamps, Stéphane, "L’ingénieur du sens", Les Inrockuptibles 240, 25 avril 2000, p44-47.

456.

Un objet rock comme le film Mistery Train de Jim Jarmush est une ode au rock’n’roll superbe, mais difficilement compréhensible par les personnes qui ne maîtrisent pas les références au rock (apparitions de rock-stars, références visuelles à des textes de chansons, etc.).