La popularisation de la culture rock est-elle un mal ?

Pourtant, dans les faits, les références appartenant au rock n’ont jamais été aussi présentes dans la sphère médiatique qu’au cours des années 90. Le phénomène qui a vu la contamination de toutes les sphères culturelles par le rock aurait ainsi fonctionné ? Si les codes et autres signes du rock sont devenus plus visibles par le grand public, c’est principalement dû au fait que les médias qui touchent ce dernier ont « démocratisé » la pop culture. Il faut ici souligner le rôle joué par la chaîne de télévision hertzienne Canal + dans ce phénomène. Conçu généralement par les programmateurs de télévision comme une sous-culture incapable de réunir un large public, le rock n’a jamais eu une grande place dans le paysage audiovisuel français. Du moins jusqu’à la mise en place de Canal +, puisque dès lors ‘«’ ‘ la chaîne cryptée a contribué au trafic d'un air du temps auquel nous sommes tous intoxiqués ’ ‘»’ ‘ 457. Connaissant l’importance du média télévisuel dans la France contemporaine, on pourrait reprendre les termes d’un journaliste de Technikart énonçant que ‘«’ ‘ Canal + est aux années 90 ce que l'école obligatoire est à la IIIème République : une clé de voûte ’ ‘»’, pour y ajouter et la clef de voûte des programmes de Canal + est le rock.

D’où vient cette spécificité de la chaîne cryptée ? Une fois encore, lorsque l’on s’interroge sur la qualité rock d’un objet, il faut se retourner vers ses créateurs. Alain de Greef et Pierre Lescure 458 , directeur de la chaîne une large partie de cette période, partagent ce que l’on peut appeler une culture rock. Pour l’imposer à l’antenne, ils font appel à quelques-unes unes des thématiques issues ‘«’ ‘ de la contre-culture des années 70 et 80 - le cul, la critique sociale, le rock et la liberté d'action ’ ‘»’ ‘, et puisent ’ ‘«’ ‘ dans le vivier du magazine Actuel ’ ‘»’ 459 ‘.’ C’est un peu une passation de pouvoir qui se déroule alors : Actuel, le magazine le plus en accord avec les années 70 puis 80, connaît une migration de ses rédacteurs vers la chaîne de télévision qui va incarner les années 90. Ainsi, ‘«’ ‘ après l'épopée des journaux cultes, Canal + inaugure celle des télés cultes. ’ ‘»’ Là où la donne change, c’est que cette notion de culte qui, jusque là, s’appliquait à un objet fascinant quelques poignées d’individus, se retrouve accordée avec la notion de public massif (cinq millions d’abonnés).

Ce qui n’est pas sans poser des problèmes aux gardiens du temple. Le triomphe de Canal + s’apparente au ‘«’ ‘ moment où la périphérie devient centrale et où, comme l'écrira Bizot [le rédacteur en chef d’Actuel], le beauf devient branché. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 460 ’ On assiste en effet avec Canal + à la diffusion généralisée de l’identité rock dans la culture populaire, que d’aucuns nomment vulgarisation ou perversion à l’attention du grand public. Ce qu’une partie de la critique (les gardiens du temple) considère comme une faute, avançant le principe que le rock est une culture à séparer de la culture populaire, car la masse ne peut qu’apprécier une forme dégradée du rock. Ces chroniqueurs semblent oublier que le rock est à l’origine une musique populaire, un produit culturel de masse, et que la séparation qu’ils professent ne s’est produite qu’avec l’apparition de leur discours à l’époque de la contre-culture. Cet élitisme de la presse spécialisée est particulièrement présent en France, où toute activité populaire, notamment physique 461 , apparaît comme opposée à l’hygiène de la pratique rock 462 . Le rock en France se révèle ainsi tiraillé entre sa conception populaire originelle (qui se différencie d’une culture légitime qui l’a méprisé) et une conception élitiste (qui veut marquer sa différence d’avec la masse, d’avec les beaufs). C’est le nouveau paradoxe que présente la presse spécialisée : après avoir voulu concilier contre-culture et reconnaissance officielle (et avoir dû sacrifier la première), le rock désire maintenant s’affirmer comme musique d’opposition à l’élite ET à la masse.

Notes
457.

Ce qui peut rester obscur annoncé ainsi mais devient plus éclairant lorsqu’il cite des exemples : « ‘Vous écoutez Daft Punk’ ‘ sur TFl ? Vous vous pointez au bureau en T-shirt PornStar et Adidas Country ? Vous êtes rompus au décryptage des conspirations en cours ? Vous n'hésitez pas à accorder la même importance au nouveau Radiohead’ ‘, au design des bouteilles Evian et aux affrontements entre Israéliens et Palestiniens ? Vous détestez les bourgeois mais ne jurez que par la libre entreprise ? Bravo, vous êtes définitivement pop culturel : un enfant des années 90 et, plus précisément, un rejeton de Canal +. Vous savez, la chaîne par qui le foot est devenu bourgeois, les films de Hong-Kong intellos et le clip vidéo un art’ ».

458.

Qui fut producteur des « Enfants du rock » sur Antenne 2 dans les années 80.

459.

« A‘u dernier recensement, ce sont dix-huit anciens journalistes du magazine de Jean-François Bizot qui sont passés sur la chaîne cryptée (Bernard Zekri, Ariel Wizman, Philippe Vandel, Edouard Baer, Brigitte Cornand, Christophe Nick…).’ »

460.

Nassif, Philippe, "Grosse fatigue", Technikart 49, février 2001, p40-43.

461.

La Coupe du monde en France est ainsi l’occasion d’articles précis et documentés informant les lecteurs que foot et rock peuvent faire bon ménage, alors qu’a priori « ‘les mélomanes avertis comprennent rarement pourquoi vingt types s'amusent à courir derrière un ballon que deux autres sont chargés d'arrêter, avec les mains, la tête, les pieds ou quoi que ce soit d'autre. ’» Mais si les amateurs français ne peuvent apprécier le foot, ce n’est pas le cas du reste de la planète rock : « ‘musique et foot sont bien plus proches qu'ils ne pourraient le croire.’ » Car de nombreux artistes anglais ne se cachent pas (sorties de disques et concerts repoussés à après la compétition) pour apprécier un sport décrié comme étant le loisir symbole des « beaufs », voire d’une masse dont le public rock français aime à se différencier.

462.

Le mot d’hygiène étant particulièrement savoureux lorsque l’on prend en compte le fait que les préceptes avancés par le mode de vie rock tournent fondamentalement autour du plaisir immédiat, sans réflexion sur des conséquences ultérieures, voire autour de l’autodestruction.