Le rock dans sa conception anglaise : une indication ?

Une telle ambivalence du rock n’est pas partagée par l’ensemble de la planète rock, comme le démontre l’exemple du foot en Angleterre 463 Ce rapprochement est une question de culture sociale : le rock et le foot forment les rares possibilités rapides d’ascension sociale pour les jeunes individus de la classe ouvrière 464 . On peut, à la faveur de cet exemple, se demander si, à trop vouloir investir le champ de la culture pour le garder en vie, la presse spécialisée française n’a pas oublié une des caractéristiques du rock, sa part sociale, qui consiste à permettre à tout amateur de rêver au statut de star, plus qu’à celui de référence culturelle.

Le triomphe d’un groupe comme Oasis dans la deuxième moitié des années 90 rappelle que le rock peut se satisfaire de références populaires, surtout dans le cas anglais, puisque ‘«’ ‘ chaque fois qu'il renaît, le brit-rock charrie avec lui un train de références extramusicales. La mode (avec ce goût si particulier pour un dandysme prolo), le foot, le collège, la royauté, les pubs… ’ ‘»’ ‘ 465 ’ Et c’est effectivement plus une attitude de hooligan que de chantre de la culture que présentent les membres du groupe. Non pas en raison de leur amour immodéré et déclaré pour l’alcool, la drogue et le foot, mais pour leur prises de positions publiques qui sont parfois d’un goût douteux 466 .

Voilà qui change des aspirations de la presse spécialisée à la reconnaissance du rock comme culture à part entière. Deux visions du rock s’opposent donc, une plus intellectualisante, inscrite dans la tradition française en la matière, et une plus hédoniste, populaire, présente dans l’approche anglaise du genre. Si dans le premier cas on aime à entourer le rock d’un amas de références culturelles flatteuses, dans le second il est présenté au milieu de sujets moins ambitieux. Le triomphe de presse du magazine anglais Loaded en est une preuve : ‘«’ ‘ ce porte-voix de ce qu’on a appelé la yob culture ne parle qu’aux hommes virils : de bouffe, de bagnoles, de surf, de fringues, de nibards, de foot, de techno poilue et de rock couillu. ’ ‘»’ ‘ 467 ’ Les rédacteurs en chef, James Brown et Martin Deeson, présentent leur journal en des termes 468 qui rappellent ceux tenus par Nik Cohn sur le rock des années 60 ‘(’ ‘«’ ‘ rapide, provocant, sexuel, bruyant, vulgaire, monstrueux et violent ’ ‘»’), lorsqu’il jouissait encore son insouciance originelle et qu’il ne se préoccupait pas de culture mais de jouissance immédiate.

Une telle proposition est-elle pour autant une porte de sortie plus valable pour le rock que sa dissémination dans la culture mondiale ? Si l’on reproche à cette dernière un oubli des motivations premières du rock, on ne peut pas non plus agréer la régression que serait un retour au seul impératif de jouissance physique. C’est d’ailleurs un point sur lequel l’ensemble de la presse spécialisée française se retrouve (alors que l’option élitiste est sujet à débat) : le refus de la vulgarité populaire comme horizon du rock. Même si cette dernière est une des réalités du genre en Angleterre (ce qui peut paraître étonnant sachant que le rock anglais attire en France un public surtout élitiste), le discours français préfère passer sous silence cette part d’ombre de l’identité du rock. Ce qui confirme son ambiguïté, qui idéalise le rock dans une position culturelle à la fois contre l’élite et contre la masse, hésitant entre surplus de sens et rejet de l’intellectualisation. Au cours de cette décennie, encore plus que lors des précédentes, le rock apparaît surtout comme recherche d’un équilibre instable entre les différents niveaux de culture, la basse et la haute, la populaire et la savante. Mais peut-être que cette instabilité est la marque de sa vitalité préservée.

La recherche éperdue du rock dans toutes formes de cultures cultivées (certes perverties, mais toutefois exigeantes : la littérature trash, le cinéma indépendant, etc.) est une particularité de la critique française, qui a toujours affirmé son penchant pour l’intellectualisation de la musique, voire pour son élitisme. Or, si on prend l’exemple anglais, on découvre que le rock n’est pas nécessairement le loisir d’un public élitiste : il peut aussi plaire à un public plus populaire, qui n’a que faire de l’analyse possible de sa musique et se contente de sa simple jouissance. C’était aussi le message de la techno que les journalistes ont essayé de transformer en revendication politique. Contrairement à ce que laisse supposer le travail de la critique, le rock n’est plus la médiation de la rébellion de la jeunesse, mais la médiation de son désir de faire la fête, de son désir de jouissance dans un monde qu’elle sait de plus en plus dur.

Notes
463.

Les exemples anglais de liens entre rock et ballon rond  pullulent. Les plus grands groupes de musiciens du pays se battent pour écrire des hymnes à ses équipes nationales ; des titres de chansons ou d’albums font référence à des événements footbalistiques, quand ce n’est carrément un groupe qui emprunte son patronyme au monde du foot (le groupe anglais Saint Etienne) ; des artistes parsèment les pochettes de disques de références à ce sport ; et certains énoncent avec fierté leur soutien à leurs équipes préférées, et font même participer des footballeurs à leurs enregistrements. On verra même un disque-hommage anglais consacré à Eric Cantona (Cantona : the album, sorti en novembre 1995).

464.

« ‘Combien de fois a-t-on pu lire, lors d'une interview de tel chanteur ou tel guitariste "De toute façon, pour s'en sortir, on n'a guère le choix : soit on devient footballeur professionnel, soit on devient musicien." Une implacable vérité qui surtout fait office de dicton dans le Nord de l'Angleterre.’ » Basterra, Christophe, "Rock & Foot", Rock&Folk 371, juillet 1998, p26-32.

465.

O.W., "Soirée rock british sur Canal +", Libération, 21 juillet 2000, p38.

466.

A l’occasion d’un « ‘ridicule tapage médiatique repris par l'Angleterre unanime sur l'air de « Blur’ ‘ contre Oasis’ ‘», [le compositeur-guitariste] Noel Gallagher déclare à l’’ ‘Observer ’ ‘qu'il souhaite que « Damon et Alex de Blur chopent le sida et en crèvent ». Tsst-tsst.’ » Par-delà l’anecdote plus pitoyable que choquante, se révèle une réintroduction du facteur social dans le rock : « ‘Tout oppose apparemment, il est vrai, les deux groupes: Blur au look d'étudiant est l'image même du Sud middle-class de l'Angleterre, tandis que les raisons essentielles du succès d'Oasis résident dans son appartenance congénitale à la working-class emblématique du nord du pays.’  »Romance, Laurence, "Oasis, le hooliganisme pop au Zénith", Libération, 7 novembre 1995, p34-35.

467.

Le terme Yob désigne l’amateur de bières, de bagarre et de femmes (qu’il aborde sans respect). Loaded est donc une revue dédiée au machisme, qui n’a certes pas été inventé par lui mais dont il est aujourd’hui de bon ton de se revendiquer grâce à ses efforts. Le fait d’aimer « ‘le foot, les belles voitures et les nanas pareilles’ » passe du statut de ringard à celui de cool.

468.

« ‘Ici, ce qui nous unit, c’est une passion pour la vie, l’envie de nous éclater, de fuir les petits soucis de la vie. Et forcément, cette quête des plaisirs passe par le pub et le stade ! Loaded, c’est le journal des gens à l’esprit libre. Le magazine célèbre un style de vie, une manière d’affronter le monde assez neuve en Angleterre : en prenant du bon temps, en se foutant de tout. Nous sommes des hédonistes, des jouisseurs. Et les yobs, à leur manière, sont aussi des hédonistes. Etre yob, ça n’a rien à voir avec un milieu social. On peut être riche ou fauché, blanc ou noir, et avoir un comportement de yob.’  » Tellier, Emmanuel et Beauvallet, JD, "La Mecque des mecs", Les Inrockuptibles 101, 23 avril 1997, p48-49.