a. L’importance de la personnalité

Un disque est rock parce que l’artiste est rock

Outre la présence en son sein de références communes, nous avons relevé qu’un objet culturel peut être perçu comme rock en grande partie en raison de l’identité de son concepteur. Si l’artiste est rock, alors son œuvre doit aussi l’être, même si elle n’en présente pas au premier abord les caractéristiques. De même, si un artiste ne présente pas ces qualités, son œuvre sera mal reçue : ainsi, au début de la décennie, la notion centrale de crédibilité est surtout utilisée en un sens négatif, comme signification du refus de reconnaissance critique. La difficulté résidant dans la définition de la rockitude d’un artiste, aux contours flous et sujets à discussion 469 .

Si effectivement, les évolutions stylistiques vues précédemment amènent ces notions d’esprit rock et autre crédibilité à se détacher des impératifs musicaux, la personnalité des artistes et leur esprit de création restent eux primordiaux dans l’évaluation de leur degré de rockitude. Des groupes dont l’œuvre jusqu’ici ne méritaient pas l’appellation sont consacrés comme rock, mais plus pour leur soumission aux clichés du genre de vie défini dans les années 60-70 que pour leur œuvre proprement dite. Depeche Mode, groupe electro-pop, finit ainsi ‘«’ ‘ par devenir un groupe de rock à l'heure où les vétérans de la six-cordes se branchent techno ’ ‘»’ parce que les membres du groupe ont découvert les préceptes de la vie d’un groupe de rock : ‘«’ ‘ poudre, incommunicabilité, tournées mammouth ’ ‘»’ ‘ 470 ’ ‘.’ Tous les articles consacrés au retour de ce groupe vont d’ailleurs plus tourner autour de l’état de santé d’un de ses membres toxicomane que de la nature même de la musique. En affichant ses souffrances, ce dernier gagne une aura rock que ses précédentes productions, même si elles furent reconnues pour leur importance musicale, n’ont jamais eu. Le rock reste affilié à la mythologie de l’autodestruction, au sacrifice de l’individu pour l’œuvre 471 . Les critiques sont très sensibles à la part d’individualité présente dans un disque, et savent que celle-ci n’est jamais aussi présente que lorsqu’elle souffre et perd tout contrôle. 472 Si l’œuvre d’art est transfigurée par la souffrance de l’artiste (la satisfaction amoureuse ou la paternité ne semblent pas être de bonnes sources d’inspirations, si l’on en croit les instances critiques 473 ), on peut juger une œuvre à la lueur de la seule vie de l’artiste. Ses aléas peuvent rendre au rock sa vivacité, lui rendre l’incertitude et l’imprévisibilité qui en font une aventure vivante.

Outre la crédibilité, l’outrance et la provocation sont elles aussi des moyens d’attirer à soi l’attention du public rock. Le besoin d’outrance n’est pas une nouveauté dans le rock. Mais si les Beatles et les Rolling Stones choquaient dans leur temps pour la longueur de leurs cheveux, il en faut plus dans les années 90 pour susciter l’effroi des parents (puisque tel est le but recherché). Plusieurs possibilités s’offrent aux artistes s’engouffrant dans l’optique du scandale. Le plus évident est une sorte de surenchère de ce qui a fait ses preuves – notamment marchandes – dans l’histoire du rock : satanisme et grand-guignol restent des valeurs sûres, surtout pour le public américain, friand de shows démesurés dont l’ambition laisse habituellement de marbre les critiques hexagonaux. L’exemple le plus évident dans cette catégorie est Marilyn Manson, qui rappelle aux érudits le théâtre outrancier de Alice Cooper (grand succès dans les années 70 américaines). Sachant provoquer l’effroi des adultes et en jouer pour attirer les adolescents, il n’en demeure pas moins limité lui aussi par la question de la crédibilité : la critique lui reconnaît surtout un certain talent d’acteur, au point de se demander s’il ne ferait pas mieux de se concentrer dans le cinéma, puisque dans le rock ‘«’ ‘ il devient de plus en plus difficile de choquer ’ ‘»’ ‘’ ‘ 474 ’.

Que peut en effet faire le rock, face à la puissance évocatrice du cinéma devenu la référence des errances du moment 475  ? Surenchérir ? ‘«’ ‘ Cela fait lurette que le rock se trouve devant un sacré problème. Une mythologie de l'excès et des surenchères se trouve forcément un jour devant ses limites naturelles. ’ ‘»’ A force d’avoir exploité ce filon, le rock finit par ne plus fonctionner que ‘«’ ‘ comme une représentation, non plus comme un miroir à terrifier le bourgeois. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 476Il doit se contenter de jouer la provocation comme un acteur, connaissant toutes les interprétations précédentes de son rôle. Marilyn Manson n’est finalement qu’un amas de références horrifiques, musicales ou cinématographiques 477 , un exercice citationnel qui perd tout rapport avec la réalité. Le rock qu’il pratique souffre d’un enfermement sur lui-même, sur sa mythologie et ses références qui semblent n’exister que dans un hors-monde, que sur une scène de théâtre séparée du public. Lequel a évolué et demande plus que ce qui suffisait il y a encore quelques années. Le rock s’est condamné lui-même à une surenchère infinie de ses effets pour pouvoir satisfaire son public, aux goûts plus excessifs suite à leur éducation par le rock lui-même.

Une indication est toutefois donnée par Marilyn Manson pour savoir où se trouve le vrai rock du moment, selon les critères précédemment émis. Interrogé sur les artistes contemporains qui l’intéressent, il distingue le rappeur Eminem : ‘«’ ‘ Il repousse les limites, et nous sommes très peu à le faire. (…) Lui est un véritable phénomène, très critiqué et en même temps très grand public. ’ ‘»’ ‘ 478 ’ Puisque l’accusation de faire semblant est souvent fatale dans un milieu où on ne rigole pas avec la crédibilité de l’artiste – qu’il ne faut pas confondre avec la crédulité du public –, les jeunes amateurs vont préférer la prose d’Eminem à la pose de Marilyn Manson. Le rap a cet avantage de présenter des incarnations exacerbées de la problématique de la crédibilité des artistes. Alors que l’époque voit le rock s’enfermer une célébration de son histoire à même de laisser froide la jeunesse du moment, ou se préoccuper d’expérimentations peu susceptibles d’intéresser le grand public, le milieu rap (plus encore que la techno qui reste confinée dans son rôle de musique de danse désincarnée, donc hors de la problématique des stars) semble le plus à même de proposer d’authentiques artistes rock, qui répondent aux critères définis : concilier crédibilité et succès populaire chez les jeunes. Eminem jouit effectivement auprès de la presse spécialisée d’un certain crédit 479  : crédibilité artistique, vie en conformité avec l’image, succès public… Eminem est un artiste rock, voire une authentique rock-star provocante et subversive ‘«’ ‘ effrayante pour des parents qui avaient d'autres projets pour leurs chères têtes blondes que de les voir imiter un rappeur décoloré et bourré de drogues synthétiques (ainsi que d'herbe et de champignons hallucinogènes) ’ ‘»’ ‘ 480 ’ ‘.’ Mais comme c’est une rock-star des années 90, il ne fait pas du rock au sens strict.

Notes
469.

Par exemple, Jean-Louis Aubert, l’ancien chanteur du groupe à succès Téléphone, ne semble pas posséder cette crédibilité rock (il essaye au cours de sa carrière solo de s’éloigner des clichés du rock pour se rapprocher de la chanson naïve, osant même des collaborations avec des artistes de variété, ce qui l’empêche d’être pris au sérieux par la presse spécialisée). Son cas est l’occasion d’une dénonciation des impératifs du « ‘microcosme rock’ », « ‘cette cellule dans laquelle il fait bon exhiber son apparente crédibilité, que l'on soit musicien, attaché de presse ou journaliste’ ». Cette crédibilité s’apparente ainsi surtout à une « ‘panoplie’ », une pose esthétique, une soumission aux normes et aux clichés du genre (de vraies guitares et une vraie batterie, bref tout ce qui envoyait le rock dans une impasse), alors que selon Aubert « ‘Tom Waits’ ‘ en train de jouer du jazz, c’est bien plus rock que la plupart des groupes que tu vois sur MTV. Le rock, aujourd’hui, c’est une affaire de conscience’. » Meyer, Patrick Olivier, "H de raison", Rock&Folk 304, décembre 1992, p42-45.

470.

Bernier, Alexis, "Depeche Mode, Panique à Needle Park", Rock&Folk 357, mai 1997, p48-53.

471.

« ‘Souffrir c'est ressentir. Et ressentir c'est l'espoir qu'un jour peut-être on pourra dire. L'autre grande leçon de ’ ‘Ultra’ ‘ est là. Le statut d'artiste, il se mérite. Pas de mystère, faut banquer.’ » Orlandini, Alain, "Depeche Mode, ultra", Rock&Folk 358, juin 1997, p77.

472.

Cette idée n’est pas nouvelle, et semble inscrite dans l’histoire du rock. Ainsi, à propos de Dylan et de son refus en 1966 d’assumer le rôle de prophète de la jeunesse en prétextant d’un accident de moto pour se retirer de la scène internationale, les journalistes s’empoignent :

« ‘Manœuvre : Dylan’ ‘ a disparu. II est là le cœur de l'affaire. Voilà un type qui a vu la mort, reculé et qui a sacrifié toute sa carrière pour devenir Monsieur Normal. Bobonne, les gosses, a-t-il voulu connaître ça ?’

‘Dahan’ ‘ : II s'est vu ridicule, il a vu sa santé mentale menacée, il s'est vu trop faible.’

‘Eudeline’ ‘ : Alors tant pis pour lui. C'est un artiste, il est censé porter le poids du monde’. »

Cette réflexion est révélatrice : dans le rock, l’Art doit être plus important que la vie, et peut même en exiger le sacrifice. La rédaction, "Bob Dylan, le débat", Rock&Folk 362, octobre 1997, p46-51.

473.

Il est ainsi habituel de lire que tel artiste a vu la qualité de sa production discographique diminuer depuis qu’il a trouvé l’amour : des parallèles sont faits entre la baisse de créativité de Bruce Springsteen et son mariage avec sa choriste à la fin des années 80, par exemple.

474.

Romance, Laurence K., "Marilyn Manson blasphémacteur", Libération, 17 novembre 2000, p39-40.

475.

Voir l’analyse de l’affaire Tueurs Nés citée précédemment (Partie I, Chapitre 3, point b).

476.

(et suivants) Eudeline, Patrick, "Rock satanique, gangrène de violence", Rock&Folk 350, octobre 1996, p42-45.

477.

« Un patronyme façon Cramps de série B. Du piercing partout, des traces de lacérations au rasoir sur le torse du chanteur... Et puis du Crazy Color jusque dans les barbichettes. Tout ça pour des reprises traitées grunge Monsieur Plus de "I Put A Spell On You" ou "Rock And Roll Nigger", ou des originaux qui en rajoutent dans le vicieux, le gothique décadent, le film gore et le culte de la série Z. »

478.

Romance, Laurence K., "Marilyn Manson blasphémacteur", Libération, 17 novembre 2000, p39-40.

479.

Il possède une crédibilité grâce à plusieurs points : la présence de Dr Dre à la production (« ‘le producteur d'Eminem’ ‘ est noir, et cette caution - indispensable aux USA pour un rapper blanc prétendant à un minimum de crédibilité - n'est pas négligeable ’»), une écriture qui sait transposer l’expérience personnelle (anecdotes véridiques sur sa jeunesse, sa mère droguée, et sa vie privée en général ; de quoi conclure qu’il n’est « ‘pas besoin d'interviewer Eminem : sa vie est un livre ouvert dont chaque page est un rap qui passe en boucle sur toutes les ondes’ »), et un effet certain sur les foules (« ‘La vraie Amérique, celle [des] kids blancs middle-class (…), est dingue d'Eminem. (…) A l'égal d'un Marilyn Manson’ ‘ dans le rayon rock brutal, Eminem génère un culte visible ’»).

480.

Carton, Orlus, "Eminem", Rock&Folk 398, octobre 2000, p42-44.