L’association rock et politique est-elle encore possible dans les années 90 ?

Si les mauvais garçons ont bonne presse et peuvent faire illusion dans les charts en vendant un peu du souffre qui les entoure (ce qui explique le succès d’un groupe comme Guns N’Roses), il faut aussi qu’ils fassent preuve aux journalistes que leur réputation n’est pas usurpée. Depuis les années 60 et les Rolling Stones, on sait que les attitudes provocantes sont aussi des arguments de vente dans le rock 481 . Les années 90 sont donc suspicieuses vis-à-vis des rebelles revendiqués. Ainsi un journaliste qui veut démonter le soufflé des Guns N’Roses va-t-il présenter un article ‘«’ ‘ où l’on réalise avec émotion que les Gunners ne sont pas aussi racistes et homophobes qu’on le prétend, mais bien au contraire une aimable assemblée de gentils garçons ’ ‘»’ ‘ 482 ’ ‘.’ Sur la foi de cet exemple, on pourrait trouver la rébellion rock un tantinet limitée théoriquement.

Mais peut-être ce choix de la subversion par l’attitude est-il plus à propos pour les années 90. Car si l’on s’arrête sur le groupe de la décennie qui a affirmé avec le plus de bruits son statut de groupe politique, on se rend compte que la tâche n’est pas aisée. Rage Against The Machine se présente comme voulant délivrer un message subversif à l’ensemble des kids (les jeunes) de la planète ; dès lors la critique française oublie toute donnée musicale pour se concentrer sur la véritable nature de cet engagement 483 . Le groupe est ‘«’ ‘ accablé de soupçons idéologiques ’», les critiques mesurant la portée politique d’un discours vendu comme tel, pour en relever les limites 484 . Du coup, ce type de discours court le risque d’être jugé comme posture esthétique plus que politique 485 . Ceci justement parce que la critique connaît l’histoire du rock et sait que cette prise de position n’a que très peu de répercussion pratique. Ainsi le journaliste se permet de remarquer : ‘«’ ‘ Oui, mais ne serait-il pas un peu temps de penser à autre chose ? Mince, en mai 68, j'avais 14 ans. Ensuite on a perdu tout ce temps à combattre nos parents. Vous ne croyez pas qu'il serait temps d'imaginer un modèle nouveau ? ’ ‘»’ Si une telle remarque met en évidence encore un peu plus les limites du discours, elle fait aussi preuve d’une certaine condescendance à l’égard des jeunes générations, lesquelles peuvent être agacées de cette constante référence à une époque qu’ils n’ont pas connue.

La difficulté d’expression politique des années 90 est donc à rechercher dans l’attitude des générations précédentes : ‘«’ ‘ parce qu'ils se sont plantés dans leurs convictions gauchistes, [les soixante-huitards] voudraient nous [les jeunes générations] dégoûter à jamais de toute contestation ’ ‘»’, sur l’air d’apparence sympathique d’un ‘«’ ‘ Pas la peine de te révolter, petit, j'ai déjà fait les conneries pour toi. ’ ‘»’ Leur expérience personnelle pourrait être constructive en terme d’exemple à ne pas suivre, sauf que ce type de discours se veut conclusif, n’hésitant pas à « ‘prôner la désillusion’ » 486 auprès de jeunes qui n’ont du coup même plus l’occasion d’expérimenter la révolte.

Certes, le cas présent indique aux apprentis révoltés une porte de sortie (« ‘imaginer un modèle nouveau’ »), mais en ironisant sur la portée du discours présenté 487 . Or l’ironie est une marque du mépris des rebelles rangés pour leurs descendants revendiqués, une ‘«’ ‘ véritable gangrène de la presse, ce style on ne me la fait pas qui masque l'incapacité totale d'aimer ou d'adhérer à quoi que ce soit ’ ‘»’ ‘. Ce qui pourrait s’apparenter à une ’ ‘«’ ‘ nouvelle censure [qui] n'a rien à voir avec l'ancienne. Pas d'interdiction, pas de condamnation en justice. La nouvelle censure pratiquée par ces médias s'appelle ironie, condescendance ou, plus simplement, black out. ’ ‘»’ ‘ 488 ’ On décrédibilise les discours remettant en cause l’ordre en place en les assimilant à de simples poses publicitaires, en les dépeçant de toute possibilité d’efficacité et même, plus grave encore, d’intelligence et de conviction. Un groupe comme Rage Against The Machine ou tout autre groupe portant un message politique est appréhendé avec des pincettes par la presse rock.

Mai 68 est une date aussi pour cette dernière qui, elle, a su perdurer sans renier ses prises de position : la presse rock est plus liée à la révolution pop des années 60 qu’à la tentative étudiante gauchiste de 68. C’est encore une question de références : Burroughs lui semble par exemple plus important que Che Guevara. Mai 68 n’est pas en France une révolution accompagnée par la musique, contrairement aux mouvements étudiants américains. Ce qui peut s’expliquer par le fait que ‘«’ ‘ chez nous, le lourd passé marxiste et étudiant bloque l'explosion de la culture pop, cette fille des Beat. Et que Kouchner ou Cohn’ ‘-Bendit ont encore les cheveux courts, alors que déjà les Stones’ ‘ partent à Tanger sur la trace de la légende et mangent des Mars dans le ventre de Marianne. ’ ‘»’ ‘ 489 ’ Rock et politique font donc depuis cette date fondatrice plutôt mauvais ménage dans l’esprit de la presse spécialisée. Si sont bien accueillies les prises de positions occasionnelles (contre le FN principalement pour la scène française, avec les groupes Zebda, Sinsemilia, Noir Désir), les chansons à contenu politique lassent très rapidement les critiques. Ce phénomène est encore plus accentué par le fait que les logiques capitalistes qui se cachent derrière le rock sont connues : toute forme de contestation est récupérable en tant qu’argument de vente par l’industrie du disque. L’esprit critique cherche alors directement dans de telles postures des poses publicitaires 490 .

Au final, la seule position politique acceptée reste celle qui est la plus en phase avec sa génération : celle d’une jeunesse revenue de combats politiques et idéologiques dont on lui a enseigné à l’avance les échecs. C’est d’ailleurs la position du groupe de rock référentiel des années 90, Nirvana. Interrogé sur l’absence apparente de politique dans le grunge, Kurt Cobain se défend d’un supposé apolitisme générationnel 491  mais reconnaît que le risque pour un groupe s’occupant publiquement de politique est de ‘«’ ‘ passer pour des raseurs ’». Rock et politique ne peuvent plus être autant liés que dans les années 60, parce qu’aujourd’hui la jeunesse non seulement n’est plus unifiée autour d’espérances communes (qui lui permettraient de se rassembler autour d’un programme politique et de porte-parole que le rock soutiendrait) 492 , mais parce qu’en plus elle garde en mémoire l’exemple de la génération de ses parents, qui ‘«’ ‘ étaient hippies et défendaient de grandes idées avant de virer yuppies hypocrites au début des années 80 ’ ‘»’. Le résultat de ce traumatisme causé par la génération soixante-huitarde : un sentiment « ‘à la fois honteux et coupable’ » (selon les termes propres du chanteur) chez la jeune génération qui adopte ‘«’ ‘ un comportement en réaction à l'hypocrisie de nos parents ’ ‘»’ ‘ 493 ’, le refus de l’engagement politique ouvert au profit d’une rumination existentielle démotivée.

Notes
481.

Le manager Andrew Loog Oldham faisant ainsi titrer le Melody Maker : « Laisseriez-vous votre fille sortir avec un Rolling Stone ? »

482.

Les questions vont d’ailleurs aller dans le sens de la dérision vis-à-vis de leur réputation (à propos d’une collaboration avec Michael Jackson : ‘« Mais ça ne l'effraie pas un peu de se trimballer avec un sauvage dans votre genre ? ’» Question à laquelle l’ingénu guitariste Slash répond :« ‘C'est ce qu'on pourrait croire, mais non.’ », pour ajouter, histoire de marquer son côté « sauvage », que lors de leur rencontre sur un plateau télévisé, ‘« J'ai fait comme d'hab' : fumer, boire, glandouiller en futal de cuir… ’»).Romance, Laurence K., "La vie en Guns N’Roses", Libération, 6 juin 1992, p31-32.

483.

La plupart des articles qui leur sont consacrés se posent sous cette thématique :« ‘Authentiques ? Bidons ? Authentiquement bidons ? Qui se cache derrière le petit empire de la Rage, un groupe américain qui vend en Europe de vieilles lunes révolutionnaires des années 60 à des jeunes qui n'ont vécu ni Mao, ni les Black Panthers, ni le Clash’ ‘ ? ’»

484.

Outre une vision romantique de la politique propre à l’adolescence (qui croie en une mythologie floue de la « lutte » au détriment des partis politiques existants « ‘les différences entre les deux partis sont infimes. Démocrates ou républicains, ils sont les partis des privilèges et des proprios’ »), le guitariste Tom Morello semble encore croire en la capacité de la musique à changer le monde. Mais son programme reste flou : « ‘J'ai regardé ce monde. Je me suis dit ’ ‘Je vais faire quoi ? Faire péter ce système ou m'y creuser une niche ?’ ‘ Par chance, nous avons un public qui nous écoute et va nous aider à pousser le bouchon plus loin qu'aucun groupe de rock ne l'a jamais fait. Espoir. Ce que nous voulons faire, aucun groupe n'y est jamais parvenu. C'est de la politique. Et nous savons vous, moi et tous ceux qui nous lisent, que culture et politique sont inextricablement liés. Alors oui, nous avons une responsabilité. Et nous allons foutre la merde, d'une façon majeure.’ »Les difficultés apparaissent lorsque viennent les questions sur la mise en pratique de toutes ces belles théories : fort d’un public qu’il pense majoritairement acquis à ses idées, le groupe essaye de s’extirper de l’impasse relevée de leur action (« ‘Quel slogan résumerait votre message ? Ce n'est plus au niveau du ’ ‘fuck you’ ‘ adolescent tout de même ? ’») en mélangeant résistance psychologique, action militante et culture de la révolution en un long verbiage, saturé de références révolutionnaires plus ou moins maîtrisées, qui oublie toutefois de préciser quelle action pratique le groupe demande à ses auditeurs. (et suivants) Manœuvre, Philippe, "Rage Against The Machine, Le rouge et le noir", Rock&Folk 345, mai 1996, p44-49.

485.

Nous reviendrons sur les ambivalences économiques d’une promotion articulée autour de la notion de rébellion (Partie III, Chapitre 8, Point a).

486.

Williams, Patrick, "Les nouveaux réacs", Technikart 47, novembre 2000, p82-87.

487.

« ‘N’est-il pas étrange que tout votre succès soit en Europe, France, Allemagne, des pays où, finalement, personne ne comprend rien à ce que racontent vos textes ? ’». Le porte-parole du groupe évite d’ailleurs de répondre à cette question, continuant son discours supposé subversif : « C'est exact. Nous sommes censurés aux USA. (…) Certaines choses doivent rester cachées. Et puis, en Europe, les gens sont beaucoup plus conscients politiquement. » Manœuvre, Philippe, "Rage Against The Machine, Le rouge et le noir", Rock&Folk 345, mai 1996, p44-49.

488.

Williams, Patrick, "Les nouveaux réacs", Technikart 47, novembre 2000, p82-87

489.

Eudeline, Patrick, "William Burroughs, Man In Black", Rock&Folk 362, octobre 1997, p36-39.

490.

L’opposition au FN, aussi respectable soit-elle selon les critères de la presse spécialisée (plutôt marquée à gauche), apparaît au final tellement évident pour un groupe de rock et pour le public qu’il touche, qu’est interrogé l’intérêt politique d’une telle prise de position prêchant des convaincus.

491.

« ‘Je ne me sens pas le droit de parler politique car, n'écrivant pas beaucoup sur la politique, on m'attaquera, on me taxera d'opportunisme. Pourtant, j'ai des idées politiques très arrêtées et très claires dont je discute avec mes amis.’ »

492.

« ‘Les propos des groupes n'ont jamais eu beaucoup d'impact. Nous avons besoin de gens qui soient de vrais porte-parole, de leaders comme Abie Hoffman [gauchiste américain des sixties]. Dans les sixties, les groupes étaient politisés car il y avait des leaders politiques forts qui faisaient avancer les idées, on attendait juste des groupes qu'ils fassent une musique de fond à ces revendications. C'est plus difficile aujourd'hui ’»

493.

Bates, "In bed with Nirvana", Les Inrockuptibles 33, janvier-février 1992, p70-74.