Un besoin de stars identifiables

Les aspirants rock-stars des années 90 doivent donc éviter de se présenter par l’intermédiaire d’un discours politique revendiqué. L’époque est aux individualités concentrées sur leurs problèmes personnels, surtout si une liaison peut être faite avec ceux de leur public (soit les problèmes liés à l’adolescence). Nous allons nous baser sur l’utilisation d’exemples de prétendants rock-stars pour en démontrer les impératifs. Ainsi en 1996 un groupe répond parfaitement aux attentes de la presse spécialisée en mal de nouvelles stars identifiable : ‘«’ ‘ le premier album de Placebo’ ‘ réconcilie le rock avec ses déserteurs : fulgurance, frustration, panache et dynamique ’ ‘»’ ‘’ ‘ 494 ’, mais aussi ‘«’ ‘ frustration sexuelle, malaise adolescent, perte d'innocence ’ ‘»’ ‘’ ‘ 495Le phénomène a tout pour plaire : le chanteur a le physique de l’emploi (« ‘parfaite tête imparfaite et maladive de mannequin Calvin Klein’ »), l’attitude ‘(’ ‘«’ ‘ petite pose sexy sur scène, outrageusement grossier dans la conversation en français, guitariste nerveux et acharné ’ ‘»’ ‘ 496 ’), et le discours ‘(’ ‘«’ ‘ on est la relève de cette brit-pop merdique. ’ ‘»’ ‘ 497 ’). Dernier test avant d’accéder au statut de rock-star : l’authenticité du personnage qui peut lui conférer ou enlever toute crédibilité. S’il apparaît que le leader Brian Molko ne fait que jouer un rôle, son groupe sera rejeté. C’est ce qui est arrivé à un groupe comme Suede lorsqu’il est apparu trop ouvertement que chez le chanteur importait ‘«’ ‘ le personnage plus que la personne, ses fantasmes plus que sa réalité ’ ‘»’, que son univers était surtout « ‘appris dans une histoire du rock potassée’ » dans les magazines spécialisés. 498 Heureusement pour Placebo, ‘«’ ‘ la cohérence du discours - pas une faille dans l'exhibition et l'étalage cru des faiblesses -, la réflexion triste et sage du chanteur contrastant avec l’exubérance scénique révèlent un authentique décalé, adulte malgré lui finissant de régler les factures - et fractures - d'une jeunesse troublée. ’ ‘»’ ‘ 499 ’. Le groupe est dès lors intronisé comme nom à suivre pour les années à venir, ayant réussi son examen de passage : personnalité crédible, probable rock-star et disque intéressant (le contraire restant quand même éliminatoire).

Brian Molko l’énonce lui-même : ‘«’ ‘ Les rock-stars doivent être singulières, bigger than life. ’ ‘»’ ‘ 500 ’ C’est le mot d’ordre qui semble lancé dans un monde du rock qui cherche rassembler autour de sa musique une jeunesse éparpillée entre rap et techno. L’attention du discours spécialisé se déplace ainsi des qualités musicales propres aux identités des protagonistes les plus rock, qu’ils soient déjà reconnus ou non. Les Dandy Warhols arrivent ainsi sur la scène internationale grâce à un programme simple mais en rupture avec ‘«’ ‘ l'esthétique No fun des groupes grunge et de la génération X ’ ‘»’ : ‘«’ ‘ il [est] temps de réintroduire dans le rock ce qui fait son attrait : le sexe, la folie et le glamour. ’ ‘»’ ‘ 501 ’ Ce programme trouve une incarnation avec l’une des rares rock-stars apparue dans les années 90 et les ayant traversé : Courtney Love. Cette dernière est en effet l’incarnation des fantasmes de rock-star singulière, mais aussi de leur préférence accordée à la notion de star plus qu’à la musique. Dès les premières présentations le nom de la jeune femme est répété avec les plus grandes précautions. Des journalistes demandent quelle part prend le fait qu’elle soit la femme de Kurt Cobain dans l’attention médiatique qui lui est portée  502 . Quand enfin sont consacrés des articles à son groupe Hole et non à sa liaison avec le leader de Nirvana, ceux-ci relèvent une attitude sur scène très sauvage 503 , suffisante pour attirer rapidement l’attention des médias. En effet, suite à ces débordements tous azimuts, celle qui n’était que la femme de Kurt Cobain réussit à ‘«’ ‘ officiellement [s’imposer] comme la Madonna’ ‘ alternative des années 90. ’ ‘»’ ‘ 504 ’, malgré toutes les embûches qui se sont trouvées sur sa route (suicide du père de sa fille, documentaire cinématographique l’accusant d’être responsable de celui-ci). Elle s’impose même au cinéma avec le rôle d’une actrice porno dans Larry Flint. Ce qui pousse la critique française à se demander ‘«’ ‘ si Courtney Love’ ‘ [n’est pas] finalement le rêve américain personnifié ? ’ ‘»’ ‘ 505 ’, de par sa pugnacité lui permettant de gravir les échelons de la renommée et de la réussite à partir de rien. Mais cette réputation se fait en dehors de toute considération artistique (on parle peu de ses disques, et ses prestations scéniques n’intéressent pas pour des raisons musicales), et traduit l’importance du terme star vis-à-vis du terme rock.

Le nom de l’artiste est une marque de qualité apposée sur le disque : si ce dernier est présenté sous un patronyme reconnu, il sera plus écouté que s’il l’est sous celui d’un inconnu. Les premières œuvres ne sont pas inécoutées, mais il leur faut la reconnaissance d’une instance critique ou artistique particulière (c’est notamment la force des Inrockuptibles, eux-mêmes tributaires des journaux anglais) pour que l’ensemble de la presse spécialisée s’intéresse à elles. Alors que le disque d’un artiste déjà reconnu atteint sans difficulté les pages de tous les magazines rock. C’est ce qu’a compris Courtney Love pour son groupe Hole, qui grâce à ses frasques a su garantir l’attention médiatique à ses productions jusqu’alors passées inaperçues. Confrontée au fait que ‘«’ ‘ la musique de Hole reste secondaire par rapport à l'aura qui entoure chacun des faits et gestes de Courtney-la-scandaleuse ’ ‘»’, et que sa présence soit surtout remarquée ‘«’ ‘ à la place de Madonna’ ‘ et Guns N’Roses’ ‘ dans les colonnes demi-mondaines de la presse internationale ’ ‘»’, Courtney Love répond ‘«’ ‘ qu'accéder au grand public permet à tout le monde d'entendre parler de nous, alors qu'on est plus décapants que ceux-là. A l'arrivée, c'est positif pour Hole. ’ ‘»’ 506 Ne lui reste plus qu’à confirmer sur disque que ce statut de rock-star n’est pas usurpé, qu’elle est bien une artiste.

La critique de son disque de l’époque présente les enjeux qui sont sien : traduire en chanson le statut que la veuve de Kurt Cobain a gagné par son attitude. Le journaliste reconnaît à ce propos que ‘«’ ‘ dans la course au titre de la rock-star autodidacte (…) la Courtney ne foire pas une étape de l'épreuve. Quelle classe ! Quel talent ! Quelle aisance ! ’ ‘»’ Si Courtney Love est une rock-star en puissance, il lui reste toutefois, pour accéder pleinement au titre, de parvenir au statut d’auteur : une vraie rock-star n’est pas qu’une star exubérante, elle doit aussi être musicienne. Et aucune des deux conditions ne peut être mise de côté : de même que de splendides auteurs-interprètes dénués de charisme n’arriveront que rarement au statut de stars, des stars en puissance ne seront reconnues que si elles font preuve d’un minimum de talent musical. Soit dans les faits, passer le ‘«’ ‘ dernier poteau avant la ligne d'arrivée : (…) réussir le disque qui compte. Le disque qu'on écoute pour ce qu'il y a dedans, pas pour voler un bout de tranche de vie trash et romanesque ’ ‘»’ ‘ 507. La musique réussit à retranscrire les sentiments de son auteur, et ainsi à la pleine jouissance du statut de rock-star.

Notons que la critique rock reste consciente, dans sa recherche de rock-stars, de la particularité des années 90. Elle ne va ainsi pas hésiter à reconnaître la présence de véritables rock-stars, par l’attitude et par les choix esthétiques, dans des domaines extramusicaux comme le cinéma 508 . Cet accord autour d’artistes sans prétention discographique est une preuve supplémentaire de l’absolue indépendance du statut de rock-star vis-à-vis de la musique. La personnalité des artistes prime sans ambiguïté.

La presse rock reste fidèle au principe de médiatisation des stars du genre. Mais si les rock-stars des années 60 étaient mises en avant parce qu’elles étaient porteuses d’un message idéologique, les années 90 connaissent la futilité de telles prétentions. Ses stars ne sont plus obligées d’être des médiatrices (sociales, politiques, etc.) mais se contentent d’être reconnues en tant que telles pour attirer l’attention médiatique. Nous allons relever quelles sont les critères qui permettent aux journalistes d’agrandir la constellation du rock.

Notes
494.

Norot, Anne-Claire, "Enfants de l’apatrie", Les Inrockuptibles 67, 7 août 1996, p60-61.

495.

Santucci, Françoise-Marie, "Placebo, une dose qui fait son effet", Libération, 23 août 1996, p28.

496.

Norot, Anne-Claire, "Enfants de l’apatrie", Les Inrockuptibles 67, 7 août 1996, p60-61.

497.

Santucci, Françoise-Marie, "Placebo, une dose qui fait son effet", Libération, 23 août 1996, p28.

498.

Beauvallet, JD, "Roman d’un tricheur", Les Inrockuptibles 45, 21 février 1996, p50-55.

Remarquons que ces arguments sont alors jugés positivement par le journaliste, car utilisés à une époque où l’Angleterre se cherche des stars face au grunge américain. L’arrogance du chanteur et l’arrivée de la brit-pop lasseront les amateurs après le premier album du groupe.

499.

Norot, Anne-Claire, "Enfants de l’apatrie", Les Inrockuptibles 67, 7 août 1996, p60-61.

500.

Santucci, Françoise-Marie, "Placebo, une dose qui fait son effet", Libération, 23 août 1996, p28.

501.

Rigoulet, Laurent, "Dandy Warhols, art pop", Libération, 10 février 1998, p36-37.

502.

Pour le responsable des singles de Rock&Folk, la réponse est simple : sans cette alliance, on ne parlerait pas autant « ‘de son petit groupe de rock féministe’ » Leblond, Philippe, "Hole, Miss World", Rock&Folk 324, août 1994, p71.

503.

« ‘Majeur dressé bien droit en guise de présentation ’», « ‘visiblement raide défoncée’ », et provocation à l’égard du public : « ‘"Hey les mecs, y en a un qui voudrait que je le suce ? Cassez-vous bande d’enfoirés, vous avez pas les couilles !"’ » Ducayron, Philippe, "Mudhonna, la voilà", Rock&Folk 333, mai 1995, p7-8.

504.

Romance, Laurence, "Courtney Love", Rock&Folk 334, juin 1995, p36-43.

505.

Manœuvre, Philippe, "Hole, Cendrillon", Rock&Folk 373, septembre 1998, p58-67.

506.

Romance, Laurence, "Courtney Love, la vie comme un trou", Libération, 31 mars 1995, p39-40.

507.

Dans le cas présent, le disque, s’il n’est pas un chef-d’œuvre, présente au moins une qualité pour être agréé par la critique comme objet rock :une musique « ‘à la hauteur du torrent émotionnel qui jaillit de sa bouche. ’» In Ducayron, Philippe, "Hole, Live Through This", Rock&Folk 322, juin 1994, p60.

508.

Guillaume Depardieu est notamment présenté par l’ensemble de la presse spécialisée comme une rock-star crédible, ou du moins comme « ‘un vrai punk, dans le sens noble du terme’ » selon les propos du réalisateur Pierre Salvadori. Sabatier, Benoît, "Une vie de punk", Technikart 44, juillet 2000, p34-36.