b. La réputation précède la réception

Devenir une référence

L’exemple des Placebo nous indique que l’exposition médiatique initiale est primordiale pour un jeune groupe : si celle-ci est suffisamment éloquente pour des raisons artistiques ou d’attitude, l’individu est assuré de voir ses propos et gestes ultérieurs relayés par la presse. La difficulté est donc de se faire remarquer par cette dernière. Si les prestations scéniques sont primordiales, il faut qu’elles touchent des personnalités susceptibles d’influer sur les rédactions. Le groupe de Brian Molko a ainsi bénéficié du parrainage de deux stars du rock, David Bowie et Iggy Pop, impressionnés par un de leur concert. 509 La pratique est courante, et de nombreux groupes qui ont su s’affirmer depuis ont débuté sous la protection médiatique d’artistes renommés 510 .

Si les premiers pas artistiques sont aussi importants, c’est parce qu’ils assoient la réputation de l’artiste pour le reste de sa carrière. La réception de la critique se fait dans un cadre prédéterminé par le nom qui est apposé sur la pochette. Une fois l’artiste installé, ses œuvres sont sûres de susciter un minimum d’écho dans la presse spécialisée pour espérer se faire remarquer. Une fois ceci fait, ils jouissent auprès des journalistes d’une prédisposition critique qui infléchie leur rapport à l’œuvre. Les Beastie Boys jouissent ainsi d’une très bonne réputation critique 511 qui suscite dans la presse internationale un a priori bénéfique pour toute production venant de leurs studios 512 . Un bon groupe doit posséder une identité particulière au milieu d’un océan de conformisme, doit savoir se séparer de la masse de ses concurrents, de même que le rock doit se démarquer de la culture populaire 513 . Il y a une sorte de jouissance élitiste à privilégier ce type d’artistes plutôt que ceux qui restent interchangeables dans le même genre musical.

Prenons pour exemple le groupe Pavement apparu en 1992. Son disque Slanted & Enchanted est devenu au fil des années une référence pour tout le rock indépendant américain. Fort de ce crédit qui les installe comme pierre fondatrice et acteurs de la musique actuelle, le groupe livre en 1997 un album un peu en dessous de ses prédécesseurs. La critique ne peut que reconnaître cette baisse de qualité, mais s’évertue à trouver dans ce disque autant de qualités que de défauts. 514 Les points négatifs de ce disque précis sont même retournés en points positifs au regard de l’œuvre, jusqu’à considérer que le problème vient de la réception, et non pas de la production. 515 Toutes ces prévenances sont dues au fait que Pavement a été important pour la musique de la décennie, comme s’est empressé de le rappeler le début de l’article, qu’il ne peut produire un mauvais disque ou plutôt qu’on ne peut tacher sa réputation avec de mauvaises critiques. Pavement a su proposer de nouvelles indications au rock, poser ‘«’ ‘ une pierre tombale [dédiée aux clichés du rock] sur laquelle on pourra construire ’ ‘»’ ‘ 516 ’ : toutes ses productions ne seront qu’un rappel de ce statut fondateur, englouties dans une œuvre qui les dépasse et qui empêche leur jugement véritable.

Notes
509.

Robert, Richard, "Androgyne tonic", Les Inrockuptibles 84, 18 décembre 1996, p14-19.

510.

Les Islandais Sigur Ròs sont présentés comme ‘« respectés par Radiohead’ ‘, ce qui n’est pas donné à tout le monde. ’» Farkas, Basile, "Sigur Ròs", Rock&Folk 401, janvier 2001, p48-49.

511.

Ils apparaissent en 1986 avec leur album Licensed To Ill, le premier album de rap à se classer en tête des hit-parades américains, et leurs concerts leur assurent un capital sympathie auprès des journalistes rock intrigués par leur rap délibérément stupide. Leur deuxième disque les voit s’aventurer sur une voie plus expérimentale et perdre une partie de leur public, mais les rappeurs blancs y acquièrent une réputation d’explorateurs sonores aux succès artistiques et/ou commerciaux, en tout cas toujours susceptibles de créer l’événement médiatique.

512.

« ‘Ce sont des malins : ils tablent sur l'attachement qu'on leur porte pour se permettre n'importe quoi. Et ça marche. Tellement qu'ils pourraient commettre un album country, comme ils menacent de le faire de temps à autre, que l'on serait preneur.’ » (et suivants) Dufresne, David, "Balèzes Beastie Boys", Libération, 6 juillet 1998, p34-35.

513.

« P‘ersonne au monde ne sonne comme eux’ ».

514.

L’arrivée du nouveau disque provoque des larmes « ‘de joie et de rage mêlées’ », parce qu’elles marquent le retour de l’un des meilleurs groupes de l’époque, mais aussi le fait que ses dernières chansons ne soient pas à la hauteur de ses prédécesseurs. S’il reconnaît alors que le quatrième album du groupe « ‘refuse de décoller’ », le critique demande toutefois à ce qu’on accorde au groupe « ‘le droit au point de côté’ ». (et suivants) Deschamps, Stéphane, "Comme un oiseau sans ailes", Les Inrockuptibles 91, 12 février 1997, p38-39.

515.

Une fois qu’est relevé ce qui ne va pas dans cette dernière livraison ‘(« Pavement’ ‘ a ralenti son tempo et laissé ses gimmicks au placard - et ils nous manquent ’»), le journaliste relit la liste et tempère ses propos : le groupe ne répond pas aux attentes de son public ? Tant mieux, un vrai groupe de rock se doit d’être curieux, expérimental, et le fait de changer les habitudes est un point positif (« ‘Brighten the corners’ ‘ (…) est un album difficile à cerner - normal, Pavement n'aime pas être cerné’ »). Ce disque qui n’a pas les « ‘angles arrondis, les batteries à plat’ » marquerait en fait un refus du groupe de répondre aux attentes du public : « ‘Le vrai problème de ’ ‘Brighten the corners’ ‘ sera donc le public de Pavement’ »

516.

Ces termes à propos de l’artiste techno Aphex Twin, à la valeur critique équivalente. Perrot, Christian, "Twin Pic", Les Inrockuptibles 80, 20 novembre 1996, p36-37.