Ne pas se laisser enfermer dans une image

L’une des principales difficultés qui se pose à tout artiste soumis au jugement critique est justement de ne pas se laisser enfermer dans une image. Pour des raisons de lisibilité à l’attention des auditeurs, le monde du rock sacrifie en effet au principe de l’étiquetage, qui classe chaque groupe sous une catégorie précise 517 , ce qui permet à l’acheteur de se retrouver dans les rayons des disquaires et au lecteur de la presse spécialisé (qui fait des séparations similaires au sein de ses chroniques) de ne pas perdre son temps à lire des critiques de R&B (variante commerciale du rap-funk cool) s’il est amateur de hardcore (rock aux sonorités agressives). Les limites de cette situation se posent lorsqu’un groupe veut changer de positionnement artistique, changer de style musical : comment toucher alors un public autre que le sien et qui a peu de chances, en raison de ces étiquettes, de prêter attention aux efforts fournis pour lui plaire ?

Lors d’un entretien accordé aux Inrockuptibles, jusqu’ici peu réceptifs à la musique fusion funk-rap-rock de son groupe Red Hot Chili Peppers, Anthony Kiedis révèle une image calme rompant avec celle qui est habituellement colportée de lui, révélant des goûts musicaux inattendus 518 . Même si l’accusation de campagne marketing visant un public supplémentaire n’est pas à écarter, le journaliste prend le pari de croire qu’il est ‘«’ ‘ l'heure de corriger quelques préjugés à la peau dure ’ ‘»’, et de rendre présentable à ses lecteurs un groupe non-étiqueté « Inrockuptibles ». L’entretien laisse ainsi entendre que cette image de durs est surtout vécue comme une fatalité par les membres du groupe 519 , parce qu’il cantonne l’artiste dans le rôle qu’il s’est donné avec ses premières œuvres, et dont il sait qu’il aura les plus grandes difficultés à en sortir.

Les exemples sont nombreux de groupes qui souffrent d’un enfermement médiatique dans un style précis. Un groupe comme Therapy? est considéré comme appartenant au metal, avec comme conséquence une « ‘image de groupe crétin’ ». Ce qui pousse le leader à se reconnaître « ‘prisonnier de ses propres disques’ », avec pour seule porte sortie envisageable une rupture de ton totale 520 . L’enjeu des groupes de rock est donc bien de ne pas se laisser bloquer par une étiquette, de faire en sorte que l’on découvre que leurs disques sont ‘«’ ‘ plus complexes, beaucoup moins simplistes ’ ‘»’ que peuvent le laisser présager les morceaux qui les font connaître. C’est aussi pour cela que l’arrivée sur la scène internationale est importante, parce qu’en général elle détermine pour le reste de la carrière l’image du groupe, une étiquette difficilement décollable – à moins d’avoir su, comme Beck ou les Beastie Boys, se présenter comme des artistes touchant tous les styles.

Si l’étiquette stylistique peut poser un problème, empêchant par exemple les artistes metal de prétendre toucher un certain public, le patronyme des groupes établis peut aussi gêner. Le nom de U2 est par exemple associé à la grosse machine rock des années 80-90 (tournées des stades, interviews verrouillés), aux millions de disques vendus et à une musique grand public. Ce qui oblige le groupe, lorsque celui-ci veut aller plus avant dans ses recherches expérimentales, à utiliser un pseudonyme, The Passengers, pour attirer à lui les critiques et auditeurs rebutés par l’image de l’entité U2. Si ce dernier peut présenter des qualités musicales indéniables (‘«’ ‘ l’une de leurs chansons récentes, One, s'approche terriblement de notre idée de la perfection pop ’ ‘»’), son image de mastodonte du rock devant lequel on ne peut que plier le genou joue en sa défaveur critique, même si le groupe a su aborder la nouvelle décennie en étant ‘«’ ‘ plus tranchant, plus libre, tellement moins prévisible ’ ‘»’, loin des clichés et poncifs où il s’enfermait. Le journaliste parle donc de « ‘grand virage stratégique’ », de« ‘petit jeu de l’image (brouillée) ’»où U2 « ‘ne peut que gagner ’».Il conçoit toute l’évolution récente du groupe sous sa volonté de se défaire de son image encombrante héritée de la précédente décennie. ‘«’ ‘ Avec le projet Passengers, U2 pousse sa nouvelle logique stratégique à son comble : le groupe disparaît de plus en plus - au point de ne plus s'afficher sous son emblème universel à deux signes -, s'écartant des projecteurs pour laisser la vedette au disque, vraie star de l'affaire ’ ‘»’ ‘ 521 ’ Il reconnaît ainsi que l’œuvre rock est principalement jugée en notion de la personnalité de l’artiste, qu’un disque connaît une pré-réception critique selon l’identité de l’auteur, et surtout que cela est une telle donnée établie que critiques et artistes doivent jouer tous deux autour de cette soumission du jugement à l’image publique.

Notes
517.

Par exemple Metallica fait partie de la classe metal, PJ Harvey de la classe indie.

518.

‘« Je me sens plus de points communs avec Beck’ ‘ ou Polly Harvey qu’avec la majorité des groupes de fusion »’, soit des groupes de rock indépendant plus que de ceux qui produisent le même style de musique que lui.

519.

Le journaliste leur demandant « ‘s'ils n'ont pas l'impression d'être devenus totalement prisonniers de leur personnage, esclaves consentants d'une image tellement forte qu'elle est devenue parfaitement indélébile ’». Ce à quoi ils semblent heureux de répondre : ‘« Nous avons toujours été profondément honnêtes - envers nous-mêmes et vis-à-vis des autres. Maintenant, si les gens ont l'esprit étroit et ne voient en nous qu'une bande d’ahuris surexcités, incapables d'évoluer, de surprendre, que puis-je faire contre ça ? »’ Tellier, Emmanuel, "Bête à part", Les Inrockuptibles 28, 18 octobre 1995, p36-38.

520.

« ‘J'aimerais enregistrer un disque de morceaux acoustiques, à mille lieues de ’ ‘Troublegum ’», leur album référence. (et suivants) Tellier, Emmanuel, "Le bruit des agneaux", Les Inrockuptibles 13, 7 juin 1995, p26-29.

521.

Tellier, Emmanuel, "Bono et Malo sont sur un bato", Les Inrockuptibles 31, 8 novembre 1995, p24-25.