La politique des stars

La starification d’un artiste est l’étape la plus importante de sa reconnaissance critique. Une fois sa notoriété établie, l’individu en question peut se permettre de proposer des œuvres peu intéressantes : elles auront toutes les chances d’être au minimum l’objet de l’attention de la presse spécialisée, avec au pire une critique négative qui ne pourra s’empêcher de rappeler l’importance de l’artiste malgré l’échec de sa dernière livraison 522 . Une critique peut être négative sur l’objet, mais reste positive sur l’homme, confiante sur son potentiel créatif et classera le disque parmi les erreurs de parcours de son auteur vers ‘«’ ‘ le grand album qu'on est en droit d'attendre ’ ‘»’. Tout est présent pour imposer l’idée que l’artiste va construire une œuvre en tant que telle, et qu’il faudra juger toutes ses productions à l’aune de celle-ci. C’est ainsi une sorte de « politique des stars » qui est mise en place au sein de la critique rock. Elle se base sur le modèle cinéphile de la politique des auteurs, qu’elle mélange avec le système des stars tel qu’il est hérité des studios de cinéma d’Hollywood.

La rock-star est un modèle, une incarnation de la position que peuvent adopter les amateurs face à la société. Mais elle est aussi tributaire du star-system hollywoodien, qui montaient leurs productions sur la présence d’une star capable d’attirer à elle seule par un phénomène de projection/fascination le public. La star de cinéma devait assurer sur son seul nom le succès financier de l’opération imposée par les studios, sans pour autant apporter autre chose que sa présence à la nature du film, ni avoir un droit de regard sur le contenu de celui-ci. Les stars étaient ainsi interchangeables, et leur filmographie peu créditable d’une logique interne 523 . La notion d’auteur, elle, semble plus à même de satisfaire les ambitions d’une critique sérieuse : elle suppose une œuvre construite, qui elle-même appelle à une réflexion élaborée, qui s’évalue sur la longueur. Une politique des stars reviendrait donc à concilier reconnaissance publique (une identité reconnue par tous, suffisante pour assurer une réception minimale, et définir la musique présentée) et reconnaissance critique (des œuvres précises qui sont reçues en regard d’un ensemble constitué des productions passées – et à venir – des auteurs en question mais aussi des références qui sont évoquées). Elle serait une politique des auteurs appliquée aux stars d’un moment, une sorte de fidélité critique à ceux qui ont su faire preuve de personnalité. C’est un dépassement du statut éphémère de star de la chanson qui est facilité par le fait que ceux qui sont ainsi reconnus sont aussi des auteurs au sens strict : ils sont la plupart du temps responsables de la composition en plus de l’interprétation de leur œuvre, ce qui facilite l’impression de cohésion interne, bien plus que ne le peuvent les stars du cinéma qui sont des acteurs changeant de registre à chaque nouveau rôle. Or c’est cette nécessité de cohésion qui est la base même de la politique des auteurs telle qu’elle a été définie par la critique des Cahiers du Cinéma :

‘Quand un homme depuis trente ans, et à travers cinquante films, raconte à peu près toujours la même histoire - celle d'une âme aux prises avec le mal - et maintient le long de cette ligne unique le même style fait essentiellement d'une façon exemplaire de dépouiller les personnages et de les plonger dans l'univers abstrait de leurs passions, il me paraît difficile de ne pas admettre que l'on se trouve pour une fois en face de ce qu'il y a après tout de plus rare dans cette industrie: un auteur de films. Ajouterais-je qu'il m'arrive, en voyant et revoyant les œuvres d'Alfred Hitchcock, de ressentir - par moment - cette impression que l'on éprouve à la lecture d'auteurs comme, mettons, Dostoïevski ou Faulkner, de se trouver dans un univers à la fois esthétique et moral où le blanc et le noir, l'ombre et la lumière et jusqu'à cet art commun au roman et au cinéma, je veux dire la mise en scène, expriment davantage encore que le récit lui-même, le déchirant secret que les personnages portent au fond de leur cœur. 524

Ces arguments sont tous susceptibles d’être repris dans le cadre de la composition rock : les sons et les textes peuvent et doivent transcrire la vision du monde de leur auteur, former un ensemble sensé pouvant servir de grille de lecture à l’auditeur. L’auteur rock doit lui aussi présenter un style particulier, identifiable comme tel, expression d’« ‘un univers à la fois esthétique et moral ’» personnel. La difficulté première de la réception est donc de faire la part des choses entre la star (dédiée au moment, sans discours formulé) et l’auteur (jugé et interprété sur la longueur), de différencier les carrières inscrites sur la longueur et celles sur le moment, les authentiques rock-stars des stars du moment (qui peuvent usurper le titre mais pas la réception qu’il induit). Les rock-stars sont ceux qui savent dépasser cette inscription du statut de star dans l’éphémère, pour accéder au statut d’auteur reconnu publiquement dans la longévité. Blur passe ainsi du statut de star avec le succès de son single Girls & Boys (reconnaissance publique : le groupe se résume à sa période de succès public qui lui a permis d’accéder au statut de star) à celui d’auteur en proposant des albums successifs à l’intérêt renouvelé (reconnaissance critique : le groupe sait durer, n’est pas qu’un hit attaché à une époque précise) : la conjugaison de ces deux qualités en fait des rock-stars à part entière.

Face à la nécessité de renouveler la population des stars, la presse en reconnaît régulièrement de nouvelles. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le succès commercial n’est pas suffisant : les règles électives sont bien établies, assez proches de la politique des auteurs chère aux cinéphiles, au détail (important) près que la vie publique des artistes compte pour une large part dans la reconnaissance des prétendants au titre. Notons de plus que la notion de star paraît bien plus éphémère que celle d’auteur, ainsi que nous allons le voir.

Notes
522.

Cette dualité réceptive est ainsi présente dans la critique du disque de Tricky, Angels with dirty faces : l’auteur y est reconnu comme « ‘l'une des personnalités artistiques les plus intéressantes des années 90’ », « ‘mais cela ne veut pas dire que tout ce qu'il produit est extraordinaire ’» (sa dernière livraison est ainsi considéré comme sa « ‘plus faible à ce jour’ », voire comme « ‘l'un des disques les plus assommants qu'on puisse acheter en ce moment’ »). (et suivants) Bernier, Alexis, "Tricky, Angels With Dirty Faces", Rock&Folk 370, juin 1998, p72.

523.

Ce du moins jusque dans les années 50, où les studios hollywoodiens ont perdu de leur primauté et les acteurs gagné de l’importance, au point de pouvoir effectuer des choix de carrière et ainsi assumer une filmographie personnelle.

524.

Astruc, Alexandre, "Quand un homme…", Cahiers du cinéma 39 (spécial Hitchcock), octobre 1954. Réédité dans De Baecque (2001) p43.