c. Rester crédible

Une critique partagée entre stars confirmées et nouvelles têtes

La politique des stars a ceci de négatif que, par sa nature même, elle privilégie les artistes anciens aux artistes nouveaux : pour qu’une rock-star soit authentifiée par elle, il faut que celle-ci ait pu faire preuve d’une œuvre, ce qui demande une carrière étalée dans le temps. La presse rock se trouve alors face à un dilemme : elle veut à la fois rester fidèle à ce précepte critique de la politique des stars qui lui impose de parler d’artistes issus du passé, et parler de la musique qui est produite par les nouveaux artistes susceptibles de devenir les rock-stars de demain. Bref de partager ses pages entre les figures du passé et celles du présent. Si certaines rédactions (Technikart, Les Inrockuptibles) résolvent le problème en privilégiant la composante actuelle du rock (au risque d’appliquer un peu précipitamment la politique des stars à de jeunes artistes), la rédaction de l’historique Rock&Folk se pose ouvertement la question lors d’un éditorial. Remarquant que les stars d’aujourd’hui sont les mêmes qu’il y vingt ans (David Bowie, Neil Young, Leonard Cohen présents dans les hit-parades de 1973 et de 1993), le rédacteur en chef se demande si l’intérêt ne devrait pas plutôt se porter sur des groupes actuels comme Noir Désir, Pearl Jam, Black Crowes et Metallica, plus à même de toucher le public jeune qui se détourne d’un rock monopolisé par les retours unplugged 525 des stars vieillissantes citées. Il pose alors la question : ‘«’ ‘ tel Ulysse sacrifiant aux dieux sa fille, le rock ne devrait-il pas immoler ses grands anciens pour regonfler les voiles de son immobile armada d'un vent nouveau ? ’ ‘»’ La difficulté d’une telle proposition étant sa potentielle conséquence de devoir « ‘passer sous silence’ » les productions discographiques intéressantes de ces vieux artistes, de renier la politique des stars fondatrice au nom du présent : la rédaction peut-elle ‘«’ ‘ louvoyer entre LL Cool J’ ‘ [rap] et Suicidal Tendencies [trash metal] sans renier Aerosmith’ ‘ et Lou Reed’ ‘ [rock seventies] ? ’ ‘»’. Pour expliciter la ligne éditoriale du magazine, Philippe Manœuvre cite le bluesman John Lee Hooker‘«’ ‘ Baby I’m looking into the future/ But please don't forget about the past… (Envisageons l'avenir/ Sans rien oublier du passé...) ’ ‘»’ ‘ 526 ’. La presse spécialisée se trouve ainsi face à une dichotomie : le passé et le présent, les stars reconnues et les stars en devenir, sont les deux faces indissociables du rock. Une séparation est même tentée entre classic rock et modern rock, mais ne connaît qu’une occurrence (probablement du fait qu’elle crée une tribalisation trop visible au sein du lectorat) 527 .

Les rock-stars des années 60 ne peuvent prétendre incarner les valeurs des jeunes des années 90, mais demeurent pourtant présents dans le paysage rock actuel. La presse spécialisée est consciente de l’obligation de cette présence (explicable par la politique des stars), mais va toutefois, dans un souci d’accord avec le présent et sa jeunesse, préférer les nouvelles têtes aux artistes installés – ce qui flatte son idéal de contestation de l’ordre établi 528 . Il semble surtout qu’il y ait une sorte de surplus d’exigence envers les artistes installés. Si leurs œuvres passées les ont installés sur un piédestal, ils semblent condamnés à dépasser celles-ci pour espérer continuer à recevoir des louanges. Cela peut être une source d’injustice, puisque, comme le reconnaît la critique suivante, les travaux de très bonne facture d’artistes reconnus seront désavantagés vis-à-vis de ceux de qualité identique présentés par de jeunes individus 529 . La politique des stars se révèle ainsi à double tranchant pour les artistes : si elle leur assure de profiter d’un minimum d’attention médiatique, elle les condamne aussi à l’excellence, à défaut de quoi ils seront rejetés au profit d’une actualité pas nécessairement meilleure. Le fait d’être une star apporte des privilèges, mais aussi des impératifs.

Notes
525.

Emission de MTV où des artistes viennent interpréter leur répertoire en acoustique, et qui est l’occasion de nombreux retours scéniques (Eric Clapton) et discographiques triomphants.

526.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 310, juin 1993, p3.

527.

(non signé), "Deux disques du mois", Rock&Folk 362, octobre 1997, p71.

528.

Les comptes-rendus de festivals où se côtoient têtes d’affiche et révélations sont pour le journaliste l’occasion rêvée d’établir des comparaisons, et de rétablir l’ordre qualitatif des groupes présents. Les Eurockéennes 2000 sont ainsi l’occasion pour Libération de marquer le fait que des rock-stars établies (Oasis) sont soumises aux modes, et ne provoquent plus qu’un intérêt poli comparativement à de jeunes espoirs (Dionysos) capables de susciter l’adhésion. Masi, Bruno, "Les Eurockéennes, ric-rac", Libération, 10 juillet 2000, p35.

529.

« ‘Un live comme celui-ci (professionnel, chaleureux, mais désespérément sans surprise), 90% de la planète rock n'ose même pas rêver d'en sortir un de cette qualité un jour. Un live comme celui-ci, venant de Bruce Springsteen’ ‘ (à qui on demandera toujours beaucoup, beaucoup trop, même quand il aura signé, en 98 (94 ?), chez New Rose...), c'est un peu court. ’»Leblond, Philippe, "Bruce Springsteen, In concert/ MTV (Un)plugged", Rock&Folk 310, juin 1993, p62.