Les stars confirmées doivent-elles capitaliser ou expérimenter ?

Quelle possibilité existe-t-il pour la rock-star ? Capitaliser sur son heure de gloire et reproduire ce qui a fait son succès (auquel cas il pourra être salué pour sa persévérance à creuser son discours ou accusé de toujours répéter la même formule), ou essayer de s’adapter au temps présent et à la musique qui le symbolise ? Si nous prenons l’exemple d’artistes qui ont su s’imposer dans les années 90, nous nous rendons compte que produire un chef-d’œuvre instantané n’est pas une garantie suffisante pour asseoir une carrière, car en ce cas aussi la notion d’œuvre est importante. Portishead se trouve ainsi dans la position difficile de faire suite à un premier disque unanimement reconnu comme fondamental. Son problème est simple : ‘«’ ‘ comment survivre à ce disque écrasant et toujours mystérieux, désormais entré dans le domaine public ’ ‘»’ ‘ 530 ’ qui les a immédiatement instaurés stars du rock. Le groupe y répond en publiant un disque identique mais aux chansons nouvelles : seul l’effet de surprise est manquant dans le décompte de ses charmes. Mais l’exploitation d’une formule qui a rencontré le succès est rarement satisfaisante : le deuxième album de Roni Size a comme défaut d’être ‘«’ ‘ moins convaincant que le pléthorique et iconoclaste New Forms ’ ‘»’ ‘ 531 ’, album clef du courant drum’n’bass et ne suscitera de ce fait pas le même enthousiasme 532 .

Si le problème se pose déjà aux stars en devenir de savoir si elles doivent respecter la formule qui les a fait connaître ou expérimenter d’autres voies, on imagine qu’il est posé avec encore plus de pression aux rock-stars confirmées. Ici encore, le débat se déploie autour de la personnalité des musiciens. La critique va ainsi faire une distinction entre les rock-stars récentes (issues des scènes des années 90 voire 80) et celles plus anciennes (années 60-70), jugeant naturel que les premières soient capables d’adaptation aux nouvelles sonorités et enfermant les secondes dans une position statufiée d’icônes insensibles au modes. Par exemple, le discours critique autour du groupe U2, qui a gagné son statut de star au cours des années 80, va se focaliser sur sa capacité d’adaptation aux années 90. Même si le gros de son public et une partie de la critique préfèrent ranger le groupe dans la catégorie des groupes qui n’ont plus à expérimenter, celui-ci veut au contraire se confronter à l’époque, relever le défi de la (post)modernité et se remettre en jeu dans les propositions musicales du moment avec son disque Pop. Interrogé sur les raisons de ce « ‘disque techno avec des guitares’ » inattendu de la part du groupe, le chanteur Bono répond : ‘«’ ‘ On a essayé de distiller plein de choses venant de nos collections de disques. Je pense aux Sex Pistols’ ‘, à Massive Attack’ ‘… ’ ‘»’ ‘ 533 ’.Mais la tentative de groupes établis de s’adapter aux sons du moment est rarement concluante pour les critiques 534 .

Ces questions qui se posent pour des groupes encore relativement jeunes touchent aussi les formations classiques du rock. Les années 90 sont en effet traversées de tournées de reformation des dinosaures du rock, que certains n’hésitent pas à nommer « ‘relevé des parcmètres ’» 535 . Rolling Stones, Pink Floyd, Eagles, Deep Purple, Genesis…, la critique la plus souvent émise à propos du retour sur scène de ces rock-stars vieillissantes est justement le peu de surprise de leur tour de chant. Si un groupe comme U2 peut être accusé d’opportunisme avec son disque techno-rock, à l’opposé ces stars du rock sont accusées de se complaire dans un immobilisme passéiste 536 . Si l’un de ces groupes se contente de jouer une compilation de ses plus grands succès, il sera accusé de n’être qu’un objet de consommation nostalgique. Par contre, s’il fait preuve de certains efforts pour dépasser cette seule nostalgie par un acte créatif nouveau, il recevra les félicitations de la presse spécialisée. 537

La tournée de Page et Plant apparaît ainsi comme l’occasion de grands concerts actuels et non passéistes 538 . Le duo recueille les suffrages de la presse spécialisée parce qu’il refuse d’enfermer sa musique dans une célébration nostalgique stérile, qu’il la pratique au présent en préférant expérimenter plutôt que capitaliser. Précisons d’ailleurs que l’on ne peut pas accuser la critique d’être excessivement positive en raison de la carrière passée du groupe et de l’éthique dont ses membres ont su faire preuve (les Led Zeppelin se sont séparés à la mort d’un de leurs membres et ont toujours refusé de reprendre le nom mythique), puisque le disque suivant est, lui, descendu en flèche pour manque de créativité, et ses concerts ramenés à une ‘«’ ‘ de ces tournées de reformations qui polluent autant le circuit qu'elles comblent démagogiquement le public ’ ‘»’ ‘ 539 ’. Plus que pour sa musique, il apparaît que le retour du tandem a été salué pour le courage de ses partis pris (privilégier l’expérimentation à la nostalgie et à la capitalisation).

Notes
530.

Conte, Christophe, "Le port de l’angoisse", Les Inrockuptibles 120, 1er octobre 1997, p54-55.

531.

Pouchet, Louis, "Un Size sur mesure", Libération, 19 octobre 2000, p42.

532.

Ce qui est à rapprocher du fait déjà évoqué que les musiques électroniques sont limitées par leur association avec la notion de novation musicale : la techno doit avancer pour être appréciée, le surplace artistique lui est interdit, ainsi qu’à tous les artistes étiquetés novateurs.

533.

Ce que l’on peut traduire comme une volonté de marquer son appartenance à l’histoire du rock (les Sex Pistols) mais aussi à son présent (Massive Attack). U2 veut signifier avec ce disque qu’il accepte son statut historique mais refuse pour autant de faire partie du seul passé : il est entre deux générations de rock-stars, les confirmées et les actuelles. Cf. Manœuvre, Philippe, "Pop en stock", Rock&Folk 356, avril 1997, p56-66.

534.

Le bilan se faisant toujours à l’avantage des groupes du moment qui n’ont pas de passé les alourdissant, comme le dénote cette critique du même Pop : « ‘plutôt que de mettre de la techno coupée à la saccharine dans son rock comme U2’ ‘, mieux vaut mettre du rock vitaminé pogo dans sa techno comme Prodigy’ ‘.’ ‘ ’» Coroller, Valérie, "U2, Pop, disque du mois", Rock&Folk 356, avril 1997, p69.

535.

(et suivant) Ducray, François, "Pink Floyd", Rock&Folk 335, juillet 1995, p54-57.

536.

Le cas de Pink Floyd en 1995 est typique du comportement des dinosaures du rock. Rock&Folk assimile le groupe à une entreprise au fonctionnement bien réglé : les membres du groupe « ‘fabriquent en studio un album tous les cinq-sept ans, en soulignent la promotion par une tonitruante et aveuglante tournée mondiale, laquelle prend forme fixe sous l'espèce de plus en plus luxueuse de double-CD plus livret-photos à caractère inoubliable’ ». Le batteur Nick Mason a beau argumenter en avançant des raisons artistiques (« ‘Je suis fatigué de ces accusations infondées et injustes : ’ ‘The Division Bell’ ‘, notre dernier album, a touché un peu partout un public plus jeune que ceux d'avant, on a même eu de bonnes critiques (…). Alors, naturellement, on a eu envie de tourner, et ça a été la plus formidable, la plus gratifiante tournée de toute notre vie, mon Dieu, c'est la vérité pure et simple...’ »), le journaliste sait que « l‘'artiste a fait place au concepteur, qui a fait place au gestionnaire’ ».

537.

Le retour scénique des anciens membres de Led Zeppelin est lui relayé avec enthousiasme parce qu’il propose matériel et arrangements inattendus (un mélange de world music et de hard rock) qui font preuve d’une créativité non tarie. L’album suscitant cette tournée (qui n’est habituellement qu’un prétexte sans importance artistique à son organisation pour ce genre de groupe) reçoit partout des critiques dithyrambiques et est même disque du mois dans Rock&Folk. Le propos des artistes n’est pas ici de célébrer la nostalgie des jours glorieux en les mimant, mais d’accepter leur âge ainsi que celui de leur public, et de proposer une vision autre (que celle de leur jeunesse perdue) de leur musique. « ‘Bref, c’est étrange, mais ’ ‘No Quarter ’ ‘est un disque qui, l’espace d’un instant, peut vous donner envie de vieillir. C’est énorme.’ » Roy, Frank, "Jimmy Page Robert Plant, No Quarter", Rock&Folk 328, décembre 1994, p61.

538.

La critique n’hésitant pas à parler de « ‘quelques-unes des performances les plus fulgurantes de toutes leurs carrières. ’» Kent, Laurence, "Page et Plant : du Zep au zen", Libération, 6 juin 1995, p29-30.

539.

Renault, Gilles, "Page & Plant, pépères", Libération, 17 avril 1998, p31-32.