d. Un rock adulte ?

Un rock pour les vieux ?

Les années 90 ont pris l’habitude de s’interroger sur l’image ‘«’ ‘ de ces vieux chanteurs de rock qui étaient censés incarner une certaine jeunesse et qu'on retrouve à 53 ans en pantalon de cuir noir, chantant leurs grands hits au Stade de France ? ’ ‘»’ ‘ 559 ’. Mais une autre problématique se dévoile à la fin de la décennie : elle est notamment formulée par une lettre adressée au courrier des lecteurs de Rock&Folk. Y est décrite une rencontre dans un train, celle de l’auteur de la lettre et d’« ‘un type, la cinquantaine, cheveux grisonnants, chaussures Harley ou Mephisto et chaussettes de tennis’ » qui se met à lire le magazine en question, à la « ‘stupeur’ » du jeune individu 560 .Les « vieux » sont intéressés par le rock, voilà qui semble suffisant pour condamner le genre. Si l’on ajoute à cette donnée le fait que les auditeurs jeunes délaissent eux le genre 561 , on peut se poser des question sur la pérennité de l’association entre les termes de rock et de jeunesse.

Cette stigmatisation publique des individus d’âge avancé (que je rassemblerai sous le terme générique d’adultes même si les personnes visées ne correspondent pas exactement à cette catégorie) qui continuent à apprécier le rock permet à ceux-ci de prendre la plume pour se défendre et donner une nouvelle conception du rock qui la soustrait de ses impératifs de catégorisation d’âges. Le fait d’écouter de la musique apparaît comme une fidélité à ses promesses de jeunesse qui ne peut qu’être louée selon les préceptes rock. Ces adultes acquièrent ainsi une crédibilité qui les accrédite d’une identité rock, qui n’a plus rien à voir avec l’âge mais avec la passion que suscite la musique 562 .

Le débat fait tellement rage dans les pages courrier du magazine que le rédacteur en chef est obligé de s’en faire l’écho dans un éditorial. Il ne remet bien évidemment pas en cause le droit des adultes à écouter du rock, auquel cas il devrait lui-même arrêter cette pratique. Mais il précise : ‘«’ ‘ Le 2 avril 2000, sur un site Net, nous repérons cette forte déclaration : ’ ‘"’ ‘Pour la première fois dans l'histoire, une génération entière a refusé de devenir adulte. A 45/50 ans, les fameux boomers sont toujours là, tee-shirts, baskets, obsessions rock d'adolescents. Ce faisant, ils volent les ados modernes de leur rock’n’roll dose. Ils transforment les gamins en petits vieux…’’ ’ ‘»’ ‘ 563. Ce qui est critiqué dans cette recrudescence des adultes dans le rock, c’est la nouvelle donne musicale qui risque d’être tirée de cette situation. La production risque de s’adapter à cette nouvelle demande, jusqu’à la privilégier au détriment de celle de la jeunesse. En effet, les années 90 ont vu le marché du disque attirer à lui les générations vieillissantes (celles qui furent jeunes lors des années 60-70) avec sa politique de rééditions en CD 564 .

Les enquêtes sur les pratiques culturelles révèlent des chiffres au sens similaire : les ‘«’ ‘ Français dont l’âge se situe aujourd’hui entre 35 et 45 ans et qui ont, par conséquent, vécu leur jeunesse dans les années soixante-dix (…) sont aujourd’hui, par exemple, aussi nombreux que les 15-19 ans à dire qu’ils écoutent le plus souvent du rock ’ ‘»’. Dans le même temps, il est reconnu que ‘«’ ‘ de nouvelle forme musicales – la techno, la dance, le rap ... – ont désormais pris le pas sur le rock ’ ‘»’ ‘ 565 ’ en ce qui concerne l’identité jeune. Si l’on ajoute à cela le fait que ‘«’ ‘ les adultes écoutant du rock ont tendance à rester fidèles au genre de rock datant de la période où ils étaient adolescents, à savoir celui d’aujourd’hui pour les 15-24 ans, celui des années soixante pour les 35-54 ans et celui des origines pour les 55-65 ans ’ ‘»’ ‘ 566 ’, on peut s’interroger sur la nature du rock actuel : celui-ci se trouve face à une demande des adultes qui recherchent une reproduction de la musique de leur jeunesse. Il n’en faut pas plus pour que l’industrie du disque célèbre le passé au détriment du présent.

Le danger ici mesuré est celui d’une dénaturation du rock par ceux-là mêmes qui l’ont construit : établi comme le fer de lance de la culture de la jeunesse en général, il devient la culture d’une jeunesse historiquement définie. Cette dernière veut continuer de célébrer, les années passant, le culte de leur jeunesse qu’ils veulent éternelle, à l’image de leurs héros continuant d’incarner le rock. L’âge adulte a toujours été désigné comme l’ennemi de la culture rock, celui contre lequel il fallait s’affirmer. L’expression des années 70 disant « si c’est trop fort, c’est que tu es trop vieux » marquait une opposition entre les jeunes et les adultes, mais laissait déjà une ouverture à la compréhension du terme vieux : un « vieux » était quelqu’un de rétif aux expressions de la jeunesse. On s’éloigne ainsi de la soumission au sens démographique du terme. Les acteurs vieillissants du rock reprennent à leur avantage cette ambiguïté terminologique en prétendant encore pouvoir répondre positivement à ce critère.

C’est toute une conception de la pratique du rock qui est ici questionnée : le rock, qui se présente originellement comme la musique des jeunes, doit-il pour autant être le fait de la seule jeunesse ? Ce d’autant plus que les années 90 assistent à la fois à un désistement de ladite jeunesse du rock (au profit d’autres musiques que l’on peut cataloguer comme rock mais surtout d’autres loisirs – jeux vidéo, cinéma) et à un vieillissement de ses amateurs et acteurs qui réclament le droit de vieillir et de continuer à pratiquer un rock en accord avec l’actualité 567 . David Bowie notamment tient ainsi une sorte de plaidoyer pour le droit de la passion musicale de subsister 568  : il demande le droit d’aimer et de pratiquer le rock, même si le contexte matériel n’est plus celui qui est défini depuis les origines (à savoir une jeunesse de l’individu ne se préoccupant pas des données adultes – notamment économiques 569 ). Il devient possible de vieillir dans le rock, mais il faut pour cela faire preuve d’une passion intacte pour le rock, passion qui s’exprime dans la curiosité.

Notes
559.

Manœuvre, Philippe, "Guy Peellaert, Mes disques à moi", Rock&Folk 388, décembre 1999, p16-20.

560.

Ce dernier conclue : « ‘Le futur du rock'n'roll était donc là devant mes yeux. Avouez que cela fout sacrément les jetons.’ » Courrier des lecteurs, "Les jetons", Rock&Folk 391, mars 2000, p11.

561.

Un autre lecteur : « M‘oi, j’ai seize ans et j’aime le rock (croyez le ou non mais c’est de plus en plus rare à mon âge)’ ». Courrier des lecteurs, "Douce petite 16", Rock&Folk 397, septembre 2000, p8.

562.

Un lecteur répond ainsi : « ‘Cher François Soetemondt, j'ai 47 ans. II est fort possible qu'un jour tu me croises dans un train avec ’ ‘R&F’ ‘ sous le bras. Ne sois pas effrayé une nouvelle fois, le rock’n’roll est un virus dont on n'a pas encore trouvé le vaccin mais qui n'est pas forcément contagieux. Tu vois, je suis même persuadé qu'à 80 ans, tout ridé et édenté, je glisserai encore ’ ‘Whole Lotta Love’ ‘ sur ma platine (…) ’». Un autre renchérit avec ironie qu’« ‘il est urgent de prendre des mesures coercitives à l’égard de la frange indésirable des lecteurs afin de conserver une certaine tenue à notre magazine’ » et propose d’en interdire la lecture à toute personne de plus de 35 ans. Courrier des lecteurs, "Nike ou Mephisto", Rock&Folk 392, avril 2000, p et Courrier des lecteurs, "Incident de frontière", Rock&Folk 392, avril 2000, p6.

563.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 393, mai 2000, p3.

564.

Comme le relève Manœuvre, « ‘on ne pensait pas que le rock durerait. Pourtant on se dirige vers un papy boom, avec des millions de vieux gamins qui courent racheter leur réédition de ’ ‘Yellow Submarine…’» Manœuvre, Philippe, "Guy Peellaert, Mes disques à moi", Rock&Folk 388, décembre 1999, p16-20.

565.

Donnat (1998) p119.

566.

Idem, p158.

567.

Les U2, accusés avec leur disque Pop de vouloir « faire jeune », n’hésitent plus à affirmer : « ‘Tout le monde en a marre de ce concept débile de la prétendue culture des jeunes. Beaucoup ont pensé qu'à un moment les adultes allaient arrêter d'acheter des disques. Ce n'est pas le cas. Ce n'est pas vrai. (…) C’est quoi ce culte du gamin filiforme qui couine dans son micro ?’  » Manœuvre, Philippe, "Pop en stock", Rock&Folk 356, avril 1997, p56-66.

568.

Il cite les Pixies et Nirvana pour bien marquer sa connaissance de l’actualité avant d’avancer : « J‘e ne vois vraiment pas pourquoi je ne devrais écouter que des gens de mon âge. Byron et Shelley avaient 20 ans quand ils écrivaient leur poésie, ça ne m'empêche pas de les lire à 45 ans. Ça ne m'empêche pas non plus d'écouter Neil Young’ ‘, quelqu'un de mon âge qui est resté fidèle à lui-même. Je ne vais pas laisser à mon corps le droit de me dicter mes goûts. J'aime cette musique, sincèrement et naïvement. Je ne l'écoute pas pour faire jeune. ’» (et suivants) Beauvallet, JD, "Garçon de lune", Les Inrockuptibles 48, été 1993, p52-65.

569.

Un éclaircissement à propos du rapport entre créativité rock et réussite économique nous est aussi offert lors du même entretien rétrospectif accordé aux Inrockuptibles. Bowie est connu pour sa carrière de rock-star lettrée (début des années 70), puis de musicien innovateur (fin de la même décennie) et enfin de star populaire (années 80) avant son retour en grâce artistique dans les années 90. Or lui-même reconnaît que sa période de réussite commerciale est la plus calamiteuse du point de vue créatif : « ‘A part peut-être la face B de ’ ‘Let’s dance’ ‘, je n'ai rien sorti de très intéressant depuis ’ ‘Scary Monsters’ ‘, en 83. (...) C'est dur à admettre, mais il faut être réaliste : depuis dix ans, je n'ai pas été à la hauteur’ ». La différence s’explique selon lui dans une motivation perdue pour la musique. Mais une autre piste explicative est ouverte par le journaliste, qui recoupe la méfiance du rock envers l’embourgeoisement de ses artistes : « ‘Let's dance’ ‘ est ton plus gros succès commercial à ce jour. Quel effet cela fait-il d'obtenir la reconnaissance publique avec un de ses plus mauvais disques ?’ » Bowie ironise dessus (« ‘C'est affreux (rires)’ ») mais reconnaît que cette période de misère artistique correspond à celle où il prend conscience des contingences matérielles et des profits financiers qu’il est en droit d’attendre de sa production. Jeune, David Bowie était « ‘totalement irresponsable et ne [s’]inquiétait même pas de savoir combien [il] gagnait’ » : sa créativité était alors mirifique. En 1983, il décide de « ‘profiter’ » des fruits de son travail, alors que lui-même reconnaît ne « ‘rien [avoir] sorti de très intéressant’ »à partir de cette même date. Des rapprochements sont ainsi établis par la critique pour faire preuve de scepticisme à l’égard de tout artiste se dirigeant vers un plan de carrière géré en adulte (puisqu’en règle générale, et dans le cas de Bowie en particulier, les artistes laissent toute latitude à des managers pour gérer les aspects financiers).