Comment parler du passé au présent ?

Pour les chroniqueurs, le vieillissement des individus reste malgré ces appels à la clémence une donnée irréfutable. La critique est ainsi souvent circonspecte quant aux qualités rock des anciennes stars. Technikart consacre un article au sujet 570  : outre l’aveu d’une soumission de la critique à la nouveauté, on y découvre exemples à l’appui que créativité et âge sont liés en bien des cas. L’article identifie l’origine du désaccord entre vieillesse et créativité : la première impose le confort, tandis que la seconde demande de l’instabilité. L’exemple est pris de Paul McCartney, dont les premières années avec les Beatles sont dignes de celles d’un punk, et dont les dernières en solo le sont d’un grand bourgeois. La créativité l’accompagnait plus sûrement dans sa jeunesse, et pourtant il continue d’écrire de nouvelles chansons sans intérêt. Le plus intrigant étant que la presse spécialisée y prête encore attention, fait imputé à la nostalgie plus qu’à l’exigence artistique. De cet inintérêt de l’œuvre présente d’artistes dont les qualités appartiennent au seul passé, le responsable du service musique du magazine Technikart forge une ligne éditoriale solide, différente de celles de Rock&Folk ou Libération : « ‘On a donc décidé de ne plus parler de Brian Wilson’ ‘ et de Michel Legrand’ ‘ qu'au passé ’». Par respect pour l’œuvre de ces artistes, on n’évoquera que leurs faits de gloire.

Le problème qui est alors posé, c’est de savoir à quelle occasion en parler. Comme nous l’avons déjà remarqué, la sortie de nouvelles productions est surtout pour le journaliste l’occasion de faire un récapitulatif de la carrière de l’artiste, de rappeler pourquoi il est important dans l’histoire du rock et de renvoyer le lecteur à son œuvre véritable – et non pas son excroissance actuelle qui n’est que prétexte à ces propos. Comment parler d’un artiste hors de la mise en branle de l’appareil promotionnel qui s’ébroue autour de toute nouvelle production ? Attendre que leur soit consacrée une réédition CD peut être une possibilité, déjà éprouvée en de maintes occasions 571 . Mais ce serait reconnaître et le caractère achevé, et donc passé, du rock, et la soumission éditoriale aux projets des maisons de disques. Or la presse spécialisée veut croire en une actualité de cette musique. Une autre solution est donc proposée par Technikart : faire des articles rétrospectifs sur des groupes fondateurs lorsque leur nom est cité par des jeunes groupes qui font l’actualité. 572

Le journaliste catégorise en trois groupes distincts le destin de tout musicien rock vieillissant : sénile, opiniâtre ou progressiste. Les nouveautés des premiers ne reçoivent d’écho que dans un souvenir nostalgique de leur gloire passée. C’est cette catégorie qui pose le plus de problème à la critique : ces artistes en vieillissant ont pu produire une musique qui cache aux jeunes générations les délices dont ils furent capables à leur âge d’or, ce qui pousse la critique à imposer des limites temporelles dans l’appréciation des grands groupes encore existants, à ‘«’ ‘ évaluer une date de péremption pour chaque héros fatigué.’ ‘ 573 ’ ‘ ’ ‘»’ La deuxième catégorie, les opiniâtres, regroupe les artistes dont l’identité musicale est suffisamment forte pour résister au temps 574 . Enfin, la troisième et dernière catégorie est une sorte d’incarnation du fantasme rock d’avant-gardisme permanent, de jeunesse créatrice éternelle. Les progressistes se reconnaissent par leur refus du monde adulte dans la pire de ses incarnations : « ‘l'embourgeoisement’  » exploitant avec déperdition (d’énergie, de créativité) une formule au détriment de toute remise en question.Les artistes rock, comme tout individu subissant le poids des années, sont en règle générale de moins en moins à même de relever ce défi créatif que se rêve d’être le rock, ce qui rend les réfractaires à ce phénomène encore plus appréciables.

Ainsi confronté au vieillissement de ses héros, le rock se retrouve dans l’obligation de théoriser son statut, afin de savoir si le seul attachement à la jeunesse est suffisant pour se définir. Il apparaît effectivement que le rock reste tributaire de son identité première de musique rebelle : si l’on excepte la catégorie des opiniâtres, qui pourrait s’apparenter à une récompense de la persévérance (une sorte de médaille du travail où la dignité serait primordiale), le rock présenté ici est surtout une opposition aux valeurs du monde des adultes stigmatisés comme bourgeois (selon la terminologie marxiste en vigueur à l’époque de la contre-culture). Confort, respectabilité, conformisme, voilà ce que le rock ne veut pas représenter. Et si ses artistes font preuve d’une soumission à ces préceptes, ils sont alors raillés, déclassés du monde rock pour se retrouver dans celui de la variété, qui lui n’est pas censé supporter quelque valeur que ce soit pour la jeunesse. Cet intérêt pour le sort des individus vieillissants prouve aussi que ce terme de jeunesse n’est plus limité aux seules données de l’état civil, mais qu’il s’applique en fonction de l’attitude de l’individu face aux normes adultes/bourgeoises. Ainsi, on peut être vieux eu égard à son état civil tout en restant jeune dans sa démarche artistique, ce qui se traduit par un refus de l’embourgeoisement par capitalisation de son catalogue (tournées nostalgiques).

Notes
570.

Reproduit en annexe (document 8).

571.

Les Inrockuptibles ont consacré un article à l’ensemble de la carrière de Scott Walker à l’occasion d’une compilation des Walker Brothers. Tordjman, Gilles, "Walker on the wild side", Les Inrockuptibles 35, mai 1992, 44-48

572.

Ainsi lit-on dans ses pages des articles consacrés à Faust, Can, ou Pink Floyd lors de l’éclosion de la scène post-rock.

573.

« ‘Pink Floyd’ ‘, on évite après 1972. Gainsbourg’ ‘, ça se délite après 76. »’ 

574.

L’exemple cité est celui de Leonard Cohen, mais il existe aussi des cas moins évidents culturellement (Leonard Cohen a une réputation d’intellectuel, ce qui suppose une facilité à vieillir). AC/DC notamment, dont la pratique musicale est tout sauf intellectualisante, voire serait même primaire, persévère depuis plus de deux décennies dans le même registre sans lasser (« ‘à un âge - la quarantaine entamée - où les vétérans du heavy metal commencent à se chercher respectabilité et justification artistique, AC/DC continue de foncer la tête dans le guidon, têtu comme une mule analphabète mais fière’ ») Beauvallet, JD, "Je n’ai jamais eu le temps de réfléchir", Les Inrockuptibles 26, 4 octobre 1995, p62-65.