5. Le sens de l'histoire

a. Une succession de périodes à ne pas rater

Enjeux du présent pour l'histoire

Le rock est appréhendé au début de la décennie dans une soumission théorique aux années 60. Nous avons déjà vu que l’opposition fondatrice Beatles contre Rolling Stones restait une référence indépassable pour les chroniqueurs voulant comprendre les goûts musicaux des personnalités. Mais si un journal comme Les Inrockuptibles refuse en apparence de se plier à cette exigence référentielle, il n’en garde pas moins à l’esprit que les problématiques du présent rock doivent s’inscrire dans le passé. Ainsi, si le journaliste Michka Assayas reconnaît que « ‘l’opposition Beatles contre Rolling Stones’ ‘ (…) n’a évidemment plus aucun sens aujourd'hui, tout ça appartenant au patrimoine’ », c’est pour mieux asseoir une opposition qui est en effet plus en accord avec la ligne éditoriale du journal : « ‘une lutte souterraine, autrement profonde et riche de conséquences, entre deux courants antagonistes, le Velvet’ ‘ Underground’ ‘ et les Beach Boys’ ‘ : l'esthétisme contre le lyrisme, un débat éternel.’ » 577 Cette nouvelle référence est plus élitiste, les deux groupes n’ayant pas rencontré la renommée des Beatles/Stones impériaux des années 60 578 , même si leurs productions font depuis parties des incontournables de la culture rock établie par la critique spécialisée.

L’impératif que semble se poser la presse spécialisée à l’aube de cette nouvelle décennie va donc être de ne pas reproduire les erreurs de ses prédécesseurs, donc de savoir reconnaître les artistes qui vont être fondateurs de la musique future. Le Velvet Underground ou les Stooges sont des groupes à l’influence énorme sur des générations de musiciens, mais qui furent à la fin des années 60 largement ignorés par un public et une presse spécialisée obnubilés par l’actualité hippie. Les rééditions CD et les citations répétées de leurs productions sont là pour rappeler ces erreurs de l’histoire que l’on ne veut pas reproduire. C’est pour cette raison que les années 90 vont mettre un point d’honneur à signaler à ses lecteurs quand est-ce que l’histoire est en train de s’écrire, quels sont les chefs-d’œuvre à ne pas rater pour ne pas être moqués par les générations futures 579 .

Car l’amateur de musique qui n’a pas accès à toute la production se retrouve en effet plus facilement perdu qu’il ne pouvait l’être dans les années 60. A l’époque, le rock suivait un mouvement suffisamment uniforme pour être suivi sans crainte par l’ensemble du public spécialisé. Malgré une opposition de façade, les Beatles et les Rolling Stones bataillaient sous une même bannière, celle de la pop-music. Le début des années 90 voit au contraire une multitude de sous-genres exister autour du rock et diviser le public en autant de groupes spécialisés : il faut attendre la fin de la décennie pour que ces tribus musicales acceptent de jeter des ponts entre elles et de mélanger leurs musiques respectives pour tenter de nouveaux alliages. Le problème de l’ensemble de cette période d’effervescence créatrice (expériences de tous côtés et mélange des résultats) est qu’elle se révèle incapable de proposer des groupes suffisamment rassembleurs, à l’instar des Beatles/Stones cités, pour susciter l’adhésion des amateurs (Nirvana abdique avant la seconde moitié des années 90, Radiohead n’apparaît qu’ensuite). Tous les groupes en qui la critique espère trouver des « ‘valeurs sûres’ » 580 pour le présent et l’avenir finissent par s’effondrer, à l’exemple des groupes électroniques ou de ceux de la vague brit-pop (Blur, Oasis) qui se révèlent décevants au bout de quelques années.

Cette difficulté d’incarnation de la décennie s’explique par les choix du discours critique : les années 90, comme l’ont aussi démontré les exigences faites aux musiques électroniques, voient le discours critique accorder ses préférences aux musiques innovatrices, originales. Confrontée à la lourdeur historique que le rock a acquis en trois décennies, la presse spécialisée semble refuser le rôle de guide de musée, et préfère énoncer que l’histoire n’est pas close en furetant vers de nouvelles propositions musicales. Il n’est pas anodin que l’un des rares chefs-d’œuvre immédiats de l’époque soit déclaré « ‘expérimental et iconoclaste ’ ‘»’ 581 . Ou encore que lorsque un album ne se distingue pas plus qu’un autre lors des bilans annuels, on s’en félicite en prétextant que cela est dû à une cuvée pas encore mature mais présentant « ‘les champions de demain, les espoirs les plus sûrs’  », en avançant que « ‘loin des consensus et des évidences, l'année fut riche en propositions troublant la traditionnelle domination anglo-saxonne’ » 582 , que l’on peut comprendre comme soumise aux schémas classiques du genre. L’époque est à l’expérimentation, aux regards tournés vers le futur, et même si elle n’est pas toujours capable de fournir des chefs-d’œuvre intemporels, elle a au moins le mérite d’être excitante.

Notes
577.

Assayas, Michka, "Lettre de feu", Les Inrockuptibles 32, novembre-décembre 1991, p42.

578.

Si les Velvet Underground n’ont rencontré qu’un succès posthume, les Beach Boys sont eux un cas plus compliqué. Leurs premiers disques ont été des triomphes commerciaux, mais la critique se plaît à encenser les chansons et albums qui ont en leur temps rebuté le public.

579.

A ce titre, la réception du OK Computer de Radiohead par Libération est exemplaire : Nick Kent intègre dans sa critique le fait que l’on se retrouve devant un incontournable immédiat – et c’est là le premier de ses mérites – du rock. Il y décèle une « ‘contribution majeure à l’histoire du rock’ », et prédit que « ‘dans deux décennies, il sera envisagé comme un album clé, un chef d’œuvre expérimental et iconoclaste qui osa entraîner 1e rock bien loin des images et constructions d'antan.’ » Le message est clair : lecteurs, vous ne pouvez vous tromper, l’histoire s’écrit devant vous, participez-y en assurant un succès commercial à ce succès artistique. Kent, Nick, "L’onde de choc Radiohead", Libération, 17 juin 1997, p26.

580.

Beauvallet, JD, "Le krash et les cracks", Les Inrockuptibles 132, 24 décembre 1997, p58-60.

581.

Kent, Nick, "L’onde de choc Radiohead", Libération, 17 juin 1997, p26.

582.

Conte, Christophe, "Vivement l’an 3000", Les Inrockuptibles 224, 8 décembre 1999, p64-65.