Suivre la révolution techno et rejeter le rock

La presse spécialisée se trouve dans cette nouvelle décennie dans une situation où, si elle ne veut pas se restreindre à une célébration du passé, elle se voit dans l’obligation de renier le rock au profit des musiques nouvelles. Le trip-hop est la musique qui introduit l’Electro dans ses pages : la presse se plaît à remarquer que ses groupes fondateurs, Portishead et Massive Attack, proviennent tous deux de Bristol, « ‘une ville qui ignore royalement le rock’  » 583 (du fait de la prépondérance de clubs reggae, dub ou rap). La french touch marque la reconnaissance de la scène française au plan international : un dirigeant du festival de musiques électroniques de Nevers avance alors que ‘«’ ‘ le rock était trop instinctif pour les Français. Ils sont beaucoup plus à l'aise avec les musiques instrumentales plus méticuleusement construites. ’ ‘»’ 584 . Le rock est ainsi de plus en plus décrit comme limitatif, car trop chargé d’histoire, de modèles indépassables et étouffants, alors que les musiques électroniques, associées à la nouveauté (même si, rappelons-le, elles ne sont pas des créations récentes 585 ), apparaissent comme un nouvel eldorado musical. Le lecteur attentif remarquera ainsi à plusieurs reprises que les comptes-rendus de festivals rock de la fin de la décennie martèlent le même message : la techno est plus intéressante que le rock, la techno a pris la place du rock, lisant ici que la musique électronique a changé le visage de la proverbiale Route du Rock de St-Malo 586 , ou là que l’‘«’ ‘ affiche dite techno fut finalement le seul vrai concert de rock de tout le festival ’ ‘»’ des Inrockuptibles 587 .

La presse spécialisée accompagne ainsi le mouvement du public rock vers la techno (ici toujours comprise dans son sens généraliste). Un phénomène que l’auteur anglais Irvine Welsh avait déjà lui-même exprimait dans son roman Trainspotting (dont l’adaptation cinématographique a déjà été évoquée). Interrogé sur les motivations de son œuvre qui « ‘montre de jeunes Britanniques passer d’Iggy Pop’ ‘ à Underworld’ ‘ ’» (donc du rock à la techno), il explique que cette histoire est liée à son parcours personnel, que la house a su lui faire retrouver l’excitation de sa jeunesse musicale punk. Les liens qui unissent le « ‘dernier embrasement essentiel’ » 588 du rock et la techno sont alors explicités par le romancier : tout « ‘le discours d'intention des punk’ s » trouve une mise en place dans les musiques électroniques. Que ce soit l’impératif créatif (refus de toute récupération qui oblige public et artistes à rechercher de nouvelles voix musicales dès que les précédentes rencontrent le grand public), la motivation du public (Irvine Welsh avoue être sorti du confort petit-bourgeois dans lequel il s’installait grâce à sa découverte de la scène house), la dimension politique (proposer une alternative au modèle social dominant 589 ), ou même l’utilisation des drogues 590 . Le punk étant la référence indépassable pour toutes les questions « éthiques » de la presse spécialisée, on conçoit que le mouvement techno, en s’affiliant ainsi à ce modèle, devienne l’incarnation rêvée d’un rock boursouflée dans son identité classique. Ce passage de relais entre le punk et la techno se fait d’autant plus facilement que dans les faits, nombreux sont les « nouveaux » artistes techno qui se révèlent issus de la scène punk 591 .

Avec l’acceptation de la techno comme possible incarnation du punk vont se succéder des considérations théoriques qui l’accordent avec les préceptes fondamentaux du rock. Le dessinateur Guy Peellaert considère par exemple que l’« ‘on a peut-être trop nettoyé [le rock] et [que] ce sera la fonction de la techno de ramener ça, la pulsion, l'énergie’. » Il retrouve dans la techno un aspect fusionnel et transgressif dont il semble désormais penser le rock incapable 592 , se servant de l’exemple d’une rave à laquelle il s’était rendu pour ajouter que ‘«’ ‘ jamais [il] n'avait vu autant de gens venus pour se défoncer à mort, avec une sono totalement effrayante... ’ ‘»’ ‘ 593 ’. La techno, à la vue d’une telle anecdote, peut remplir le rôle provocateur que le rock a perdu avec l’accès aux pouvoirs médiatico-culturels de ses anciens adeptes. L’époque est donc au triomphe de la techno et les groupes rock se trouvent pour la plupart, à l’instar d’un Metallica 594 , face à une obligation d’inclure des sonorités électroniques dans leur rock classique pour rester en accord avec l’actualité. Mais l’ensemble de ces tentatives semble voué à l’échec dans les pages de la presse spécialisée : le public fidèle de ces groupes se déclare trahi, et le public visé renvoyé vers les artistes initiateurs des dernières évolutions musicales. Le rock est délaissé sous l’inculpation de ne plus être source de créativité, mais lorsqu’il essaye d’intégrer des éléments de nouveauté électronique il est accusé d’opportunisme.

Notes
583.

Beauvallet, JD, "Loin du Brésil", Les Inrockuptibles 60, novembre 1994, p42-47.

584.

Bernier, Alexis, "Introduction à l’electronica", Libération, 3 février 1999, p40.

585.

Lire ainsi l’ouvrage d’Ariel Kyrou qui replace la techno des années 90 dans une longue tradition d’expérimentation musicale électronique. Kyrou (2002).

586.

Bernier, Alexis, "Transmusicales 1997, techno report", Rock&Folk 365, janvier 1998, p27.

587.

Guilbaud, Marion, "Festival FNAC Les Inrockuptibles, Live & Concerts", Rock&Folk 377, janvier 1999, p12.

588.

Blum, Bruno, Caron, François et Assayas, Michka, Dictionnaire du rock, 2000, s.v."Punk-rock", p1484-1490.

589.

Plus précisément celui imposé à la jeunesse anglaise par le gouvernement Thatcher : « ‘trouver un bon boulot, avoir une vie bien rangée, dans son coin. Le gouvernement n'arrêtait pas de dire aux gens qu'ils n'étaient que des feignasses, des merdes. Fatalement, ils n'avaient pas une très haute estime d'eux-mêmes. Grâce à la house, les gens ont commencé à sortir de chez eux, à se rencontrer, à échanger des points de vue. Une société alternative, en marge, s'est développée’ ».

590.

L’ecstasy, dont « ‘on finit par se rendre compte que ce n'est qu'un bon moyen de se marrer. (…) Dans les raves, je n'arrête pas une seconde de danser. Comme à l'époque du punk. »’ Beauvallet, JD, "Train en marche", Les Inrockuptibles 67, 7 août 1996, p21.

591.

Kid Loco par exemple, avant d’être un des ambassadeurs de la French Touch en Angleterre, fut un membre actif du label punk hexagonal Bondage.

592.

L’individu étant à propos de transgression rock une sommité, puisqu’il est responsable avec Nik Cohn du livre Rock Dreams (1974, rééd. française Albin Michel 1982), dans lequel des rock-stars sont représentées dans des positions fantasmées (les Rolling Stones en habits nazis entourés de jeunes filles)

593.

Manœuvre, Philippe, "Guy Peellaert, Mes disques à moi", Rock&Folk 388, décembre 1999, p16-20.

594.

Alors que ce groupe commençait la décennie sous les meilleurs auspices en rendant mainstream leur hard rock, la deuxième moitié des années 90 voit son métal se rouiller face à la vague alternative et électronique, et impose à ses membres une orientation vers ce que demande le public : un mélange « ‘grunge, pop et techno’ » Kent, Laurence, "Metallica allège son metal", Libération, 3 juin 1996, p33-34.