Intégrer la révolution techno dans l'histoire du rock

Renier le rock pour mieux accueillir la techno n’est pas pour autant une position critique sûre. Assez rapidement, en effet, la presse spécialisée découvre que les musiques électroniques proposent une multitude de styles qui se succèdent mais surtout se rendent caduques les uns après les autres. Alors que le rock avait instauré une certaine pérennité de l’œuvre musicale, la techno ne semble pouvoir proposer que des disques consommables sur l’instant 595 . Les styles musicaux électroniques se révèlent « ‘de plus en plus éphémères’ » 596 , passant en quelques mois de l’émergence à l’essoufflement créatif : cette rapidité est à la fois la force et la faiblesse de la techno (force en ce qu’elle est la condition de sa créativité, faiblesse en ce qu’elle marque son absence de pérennité). Cette instabilité formelle risque à terme de la cantonner dans un rôle de défricheuse dont les découvertes avérées seront récupérés par des genres musicaux plus installés (rock, mais aussi rap ou world). Dès lors, les musiques électroniques ne seraient plus perçues comme un élément extérieur à l’histoire du rock, mais comme un de ses développements intégrés.

Le rock n’est plus à la mode actuellement, mais il ne peut que revenir puisque la techno n’est qu’une parenthèse historique dont il ressortira grandi. Il suffit donc d’attendre en adoptant une des deux positions possibles : accepter la victoire momentanée de la techno tout en gardant de l’affection pour la base guitare/basse/batterie, ou refuser tout compromis et se raidir dans la position du puriste 597 . La journaliste Laurence Romance rappelle ainsi la formule utilisée par ces derniers « ‘faire avancer le rock n'a jusqu'ici servi qu'à le détruire’ », mais pour en dénoncer les limites : « ‘Time will tell’ », le temps se prononcera, et le risque de l’oubli se dévoilera, puisque n’apportant rien à l’histoire du rock, ce genre de groupe risque fort d’en être oublié alors que ceux qui auront su proposer du nouveau auront plus de chance d’y apparaître. 598 Là se trouve un des apports essentiels de la techno dans le rock : la distinction des simples imitateurs appliqués et des véritables artistes du présent, ceux qui comprennent le rock comme une musique actuelle et qui n’ont pas peur de confronter leur art aux nouvelles sonorités sans renier le rock 599 .

Le mélange entre techno et rock, qui suppose de retrouver les qualités des deux genres, devient l’une des solutions théoriques offertes aux amateurs de rock en cette période troublée. L’arrivée sur la scène internationale d’un groupe comme Prodigy, qui mélange compositions électroniques et effets rock, amène à s’interroger dans un premier temps sur leur nature exacte : « ‘Sont-ils rock ? Sont-ils techno ?’ » Le public est déçu par le rock et ne connaît pas encore la techno ; Prodigy peut remédier à cette situation en s’affirmant comme « ‘un groupe qui sonne d'aujourd'hui, avec des machines’ » mais qui demeure fondamentalement pop, donc accessible. Que leur disque ne puisse pas être comparable aux grandes œuvres du rock n’est pas un problème : ils ont « ‘un rôle de passeurs’ », devant synthétiser tout le mouvement techno à l’attention du public jusque-là récalcitrant pour lui permettre de se rediriger vers les authentiques réussites du genre électronique (elles comparables aux références rock) passées inaperçues. Que l’espérance de vie du groupe ne soit pas jugée importante ne gène pas non plus : ceci est lié à son caractère pop, mais aussi et surtout à son accord avec le présent. Deux raisons à cela : la première est tributaire d’une conception classique du rock comme expression de la jeunesse et donc, appliquée à la jeunesse des années 90, de la futilité érigée en règle de vie 600 . Les notions d’œuvre, d’art et d’artistes patiemment établies par le discours de la presse rock sont délaissées au profit de celles de jouissance immédiate et de chansons jetables. La deuxième raison considère que « ‘le rock comme média privilégié pour traduire les inquiétudes de son époque, c'est bel et bien fini’ ». Dès lors, le rock et la techno n’apparaissent plus comme les codes privilégiés de la jeunesse, ses lieux de fantasme et/ou de réalisation, ses objets identitaires. Mais paradoxalement, le fait qu’il ‘«’ ‘ n'y ait plus rien à attendre de la musique populaire en tant que discours sur l'époque (...) c'est peut-être la chance pour la musique, en tant que musique, de retrouver sa vérité. ’ ‘»’ : dépourvu de toute importance sociologique, le rock (ou la techno) peut enfin être approché sans arrière-pensée analytique. L’amateur clairvoyant, ‘«’ ‘ délivré du discours technico-publicitaire, événementiel et médiatique ’ ‘»’ en choisissant des disques pour leurs seules qualités esthétiques (ce qui devient de fait une nouvelle voie pour la presse spécialisée toujours encombrée dans son rôle contre-culturel), aura ‘«’ ‘ l'impression d'avoir à nouveau la chance de pouvoir écouter de la musique. ’ ‘»’ ‘’C’est donc une conception toute différente de la musique qui est présentée avec le passage de relais entre rock et techno : toute la reconnaissance culturelle que la presse spécialisée s’est efforcée d’établir en trois décennies d’analyse est remise en cause par ce mouvement musical qui privilégie la jouissance immédiate à la postérité. Les musiques électroniques remettent en cause le rôle du discours critique lui-même : il ne faut plus chercher du sens, mais exciter les sens. On comprend que la presse rock ait du mal à négocier ce virage électronique.

Les pages courrier de Rock&Folk révèlent que la majorité des lecteurs suit (elle aussi) le mouvement techno plus par contrainte que par choix 601 . Les musiques électroniques sont de plus en plus espérées comme étant une simple phase transitoire, et c’est non sans un certain soulagement de la majorité des lecteurs et rédacteurs que sont accueillis les retours au bercail de formations rock tentées par l’Electro 602 . La satisfaction affichée face à ce retour à la norme rock semble vouloir n’indiquer qu’une seule chose : en ce début de nouvelle décennie la révolution techno est digérée par le rock, reconnue comme une simple mode.

Ce sentiment est d’autant plus corroboré que cette période de suprématie techno a parallèlement connu l’édition de nouveaux chefs-d’œuvre musicaux dans la tradition du genre 603 et que cette remise en cause de la suprématie du modèle rock classique a vu apparaître de nouvelles façons d’aborder le genre 604 . Le rock n’a pas disparu suite à la révolution techno, il a au contraire profité d’une épuration conjoncturelle (l’époque ne lui souriant plus, n’ont survécu que ses artistes capables de dépasser un genre méprisé) qui a permis de reconnaître les vrais créateurs 605 .

Rock ou techno ? La réponse semble être rock ET techno. L’un ne remplace pas nécessairement l’autre, au contraire, que ce soit dans l’un ou l’autre camp, on essaye de récupérer le meilleur de l’adversaire 606 . L’époque est à l’échange, pour lequel est même proposé un néologisme : « ‘l’electrock'n'roll ’» 607 . Ainsi, en l’an 2000, après une décennie d’inflation techno, le rock est ‘«’ ‘ à nouveau une tendance. (…) Faire du rock avec naturel et conviction n'est plus considéré comme une pathologie grave. ’ ‘»’ ‘ 608

Que conclure de ces confrontations historiques ? Que ‘«’ ‘ la guerre entre les différentes factions des galaxies electro et rock est bel et bien finie ’ ‘»’, puisque les deux genres s’échangent désormais des accords, qu’ils se révèlent pareillement capables d’intérêt et d’ennui. La techno a profité d’une configuration particulière (l’enfermement du rock dans son passé ne peut se comparer à la créativité propre à un genre naissant) qui lui a offert l’attention privilégiée de la presse spécialisée au cours de la décennie. Si le public rock qui s’est tourné vers la techno est majoritairement revenu vers ses premiers amours (et le public techno resté aussi dans son camp), il n’en demeure pas moins une conséquence directe de cet échange d’arguments : la musique électronique a en effet su (ré)imposer une règle de la musique populaire de qualité, « ‘la nécessité de dialoguer aussi bien avec les pieds qu'avec la tête ’» 609 , aussi bien avec le corps qu’avec l’esprit.

La presse rock est consciente de son histoire : elle sait qu’elle a raté l’émergence de la plupart des révolutions esthétiques de son histoire (le punk en étant l’exemple le plus célèbre). Mais elle sait aussi que s’ouvrir trop abruptement à un nouveau style peut lui faire perdre son lectorat. Les rédactions hésitent donc dans le cas de la techno entre suivre le mouvement sans arrière pensée ni regret (l’histoire devant leur donner raison) et essayer de l’intégrer au sein de l’histoire du rock afin de le rendre plus acceptable pur le lecteur. Car en plusieurs points, la techno apparaît au lecteur de la presse rock inadéquate au bon goût rock. Nous allons voir comment la presse résout cette difficulté discursive.

Notes
595.

En juin 1997 l’apparition du mouvement drum & bass sonne ainsi comme le glas de la techno produite par des artistes « ‘par ailleurs tous très fatigués ces derniers temps’ » comme Carl Craig, Juan Atkins ou même Daft Punk, dont l’album ne date pourtant que du mois de janvier de la même année. Orlandini, Alain, "BreakBeat Science 2", Rock&Folk 358, juin 1997, p76.

596.

Sabatier, Benoît, "La grande tambouille", Technikart 28, décembre 1998, p30.

597.

Les jeunes anciennes stars du rock (notamment celles issues de la scène grunge dépassé par le mouvement techno) se défendent via la seconde position, à l’instar de l’ex-Nirvana leader des Foo Fighters, Dave Grohl : « ‘La formule guitare/basse/batterie et vocaux hurlés ne disparaîtra jamais. ’» Et quand on lui demande s’il pense que la techno va remplacer le rock, il répond : « ‘Un musicien aura toujours l'air plus cool avec une guitare, ou cognant sur une batterie, que derrière un ordinateur’ ».La seule difficulté d’une telle position (« ‘vive le bon vieux rock’ ») étant qu’elle risque d’enfermer le genre dans la position réactionnaire dont l’accusent les acquis à la techno. Si l’on prend l’exemple des Black Crowes, au rock basique et sans surprise, on se rend compte qu’ils sont « ‘l'archétype du groupe «rassurant» pour la génération des lecteurs quadras sur le retour de ’ ‘Rolling Stone’ » - et l’on a déjà relever l’importance dans la pratique rock de l’effet sur les générations parentales -, ce au détriment de tout « ‘esprit d’aventure’ » dont peuvent se targuer à l’opposé les musiques électroniques. Romance, Laurence, "Foo Fighters, jeu de Grohl", Libération, 20 mai 1997, p37 et (et suivant) Romance, Laurence, "Black Crowes and roll", Libération, 4 décembre 1992, p36.

598.

Un groupe comme le Jon Spencer Blues Explosion partage avec les Black Crowes une même fascination pour la musique du passé, mais le premier la présentise en intégrant à son blues des rythmiques techno et des scratches hip-hop et se fait ainsi saluer par la critique. Deschamps, Stéphane, "La bombe humaine", Les Inrockuptibles 74, 9 octobre 1996, p40-41.

599.

A l’instar de Noir Désir qui n’hésite pas à confronter sa réputation d’« ‘intransigeant maître-chien d'un rock en nerfs ’» à la sortie d’un album de remixes électroniques, à la « ‘surprise ’» de la critique. Besse, Marc, "A l’arrière des taxis", Les Inrockuptibles 173, 10 novembre 1998, p48-49.

600.

« ‘Ce groupe va être la bande-son des gamins qui jouent aux jeux vidéo toute la journée, et qui la mettront à la poubelle dans quelques mois. Voilà, on gigote, on prend des drogues, on se réveille le matin, on sait même pas avec qui on a baisé la veille, ce qu'on a bu, et c'est fini. C'est la bande-son des gamins californiens d'aujourd'hui.’ » (et suivants) La rédaction, "Prodigy, Le grand débat techno", Rock&Folk 360, août 1997, p62-67.

601.

Une lettre d’avril 1997 fait comprendre que la reconnaissance de la techno ne se fait que sous l’intimidation médiatique, une autre de juillet avance que la musique électronique n’est qu’une étape dont le rock se nourrira en récupérant ses meilleurs morceaux, et deux ans plus tard un autre lecteur explicite le sentiment des amateurs face à cette nouvelle donne : « ‘Beaucoup de gens attendent le disque crossover entre rock et techno. Tous ces rockers qui espèrent un jour pouvoir aimer un album techno (…). Tout en écoutant Fatboy Slim’ ‘ et surtout Prodigy’ ‘, je savais que je les appréciais par intérêt, par désespoir de rocker.’ » Courrier des lecteurs, "Honnête plus ultra", Rock&Folk 384, août 1999, p9.

602.

Ici encore l’exemple de U2 est intéressant : leur livraison de l’an 2000 est présenté comme « ‘un ’ ‘Joshua Tree’ ‘ bis’ » (l’album qui les a définitivement installé rock-stars dans les années 80), aux « ‘expériences techno’ » « ‘oubliées’ ». Le résultat ne se fait pas attendre : le chapeau de l’article qui leur est consacré énonce clairement que son rédacteur s’en retrouve « rassuré ». Interrogé sur ce retour au classicisme rock, le leader Bono concède que «  ‘[leur] premier objectif était de présenter les chansons de façon simple. Les temps changent et il n'est plus question aujourd'hui de se la donner. C'est la fin des artifices.’ » Soligny, Jérôme, "U2, discorama", Rock&Folk 399, novembre 2000, p79-88.

603.

Les disques de l’année ‘Homogenic’ ‘ de Björk’ ‘, ’ ‘OK computer’ ‘ de Radiohead’ ‘, ’ ‘Deserter’s Songs’ ‘ de Mercury Rev’ ‘, ’ ‘Up ’ ‘de REM’ ‘ ou ’ ‘Mezzanine’ ‘ de Massive Attack’ se partagent entre musiques électroniques et surtout rock (3 titres sur cinq). Conte, Christophe, "Vivement l’an 3000", Les Inrockuptibles 224, 8 décembre 1999, p64-65.

604.

Ceci a été développé en Partie I, Chapitre 2, Point c.

605.

Radiohead est par exemple ainsi loué pour avoir su « ‘à l’heure techno mondiale’ » sortir avec OK Computer « ‘sa plus belle collection de chansons à ce jour, présentée avec l’emphase lyrique et l’audace psychédélique qui signent les chefs-d’œuvre rock’ », tandis que Mogwai l’est pour réussir à « ‘prouver que le rock goûtait encore au danger’ ». Manœuvre, Philippe, "Radiohead, Le cinquième élément", Rock&Folk 359, juillet 1997, p58-63 et Provençal, Jérôme, "La douche écossaise", Les Inrockuptibles 130, 10 décembre 1997, p40-41.

606.

Un débat sur le rock français pavoise en citant le triomphe international des Daft Punk technoïdes, tandis que les artistes techno empruntent au rock la forme de ses prestations scéniques (la scène semblant être la seule limite des musiques électroniques). L’exemple type en est Add N To (X), groupe électronique qui martyrise sur scène ses synthés comme peuvent l’être des guitares électriques.

607.

Deschamps, Stéphane, "Brouillons de culture", Les Inrockuptibles 263, 31 octobre 2000, p36-37.

608.

Certes, un tel retour de flamme a ses revers : il est présenté comme un phénomène de mode, condamné à être récupéré (« ‘le T-shirt hard-rock siglé Saxon, Motörhead’ ‘ ou surtout AC/DC’ ‘ (grands triomphateurs de l'année en termes de nostalgie potache) fut porté comme l'accessoire chic de saison par des trentenaires, parfois pères de famille (tu t'es vu quand t'as bu, papa ?) et des demi-mondains bourgeois-bohèmes qui rêvent d'un costard d'écolier puceau à la Angus Young en vente chez Colette. ’»). Conte, Christophe, "L’année baroque electro-rap", Les Inrockuptibles 270, 19 décembre 2000, p40-42.

609.

Beauvallet, JD, "Une rentrée electro", Les Inrockuptibles 263, 31 octobre 2000, p31.