La techno se crée une culture propre

L’ouverture de la presse spécialisée à la techno étant récente, ses journalistes découvrent un genre musical aux richesses jusqu’ici passées inaperçues. La majorité des sorties de nouveautés discographiques à partir de la fin 1996 sont alors principalement des occasions de revenir sur la discographie complète des artistes. Les grandes figures du genre, tels Aphex Twin et Laurent Garnier, voient ainsi les critiques de leur dernières productions dévolues pour moitié à une présentation de leur carrière – quand elles ne conseillent pas de préférer des disques plus anciens. Des compilations vont même se faire jour autour de labels historiques (WARP) ou d’enregistrements anciens cités en référence par la scène actuelle 627 . La musique électronique rendant publique une histoire méconnue en dehors du cercle des spécialistes, la presse rock se jette dans ce phénomène de légitimation historique en espérant récupérer ses années de retard et surtout le ton professoral qu’elle aime utiliser. Le succès massif de groupes comme Daft Punk ou Underworld est ainsi l’occasion de réintroduire un peu d’élitisme érudit dans une musique jusqu’alors rétive à tout discours, en rappelant que ces deux groupes « ‘n'ont pas inventé la techno ’ ‘»’ ‘, qu’elle est le fruit de ’ ‘«’ ‘ pionniers (...) tombés aux oubliettes’ » 628 . La critique récupère alors un peu de sa puissance en démontrant sa connaissance d’un sujet devenu plus malléable grâce à sa nouvelle inscription dans le temps (alors que la critique techno se veut à l’origine rétive à toute évocation du passé, comme nous l’avons déjà évoqué). Mais ce faisant, elle reconnaît aussi que la techno peut être considérée comme une culture propre qui a su se développer sans son soutien (ceci au désespoir même de certains de ses membres qui considère toute reconnaissance culturelle comme déperdition de l’esprit antirationaliste originel).

Elle se révèle même capable de produire toute une production extramusicale (mode vestimentaire, revues et flyers – tracts d’annonce – disponibles dans des endroits spécifiques) qui présente une ligne directrice : ne pas faire sens et privilégier la superficialité, le futile et l’éphémère (l’influence philosophique majeure étant Andy Warhol et « ‘son désir de s'en tenir à la surface des choses’ »). Mais une esthétique cohérente ne suffit pas pour créer une culture telle que le rock a pu le faire. Pour y parvenir, ce dernier avait su s’inscrire dans une pratique rationnelle, renvoyant à la littérature (la beat generation, les surréalistes) pour établir une filiation. La techno ne cherche pas à créer de liens avec d’autres créateurs, reconnaissant tout au plus la qualité de certains ancêtres. Son refus de l’historicité est en ce sens en accord avec sa nature déclarée de pratique irrationaliste : en niant l’ordre du sens, elle nie également toute approche historique et donc toute possibilité de reconnaissance culturelle. ‘«’ ‘ Le rock était une culture, la techno et le clubbing sont des modes de vie (danse, dépense dionysiaque, sueur et suçage de queues). ’ ‘»’ Ce qui n’est un échec que selon les critères de la presse rock, rationalistes et historicistes. Or, ‘«’ ‘ avec sa nostalgie maladive et autodestructrice, la critique rock avait ses limites. La techno et le clubbing sont des cultures d'après l'écrit. ’ ‘»’ Ils peuvent même se comprendre comme l’incarnation d’une phase de transition intellectuelle : la postmodernité ayant marqué les limites de la modernité basée sur la raison, la prochaine étape après cette mise à égalité de toutes les idées sera donc l’irrationalisme. Avec les difficultés d’approche médiatique que l’on imagine : la techno prônant une culture niant la raison et donc l’interprétation notamment écrite, ‘«’ ‘ cet article plein de mots a-t-il un sens ? No lo se. Mais je vous laisse. Le set de Philippe Zdar commence. ’ ‘»’ ‘ 629 ’ Ce qui signifie que l’intelligence n’est pas interdite, mais qu’elle ne doit pas non plus interdire la jouissance irrationnelle.

Ceci accepté, ce que l’on peut reprocher à la techno (son hédonisme décérébrée) peut être conçu comme de la grandeur : la ‘«’ ‘ philosophie du plaisir (...) n’exclue ni la profondeur, ni le génie ’ ‘»’ ‘ 630 ’. La techno opère d’ailleurs un renversement de valeurs qui touche jusqu’à la symbolique : alors que jusqu’ici la culture jeune, qui se rassemble principalement autour de la consommation musicale, avait pour héros « ‘l'adolescent romantique et révolté’ » (comme le démontrent les cultes rock autour de jeunes gens mort tragiquement – Kurt Cobain suicidé en étant la dernière incarnation), une nouvelle figure se dessine comme modèle idéal : celle de l’enfant. « ‘Le romantisme convulsif (’ ‘«’ ‘ Construisons la cité utopique ! ’ ‘»’ ‘) laisse place à un pragmatisme de bac à sable (’ ‘«’ ‘ Prête-moi ton râteau ’ ‘»’ ‘), les mots d'ordre contestataires à une poésie loufoque, l'envie de tout trasher à un humour absurde.’ » Les premiers signes en sont les pratiques régressives d’une nouvelle génération, qui assume « ‘sans complexe et à trente ans moins des poussières [ses] joyeux souvenirs d'enfance ’ ‘»’ 631 ‘’Hors de tout jugement social (ce comportement ne présente pas de politisation évidente, voire est même accusé d’apolitisme dangereux par les gardiens du temple contre-culturel), ce nouveau mode de vie remet en cause le modèle social en place. Adopter la position de l’enfant face au monde adulte revient à le nier, alors que la position adolescente le reconnaissait de par son opposition affirmée comme identitaire 632 . Le modèle des enfants dépasse cette limite, car ceux-ci ignorent les adultes. Une attitude copiée par les nouveaux jeunes, comme le confirme Robert Ebguy, sociologue au Centre de communication avancée (CCA) : ‘«’ ‘ Nous avons réalisé une étude sur la jeune génération : elle ne désire plus s'intégrer à la société, ne voit pas bien pourquoi elle sacrifierait quoi que ce soit pour accéder à un monde adulte si peu attractif. Nous les nommons ’ ‘"’ ‘adulescent’ ‘"’ ‘, c'est-à-dire ni adulte, ni adolescent. ’ ‘»’

Michel Maffesoli est lui aussi interpellé sur la question : il considère que ‘«’ ‘ les sociétés humaines connaissent des cycles historiques alternant période de construction et période de consumation ’ ‘»’, la première privilégiant la raison et la notion de progrès. Cette conception est proche de celle de Adorno et Horkheimer qui, dans leur Dialectique de la raison, décelaient dans l’idéologie rationaliste établie par les Lumières une logique qui ne pouvait que conduire à la barbarie totalitaire (car reposant sur un principe de domination de l’environnement par l’homme qui devait inéluctablement finir par inclure l’homme au sein de cet environnement). Cette dernière avait d’ailleurs servi aux détracteurs de la culture jeune, qui y voyaient la marque d’un nouveau barbarisme 633 . Maffesoli ne présente pas les mêmes conclusions : la fin du rationalisme ne conduit pas nécessairement à l’arrivée de nouveaux barbares. L’autre conséquence possible d’une société arrivée au bout de la logique rationaliste, administrative et individualiste, est un ennui poussant les individus à chercher le rêve et le réenchantement propre à la logique enfantine. L’individualisme des Lumières, base de la mise en place du rationalisme (qui n’accorde de valeur qu’à la raison et à ce qui est rationnel), avait créé le « ‘mal-être’ » moderne, ‘«’ ‘ conséquence de désirs qui butaient contre les interdits d'une société bourgeoise ’ ‘»’, que l’adolescence cristallisait dans sa frustration. Le problème de ce modèle est que, suite à Mai 68 et au retrait de la plupart des interdits qu’il a provoqué, l’individu se retrouve vraiment seul face à une pluralité de choix : ‘«’ ‘ Nous ne sommes plus tant en quête d'amplification de notre être - la coupe est pleine - que de sa stabilisation. Abandonnant le cartésien ’ ‘«’ ‘ Je pense donc je suis ’ ‘»’ ‘, nous nous cherchons, tels des enfants, dans le regard des autres, désirons nous extirper de notre carcasse, dissoudre notre ego dans le couple, le groupe, la masse. ’ ‘»’ Ce que la techno, que ce soit en club ou en rave, met en pratique en créant une communauté devenue lieu de l’identification/incarnation de l’individu dissous en son sein. Face à l’impossibilité de définition individuelle stable (le monde actuel créant un sentiment d’instabilité, de peur du lendemain interdisant toute affirmation d’une identité définitive), les jeunes préfèrent ‘«’ ‘ jongle[r] avec les identités au gré de [leur] papillonnage de groupe en groupe - la famille, la classe, les copains. ’ ‘»’ L’identification se fait désormais via la tribu que l’on fréquente sur le moment, puisqu’elle ne peut plus se faire via une place dans la société que l’on sait éphémère.

Les conséquences esthétiques de ce renversement de valeurs sont nombreuses : la techno se pratique comme un jeu d’enfant, un Meccano constitué de fragments de l’histoire musicale, grâce au sampling qui permet d’‘«’ ‘ assembler au gré de ses désirs la voix d'une chanteuse de jazz, un riff rock et une mélopée classique. ’ ‘»’ Autre exemple concret, Pascal Comelade joue sur des instruments jouets avec « ‘une simplicité enfantine’ », ce qui pourtant nécessite « ‘un talent et une maîtrise technique sidérante ’». Pour parvenir à ce tour de force, le musicien a « ‘tout appris et tout oublié’ » 634 , appris la technique mais oublié les formules. Le modèle enfantin a pour lui son innocence culturelle, son regard non-historique qui permet d’approcher la musique sans arrière pensée : l’adulte se retournant vers lui peut y ajouter sa culture technique.

Il apparaît donc possible de déceler, à travers la pratique techno (puisqu’elle refuse la notion de culture), un nouveau mode d’être au monde, politique et philosophique (car traduit par une attitude qui remet en cause le rationalisme et les normes sociales en place qui en découlent) 635 . En effet, il serait aisé de relever les discours et faits qui rapprochent le mouvement techno du mouvement hippie (dont on connaît l’échec). La renommée d’Ibiza, notamment, ancienne île appréciée par les hippies, se fait mondiale en devenant le lieu de vacances prisé par les amateurs de techno 636 . Ecologie teintée de mysticisme, critique de la société de consommation, importance de la communauté, les valeurs techno se confondent avec celles des hippies. A la seule différence que ces dernières sont exprimées dans les années 90, qu’elles savent l’échec de leurs prédécesseurs, et que l’interrogation fondamentale des années 60-70 (le rock est-il une contre-culture ou un produit de consommation ?) connaît une réponse : c’est avant tout un produit de consommation pouvant être accrédité d’une importance culturelle mais éloignée du systématisme originel rock = culture des jeunes. La techno et ses figures sont ainsi conscientes de leurs limites contre-culturelles 637 . Ce qui pousse certains détracteurs à accuser le monde techno de naïveté 638 , comme s’en font l’écho les pages courriers des magazines rock. Mais le genre ne prétend pas changer la société en profondeur, il propose aux individus juste une attitude, un mode de vie pour vivre à côté ou dans la société critiquée. D’ailleurs, pour la majorité des amateurs, la techno remplit un rôle de musique festive dont la pratique n’impose aucune conséquence sociale, ceci au désespoir des théoriciens du genre. Les musiques électroniques ne sont que des pratiques intégrées à une vie sociale normale pour ces individus qui ‘«’ ‘ se contentent de collectionner les preuves de leur branchitude, comme d'autres les bons d'achat. A la manière de nos parents qui, au début des années 70, adoptèrent les pattes d'éléphant et les cheveux longs sans rien changer de leur mode d'existence. ’ ‘»’ Une fois encore, la musique populaire se révèle ne pas être le meilleur outil de promotion d’une nouvelle idéologie, puisqu’elle finit par être adoptée pour ses qualités musicales et non politiques. Ce n’est pas parce que de nombreuses personnes présentent une culture branchée, techno ou rock, qu’ils sont les ambassadeurs d’un nouveau mode de vie. 639 De musique à portée révolutionnaire, la techno devient, comme le rock, simple musique d’accompagnement d’un quotidien non remis en question, voire même musique d’apparat.

Notes
627.

Des mixes comme ceux de Larry Levan édités en CD sont présentées comme des indispensables d’une véritable culture house, alors qu’ils datent de la fin des années 70. On cherche même des preuves discographiques de soirées historiques : on se passionne pour la légende de boites de nuit comme le Studio 54 (au point d’y consacrer un film) ou le Paradise Garage, ou pour l’encore plus fondateur (début des années 70) Loft de David Mancuso. Toutes ces redécouvertes font l’objet/sont le fruit de CD commémoratifs. Cf. Dahan, Eric, "The Loft, préhistoire des afters", Libération, 4 décembre 2000, p38.

628.

PX, "Les damnés de la techno", Technikart 30, mars 1999, p58-60.

629.

Williams, Patrick, "Brouillons de culture", Technikart 28, décembre 1998, p52-53.

630.

(non signé), "Culture club", Technikart 28, décembre 1998, p46.

631.

« ‘Se bâfrer de Chocapic devant sa Playstation ; triper sur la retransmission d'’ ‘Albator’ ‘ sur France 3 la nuit de Noël (meilleure audience) ; se rendre à Disneyland sans mômes (25% des visiteurs) ; se gaver de bonbons chimiques (3,1 kilos par ans contre 2,5 kilos il y a dix ans et floraison des Candy Shop) ; voler à travers la ville tel Peter Pan en glissant sur des roulettes ; se traîner un ours en peluche dans son sac à main; rouler au volant d'une voiture jouet aux couleurs criardes et au nom (Twingo) stupide ; ingurgiter des dessins animés pour adultes (’ ‘South Park’ ‘, ’ ‘King of the Hill’ ‘ ou ’ ‘les Simpsons’ ‘) ou des émissions pour poupons de six mois (les ’ ‘Teletubbies’ ‘).’ » (et suivant) Nassif, Philippe, "La rentrée des classes", Technikart 35, septembre 1999, p78-83.

632.

« ‘Le contre-modèle ne pouvait se passer de son modèle. L'issue n'était pas joyeuse : dans le meilleur des cas, l'ex-contestataire ravalait ses rêves mutins pour devenir enfin un adulte raisonnable et chiatique. Au pire, il plongeait dans la névrose en continuant à singer une ado attitude.’ »

633.

Rappelons rapidement les ouvrages d’Alain Finkielkraut (La défaite de la pensée) ou le récent Culture et Contre-cultures de Jean-Louis Harouel dont les propos anti-rock (qui est une « ‘machine à décerveler par le son’ », voire « ‘une drogue dont la consommation indéfinie repose sur le vide de la pensée’ », « ‘un retour aux formes barbares de l'âme et aux formes de possession extatiques ’») font croire au lecteur qu’il se trouve face à une réédition d’un texte adressé aux parents inquiets des années 50 face à un rock qualifié de « musique du diable ». Harouel Jean-Louis, Culture et contre-cultures, Paris, Quadrige / PUF, 1998 (1e éd. 1994), p231-233.

634.

Nassif, Philippe, "La rentrée des classes", Technikart 35, septembre 1999, p78-83.

635.

On peut interpréter ses formes comme un retour du mysticisme et des pratiques anté-rationalistes, proches des rites archaïques, un « réenchantement » du monde produit par la redécouverte du plaisir « ‘de danser à nouveau sous les étoiles autour d’un feu’ »Zerguine, Valérie, "Les dieux sont parmi nous", Technikart 38, décembre 1999, p58-62.

Ce qui, comme le remarque F. Debruyne, peut provoquer deux types de discours : la vision critique des profanes, qui ne voient dans les soirées techno que des tribus de jeunes hors du champ panoptique des adultes (alors que ces moments peuvent participer à la socialisation des publics concernés) ; et la vision hédoniste (celle des participants) qui revendique l’appartenance à un mouvement socioculturel marginal, œuvrant pour la paix, l’amour et le multiculturalisme planétaire (alors que les musiques électroniques semblent de plus en plus soumises aux impératifs uniformes du capitalisme forcené et de la marchandisation des produits culturels).

636.

Le DJ José Padilla propose des mixes sur disques qui deviennent pour le reste du monde le « ‘son d’Ibiza’ » (une musique climatique qui « ‘accompagne le soleil à son couchant par d'étranges vinyles où flûtes des Andes brumeuses se marient à des xylophones célestes de synthèse sur un beat hip-hop ou techno’ »). Ses propos et sa biographie (il arrive sur l’île dans les années 70) accréditent ce type de rapprochement hippies/techno: « ‘(...) le son d'Ibiza est un mythe, il n'existe pas. Ce qui se passe à Ibiza, c'est que certains disques y sonnent mieux que dans un club de Manchester, parce que l'on prend le temps de s'accorder à la nature.’ » (et suivants) Dahan, Eric, "Ibiza, île au trésor de la vague techno", Libération, 14 août 1996, p26-27.

637.

Padilla considère son île comme « ‘dévastée par l'argent colossal désormais en jeu’ » par le succès des clubs locaux.

638.

Bernier, Alexis, "Techno travels, 2", Rock&Folk 348, août 1996, p62.

639.

Braunstein, Jacques, "Petit couple, petit appart", Technikart 39, février 2000, p75.