La techno est dans la même position que le rock à ses origines

La principale difficulté symbolique qui se pose au rock est, comme nous l’avons vu au cours du premier chapitre, de rester fidèle à son identité première de musique contestataire, alors que les tenants du pouvoir culturel et médiatique se réclament de son influence. S’il était facile au temps de la jeunesse de ceux-ci de demander au rock de promouvoir une idéologie opposée aux normes culturelles en place (celle de la culture classique, respectueuse des figures historiques des siècles passés), cela l’est moins au cours des années 90 où le rock n’est plus un mouvement en train de se développer, mais une culture établie, avec ses références et ses propres figures historiques. Le rock se présente ainsi aux années 90 dans toute sa puissance historique mais aussi sa suffisance de tuteur obligé pour qui veut comprendre la culture et le monde contemporain.

Ce d’autant plus que les leaders d’opinion culturelle touchant le grand public viennent en grand nombre des milieux contre-culturels des années 70. Ceux-là mêmes qui ont su les premiers exprimer les enjeux d’une jeunesse réunie autour d’une même culture, de mêmes idéaux. Des individus a priori capables de comprendre le besoin de la jeunesse de se reconnaître à travers des moyens d’expression nouveaux. Si de tels individus sont aux commandes des médias assurant la reconnaissance culturelle, tels que Libération, Télérama, Le Nouvel Observateur, etc., on peut penser que le dialogue avec les expressions jeunes sera facile. Et effectivement le rock est présent dans les pages de ces journaux et magazines. Mais quel rock ? Celui des Rolling Stones, ou de groupes – Nirvana, Oasis – s’enfermant dans des schémas établis plus d’un quart de siècle auparavant. Un rock codifié et finalement rassurant pour les ex-jeunes des années 60-70 (ils en connaissent la nature et les conséquences possibles pour la jeunesse actuelle).

Le rock restait depuis les années 60 la musique de la jeunesse, ce qui fait que les jeunes de cette époque restaient eux-mêmes en connection avec une sorte de jeunesse éternelle. Seule une nouvelle forme d’expression pouvait mettre à mal toute l’assurance entendue des ex-soixante-huitards. C’est ce qui arrive avec la techno, qui rompt avec les codes musicaux et culturels du rock. En proposant des formes nouvelles (même s’il est possible de tracer des filiations avec l’histoire du rock) à même de repousser les tenants des normes culturelles en vigueur, la musique techno retrouve l’identité symbolique que le rock avait perdu du fait de sa reconnaissance officielle (par les médias culturels de référence, mais aussi par le pouvoir politique depuis les années 80 et l’ouverture du Ministère de la Culture aux musiques actuelles). Le rock ne fait plus peur depuis longtemps aux adultes, au contraire de ce nouveau genre musical :

‘De 1989 à 1995, les soixante-huitards sont devenus schizophrènes face à la techno. Anciens fans des Rolling Stones, ils se plaignaient de cette musique trop liée à la drogue. Ex-groupies de Pink Floyd, ils lui ont reproché d’être trop électronique. Archéo-babas courant les festivals de folk dans les années 70, ils ont mis en garde contre les dangers sanitaires des raves. Le message était simple : puisque les jeunes ne savent plus s’amuser, quelle importance qu’on interdise leurs fêtes ? 640

La jeunesse était tellement associée symboliquement au rock que l’on avait oublié sa capacité à construire sa propre culture en opposition à la norme adulte – même si celle-ci prend l’identité du rock et se pare d’attributs jeunes.

C’est en de telles circonstances que le parallèle avec les 60s devient intéressant : lorsqu’il ne se contente pas d’offrir un reflet flou des faits glorieux du passé, mais qu’il offre des situations similaires avec des réactions identiques – la nuance se faisant sur l’identité des acteurs principaux. Les opposants d’hier à la culture en place (la culture classique) sont devenus les défenseurs de celle d’aujourd’hui (la culture rock) face à une nouvelle culture (la culture techno) qui retrouve de fait la position originelle du rock. Par ce simple fait, la techno se présente comme la forme la plus à même d’incarner le rock des années 90 (même si son identité musicale paraît a priori éloignée de celle du rock classique). Elle sait dépasser la difficulté de la similarité constitutive (obligation de ressembler au rock du passé pour l’incarner au présent) pour satisfaire sa fonctionnalité culturelle, à savoir incarner la voix spécifique de la jeunesse que les adultes ne savent entendre. Ce statut sous-entend une réaction de rejet quasi obligatoire de la part de ces derniers, chose dont le rock se révèle incapable au cours des années 90 (puisque ces mêmes adultes ont mûri accompagnés du rock) et que la techno semble à même de provoquer.

Ces titres de presse (Libération, Le Nouvel Observateur, mais aussi dans une certaine mesure la presse rock dans son ensemble) ont ainsi fait preuve d’une incompréhension délibérée ou involontaire face à des phénomènes culturels capables d’éclairer l’identité de la jeunesse actuelle. Le rap a ainsi été approché de deux manières, soit dans « ‘la simple continuité des Black Panthers’ » (vision des sociologues et journalistes des pages société) soit comme une non-musique (vision des critiques rock). Ce qui a conduit le genre à être évalué avec cette seule dualité pendant quinze ans et « ‘les journaux à n'encenser que le hip hop ultramilitant (Public Enemy’ ‘) ou hypercool (De La Soul’ ‘) ’», alors que le rap existe plus sûrement entre ces deux extrêmes. Un film comme Fight Club qui exprime l’envie des jeunes générations « ‘d'envoyer valdinguer les prothèses existentielles que sont devenus les produits de consommation’ » est rejeté par la « ‘critique quinqua ’» sous l’accusation d’être ‘«’ ‘ ’ ‘clippé ’ ‘et, surtout - à l'instar de Despentes’ ‘ ou de Houellebecq’ ‘ -, facho. ’» La techno n’échappe pas à cette négation d’une culture nouvelle. Pourtant, le rock a toujours fonctionné sur la notion d’opposition à l’ordre établi, aime jouir d’une image de rébellion. Il garde de même à l’esprit le précepte édicté par les Who dans les années 70 (« The kids are allright ») : si donc la techno provoque le courroux des autorités sociales autant que des culturelles et qu’en même temps elle est appréciée par une frange non négligeable de la jeunesse, l’intelligentsia rock a tôt fait de la reconnaître comme une mise à jour des aléas du rock des origines.

Dès lors, la presse rock se rend compte qu’en niant la place culturelle qu’occupe la techno aujourd’hui, elle risque de se confondre avec ses détracteurs les plus obtus, ceux-là mêmes qui trente ans plus tôt auraient dénigré le rock. 641 . Lorsque, fin des années 90, les grands médias (la télévision) colportent toujours le même type de discours méprisant pour la culture de la jeunesse, mais désormais à propos de la techno :

‘Cela se passe à la télévision française, en clair et en direct. En ce lundi 20 septembre 1999, un type commente la Techno Parade mais on sent vite que l’ironie est une épée trop lourde pour lui et qu'il risque de se couper grave. Les fans de techno, raille-t-il, "sont des bœufs... habillés de vêtements de sport avec les marques écrites en gros". Puis il approfondit son sillon et décrète sur fond de musique : C'est des Mickey qui sont habillés n'importe comment, qui bougent n'importe comment, bref c'est comme chez Disney sauf que c'est pas les mêmes bonbons (la foule rit croyant à une blague sexuelle). Très vite l'animateur corrige le tir : Parce que quand je parle de bonbons, les technos ça serait plutôt coke, hasch, ecsta, etc. Oui, enfin, pour aimer une musique comme ça, il faut prendre de la drogue ! Enfin, le seul avantage de cette techno c'est que ça nous fait aimer le rap, le rock et la chanson. Quelle différence avec la présentation des Rolling Stones à la télévision américaine par Dean Martin en 1965 ? Aucune. Les singes sont devenus des bœufs, les blagues sur les cheveux ont laissé place à des blagues sur les vêtements mais le propos reste le même, dignement vulgaire. 642

La position de la presse spécialisée est alors sans équivoque possible : elle doit apporter son soutien à un mouvement qui suscite la même réaction que le rock à ses origines. Un autre discours reviendrait à reconnaître que ce dernier est définitivement passé du côté des cultures canonisées contre lesquelles il s’était défini, donc à devoir réévaluer sa propre identité.

L’histoire semble donc se répéter, du moins du point de vue de la presse rock qui inscrit le mouvement techno (qui s’y refuse) dans un processus historique. Finalement inscrite en tant que phénomène interne à l’histoire du rock, la techno se voit traitée par la presse spécialisée comme toute autre production culturelle. Si elle impressionne dans les premiers temps par sa capacité d’invention, la techno finit par rentrer dans le rang et devient ainsi plus assimilable par la presse spécialisée, donc critiquable. Les journalistes et les lecteurs ont compris ‘«’ ‘ qu'il y avait des daubes techno, des daubes rock, des chefs-d’œuvre rock, des chefs-d’œuvre techno et que heureusement le journal était là pour faire le putain de tri. (…) La critique ne peut être qu'une critique de la totalité. ’ ‘»’ ‘ 643 ’.

C’est ainsi que les habitudes de la critique rock reprennent leurs droits à propos des disques électroniques : mauvaise foi, parti pris, provocation et humour ne leur sont plus épargnés 644 . Les productions de la sphère techno sont désormais évaluées au même titre que les autres musiques populaires, elles ne sont plus les marques d’une culture autre en train d’émerger et donc nécessitant sinon du respect du moins du soutien, mais un genre musical parmi d’autres pour la presse spécialisée. La techno a certes apporté un vent d’air frais dans le rock, des espoirs en l’avenir d’une musique que l’on croyait tournée vers le passé. Mais les normes rock (dont celle du bon goût dédaignant le disco) resurgissent une fois cette mini-révolution digérée.

La presse rock est confrontée à plusieurs problèmes avec la techno. En premier lieu, celle-ci paraît très éloignée des critères d’acceptabilité de la presse rock. De plus, la scène techno ne semble pas avoir besoin du soutien de cette dernière pour se promouvoir auprès de son public spécifique. Elle paraît autosuffisante et ainsi un peu étrangère au domaine rock. La presse rock réussit pourtant à la récupérer grâce à un habile amalgame : la difficulté qu’a la techno à se faire accepter par les grands médias rappelle la situation du rock à ses origines. La presse spécialisée, forte de cet argument auprès de ses lecteurs, ne peut que se mettre du côté de l’opprimé : elle prend la techno sous sa protection, même si celle-ci ne lui a rien demandé. Pour achever sa démonstration, il ne lui reste plus qu’à utiliser l’argument ultime lors de toute période d’interrogation sur le rock.

Notes
640.

(et suivants) Non signé, "Voilà ce que vous avez raté", Technikart 47, novembre 2000, p96.

641.

Le concert de rock gratuit parisien de la Place de la Nation de 1963, qui s’était déroulé dans le calme contrairement à son prédécesseur de 1961 au Palais des Sports (affrontements avec la police, 2000 fauteuils brisés, station de métro saccagée), avait pourtant suscité de nombreuses réactions, dont celle de Philippe Bouvard dans Le Figaro du 24 juin : « ‘Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d'Hitler au Reichstag... ’» Cité dans Victor, Christian, et Rigoli, Julien, Vingt ans de rock français, Paris, Rock&Folk/Albin Michel, 1978, p28.

642.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 387, novembre 1999, p3.

643.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 372, août 1998, p7.

644.

Le mix de Dimitri From Paris « ‘offre de vieux rogatons atroces comme Cerrone’ ‘ : très tendance, donc. Vivement la fin du siècle qu’on passe à autre chose.’  » Cuesta, Stan, "Dimitri From Paris, A Night at the Playboy Mansion", Rock&Folk 395, juillet 2000, p102.