c. La mort du rock

La guitare, symbole déchu du rock

Les musiques électroniques deviennent dans la deuxième moitié de la décennie l’horizon du rock : les pages de la presse spécialisée s’ouvrent à elles, des débats ont lieu entre critiques, et des avis sont lancés aux lecteurs (parfois par certains d’entre eux) sur le fait qu’elles sont la probable nouvelle incarnation d’un rock étouffé dans son historicisme 645 . Les groupes rock désirant se mettre au son du jour utilisent pour cela des ajouts électroniques, mais l’actualité reste plus intéressée par des artistes entièrement techno. Les sons rock semblent ainsi avoir pris un « coup de vieux », car trop séparés des sons électro. C’est logiquement la guitare qui est la première touchée par cette évolution musicale, tant son image et ses sons sont associées à des figures certes mythiques mais passées du rock. Or la guitare est incontestablement l’instrument identitaire du rock : sa disparition du lexique musical actuel paraît à ce titre inquiétante pour tout le genre. Avec la guitare, n’est-ce pas une part de l’identité du rock en son ensemble qui perd son rapport au présent ?

Si le début des années 90 dénigrait tout ce qui pouvait ressembler à un synthétiseur, la seconde connaît la situation inverse : les représentants de la french touch sont, en accord avec la norme techno, à la fois compositeurs et DJs, qu’ils créent des nouveautés discographiques autant qu’ils mixent les disques en soirée. Sur l’exemple historique de Laurent Garnier, premier français à être reconnu en tant que DJ en Angleterre puis à franchir le cap de l’écriture d’un album, tous les artistes de la french touchsont aussi célébrés internationalement pour leurs sets de DJs 646 . Alors que le rock fétichisait l’image du guitariste en pleine action, la musique électronique et la french touch en particulier imposent à la jeunesse mondiale un nouveau modèle musical : le DJ. Et effectivement, tout le monde semble vouloir devenir DJ, des jeunes amateurs de musiques qui, dix ans plus tôt, auraient voulu imiter des guitar-heroes comme Eddie Van Halen, aux personnalités de tout horizon appelées à passer les disques qu’ils veulent, et ce en tout lieu, de la fête de mariage lambda aux boîtes de nuits les plus huppées 647 . L’apparente simplicité de production de la techno 648 invite son public à franchir le pas qui le sépare de l’acte créatif. Ce dont le rock des années 90 semble inapte, en enfermant la plupart des amateurs dans une vénération fétichiste de l’enregistrement, dans une consommation improductive de la musique (au sens où elle ne permet pas de générer de nouvelles créations effectives, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne crée pas chez l’auditeur du sens).

Le rock est bel et bien dépassé par une musique dont la pratique instrumentale est plus en accord avec les années 90. ‘«’ ‘ Le DJing n'est plus une affaire de spécialistes. Il devient un loisir comme les autres ’ ‘»’, mais un loisir inscrit dans l’esprit de l’époque et son rapport à la consommation culturelle : partagé entre la conscience de son inscription dans la société de consommation de masse et son utilisation en tant que marque distinctive de l’individu. La seule réception individuelle de l’œuvre musicale présentée à des milliers d’auditeurs ne semble plus satisfaire l’amateur de musique de cette nouvelle décennie. Il refuse la passivité que l’on se plaît à prêter au consommateur classique : il lui faut désormais influer effectivement sur la forme de l’œuvre, lui inscrire la marque de sa présence. Le consommateur de produits culturels se veut à la fois spectateur et acteur, et la pratique du DJing est une réalisation de ce désir, puisque ‘«’ ‘ le DJ n'écoute pas de la musique affalé, il mixe debout ’ ‘»’ ‘ 649 ’ ‘.’ La musique électronique, par sa réappropriation des productions discographiques existantes, se révèle ainsi comme la marque la plus effective, car traduisible concrètement dans les gestes du DJ, que la passion musicale n’est pas synonyme d’une passivité de l’auditeur.

Mais cette transformation ne touche pas les seuls musiciens amateurs et les branchés : de nombreux artistes déclarés comme tels passent de la guitare à la platine. Un article rétrospectif des Inrockuptibles révèle ainsi que dès les premières raves en France, à la fin des années 80, de nombreux artistes issus de la scène rock hexagonale s’investissent. Des gens comme Mirwais (membre du groupe post-punk Taxi Girl) ou Kid Loco (un dirigeant du label indépendant Bondage Records) ‘«’ ‘ poursuiv[ent] sur la lancée de leurs éclosions punks la même dynamique de furetage, de nomadisme ’ ‘»’ dans la musique électronique. Et de fait, en dix ans, ‘«’ ‘ une génération entière a troqué guitares et batteries contre claviers et samplers, sans le moindre reniement ’ ‘»’ ‘ 650 ’. Cette transformation est ainsi reconnue par les instances journalistiques, comme le démontre la rubrique « La vie en rock » de Patrick Eudeline dans Rock&Folk qui, consacrée à ses réflexions personnelles sur le vieillissement des héros du genre, s’ouvre en janvier 2000 à la techno et dresse un portrait de la DJ française Sex Toy 651 .

Nous ne sommes d’ailleurs pas devant un épiphénomène français : les preuves que le bouleversement est mondial sont nombreuses. Nous vous ferons grâce d’un retour sur le cas de U2 pour citer l’exemple des Smashing Pumpkins, un des principaux groupes issus de la vague grunge, qui en 1998 « ‘troquent les guitares-larsen contre des boites à rythmes chargées de mystères ’», ce qui leur vaut d’ailleurs les encouragement de la critique (« ‘Cette audacieuse transition, le plus souvent payante (...) [leur] ouvre une voie royale. A eux maintenant de défricher les nouveaux terrains de la pop, comme ils l’ont si bien fait pour le métal.’ » 652 ). Radiohead, le groupe rock phare de ces années de règne techno (celui qui permettait aux critiques de crier au nouveau chef-d’œuvre rock en 1997) est lui aussi tenaillé par ce genre de « ‘doutes existentiels (avec ou sans guitares ?)’ » pour l’album suivant 653 . Le problème de la guitare dans le rock est explicité : en en étant l’instrument privilégié, il est aussi devenu l’incarnation de ses clichés stériles. 654

La crainte autour de la guitare se relativise donc : la disparition partielle de celle-ci ne signifie pas celle du rock en son entier. Les lecteurs de Rock&Folk, appelés à débattre par Philippe Manœuvre, énoncent ainsi qu’en 1999 les solos de guitare pour le public rock de moins de trente ans

‘doivent produire le même effet que les solos de sax de Charlie Parker ou de Coltrane, jazzmen pourtant fondamentaux, sur [la] génération chevelue des années 70. Une impression de désuétude, d'ennui, d'autosatisfaction indulgente et de vieux monde en train de sombrer. Question de sons datés, d'image ringardisée (le guitar-hero, cheveux collés, grimaçant sur son manche) et d'aspiration légitime de la jeunesse à la rupture avec les "du temps du père, c'était autre chose" 655 . ’

Ce qui n’empêche nullement les amateurs à continuer à les apprécier.

Philippe Manœuvre rappelle ainsi que les lamentations sur l’air de « ‘le rock est mort, j’entends plus la guitare’ ‘ ’ ‘»’ ‘, ’ ‘«’ ‘ la génération d'avant a subi ça. Des vieux qui larmoyaient sur l'accordéon, et pourquoi on n'entendait plus d'accordéon ? Oui, c'était d'un triste... ’ ‘»’ 656 Une fois encore, le parallèle avec les années 60 joue en faveur de la techno au détriment des normes rock. Cette mise à l’écart d’un instrument pouvant limiter la créativité d’un genre peut aussi marquer le début d’une nouvelle ère, être l’occasion de découvrir et développer de nouvelles possibilités. Une sortie du rock de sa monotonie passéiste ne peut que réjouir ses défenseurs, à l’instar de Manœuvre face aux réponses des lecteurs : ‘«’ ‘ que la guitare s'écarte du premier plan ne vous dérange pas. Une forme de ’ ‘"’ ‘pour vivre heureux, vivons cachés (avec nos disques de Jeff Beck’ ‘)’ ‘"’ ‘ a plané sur Clichy et nous a presque fait croire à une utopie dont nous serions les acteurs. ’ ‘»’ ‘ 657 ’ La guitare n’est plus première, mais l’excitation autour de la musique semble l’être redevenue, ce qui au final peut être considéré comme une preuve suffisante de la vitalité du rock.

Notes
645.

Compris ici selon le sens utilisé en architecture, soit la tendance à s’inspirer des époques passées.

646.

« ‘C’est notre confrère Jérôme Soligny’ ‘ qui l'affirmait le mois dernier, les DJs de l’hexagone n'ont plus à rougir d'être français. (…) La techno étant internationale, ses laborantins [français] sont avant tout des citoyens du monde sans arrière-pensées xénophobes, prêts à sauter dans le premier avion afin d'hystériser les dance-floors de Tokyo ou de Sydney.’  » Orlandini, Alain, "DJ Jef K", Rock&Folk 354, février 1996, p66.

647.

Preuve ultime de l’attrait de la chose selon Philippe Manœuvre :« ‘les DJ ont récupéré toutes les groupies...’ » Manœuvre, Philippe, "Bob Sinclar, le magnifique", Rock&Folk 375, novembre 1998, p26-27.

648.

Des programmes destinés aux consoles de jeux vidéo permettent même de composer des morceaux.

649.

Braunstein, Jacques, "Soixante millions de DJs", Technikart 40, mars 2000, p80-82. L’auteur cite notamment le travail de Robert Rochefort (Le consommateur entrepreneur, Paris, Odile Jacob, 1997), pour asseoir ses propos.

650.

Beauvallet, JD, "La VIe République", Les Inrockuptibles 206, 7 juillet 1999, p22-26.

651.

Eudeline, Patrick, "Sex Toy, La vie en rock", Rock&Folk 389, janvier 2000, p34-35.

652.

Meyer, Patrick-Olivier, "Smashing Pumpkins, Adore", Rock&Folk 370, juin 1998, p71.

653.

Interrogé à ce sujet, son guitariste explique que « ‘la musique devait changer, les guitares étaient à sec’ », qu’il « ‘fallait trouver une autre méthode’ », laquelle prit la forme d’une obligation de travailler avec « ‘les synthés ou les ordinateurs ’» sans avoir le droit « ‘d'utiliser de guitares, de basses, de micro’ ». (et suivants) Beauvallet, JD, "Chaos Computer", Les Inrockuptibles 247, 13 juin 2000, p16-18.

654.

Un phénomène qu’a su comprendre le groupe : « ‘Mais il fallait passer par cette infidélité pour le savoir. Je me serais tellement ennuyé à jouer comme sur ’ ‘OK computer’ ‘ et le public s'en serait rendu compte. Beaucoup trop de groupes, quand ils atteignent un certain seuil de popularité, cessent d'apprendre et leurs disques reflètent cette démission. (…) II y a trop de modes d'emploi à lire (rires)...’  »

655.

Courrier des lecteurs, "Solistes", Rock&Folk 380, avril 1999, p6.

656.

Manœuvre, Philippe, "Edito", Rock&Folk 379, mars 1999, p3.

657.

Manœuvre, Philippe et Guilbaud, Marion, "Edito", Rock&Folk 380, avril 1999, p3.