Le rock se nourrit du mythe

Le rock a depuis ses origines fonctionné sur une utilisation du mythe comme moyen de rassembler les amateurs, d’incarner l’esprit d’une génération. 658 Chaque époque du rock connaît son lot de personnages mythiques, dont l’élection réside dans le tragique de leur destinée 659 . Le rock des années 90 est une culture très citationnelle, et reste fortement attachée au mode de fonctionnement des décennies précédentes : l’idée demeure qu’une période doit s’incarner en des artistes identifiables, et si cette incarnation ne suffit pas à cristalliser les enjeux de l’époque, sa mythification peut aider.

Pour que le rock des années 90 dépasse les références écrasantes des années 60, il lui faut se créer sa propre constellation d’artistes mythiques, qui permettront une actualisation du genre. Pour espérer dépasser les références du passé, il lui faut des références actuelles. Kurt Cobain est ainsi loué parce qu’il ‘«’ ‘ prête vie au rock donné pour mort qui le tue ’ ‘»’ ‘ 660 ’. Il accède au statut de mythe parce que son poids dans le milieu du rock est conséquent (des millions de disques vendus, il profitait « ‘autant de l'appui de l'underground que du mainstream’ »), que son image est parfaite pour le rôle (personnage torturé, ‘«’ ‘ physique de beau ténébreux, de Jésus-Christ damné ’ ‘»’ ‘) et que son attitude dans l’industrie du disque est exemplaire (’ ‘«’ ‘ Cobain’ ‘ représente le rebelle antisystème qui a réussi sans compromis à foutre le système à ses pieds ’ ‘»’ ‘ 661 ’). Le rock des années 90 est accusé de n’être, comparativement à celui des années 60, qu’une industrie : le mythe que choisit l’époque prend les traits d’un artiste qui refuse la soumission du rock à la logique économique et qui face à son impuissance refuse tout compromis.

Dans sa première réaction, Manœuvre par exemple avance l’idée que le geste de Cobain est imputable à la pression de sa maison de disques qui voulait changer la pochette de son dernier album (In Utero) pour que la grande distribution américaine accepte de le vendre (200 000 ventes supplémentaires supposées). Le journaliste émet ainsi l’hypothèse que le chanteur ait agi par refus de ce type de concession/compromission, une sorte de sacrifice pour que « ‘ce rock’n’roll vive’ » face aux logiques économiques 662 . Bien sûr, ce type d’interprétation reste probablement le fait d’une récupération fantasmée d’un fait divers, comme le remarque sur la même page un autre journaliste de Rock&Folk 663 . Mais elle est surtout la marque que le rock reste dans une logique médiatique où l’exemple fait la généralité, où la référence fait office d’explication. Qu’une incarnation du rock actuel disparaisse, et c’est l’ensemble du genre qui est menacé d’extinction. Ainsi, deux ans après le forfait de Cobain, on peut lire dans les pages de Rock&Folk des considérations telles que « ‘si un groupe devait encore avoir le droit de faire du rock après Nirvana’ ‘, ce serait Alice In Chains’ » 664 . Ce qui en dit long sur l’état supposé du rock en son ensemble : décapité, l’époque peut le considérer comme mort.

Notes
658.

Ce sujet faisant plus spécifiquement le thème de mon mémoire de DEA en Science de l’information et de la communication, Mythes rock et presse spécialisée, Université Lumière Lyon 2, 2000.

659.

Une mort souvent précoce qui en assure un culte et postérieur : Buddy Holly, Brian Jones (Rolling Stones), Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison (Doors), Sid Vicious (Sex Pistols), Ian Curtis (Joy Division)…

660.

Le suicide de Kurt Cobain est l’occasion de grandes théorisations sur l’état du rock actuel. Il devient l’incarnation de la vitalité d’un rock généralement considéré « ‘comme sinon défunt, du moins moribond’ » (et condamné selon les propos de l’intéressé à « ‘l'autoparodie’ »), en étant « ‘la preuve vivante, époustouflante, de sa pérennité impeccable, en phase avec le temps’ ». Bref, « ‘Kurt Cobain’ ‘ était trop bien, trop jeune, trop exemplaire, trop doué, trop visionnaire, trop romantique, trop bien marié à la trop parfaite égérie Courtney, pour être vrai. Tant de perfection rock en un.’ » Bayon, "La fin du désir", Libération, 11 avril 1994, p35.

661.

Sabatier, Benoît, "Staying Alive, Kurt & Courtney déterre la polémique Cobain", Technikart 26, octobre 1998, p36-37.

662.

Manœuvre, Philippe, "Culte Cobain", Rock&Folk 321, mai 1994, p13.

663.

«  ‘On ne va pas revenir sur les circonstances du drame, sur cette "tragédie". Bla bla bla. Non, vraiment, rien à branler. Kurt a choisi de passer de l'autre côté pour des raisons qui lui sont propres. Ça ne nous regarde pas et nous n'aurons pas l'impudeur de chercher des "raisons" à cet acte.’  » Ducayron, Philippe, "Kurt Cobain (1967-1994) chronique d’une mort annoncée", Rock&Folk 321, mai 1994, p12-13.

664.

Dahan, Eric, "Alice In Chains", Rock&Folk 341, janvier 1996, p34-39.