Une question classique à chaque changement de période

L’annonce de la mort du rock est un grand classique de la critique spécialisée. Elle est à ce point intégrée à la forme du discours critique que les lecteurs se permettent d’ironiser sur ce ‘«’ ‘ fantasme de rock-critic qu’il est bien utile d’entretenir pour pouvoir noircir des pages quand l’inspiration et/ou le talent ne sont pas au rendez-vous ’ ‘»’ et qu’ils assimilent à du « ‘masochisme ’» 665 de la part d’une profession aimant déclarer le tarissement de sa matière première.

Technikart s’est penché sur cette rhétorique de la mort du rock : il rappelle ainsi que dès 1958 on a annoncé l’événement en raison du service militaire d’Elvis Presley 666 . Comme nous l’avons relevé dans le précédent point, la mort du rock est souvent liée à l’état de santé de ses représentants. Les années 60 voient tragiquement leurs grandes figures disparaître à la fin de la décennie et l’on reparle de la mort du rock. Dans le même temps, Woodstock installe le rock comme culture. Ce dernier se pique d’expérimenter en se mêlant au jazz et au classique pour donner le rock progressif, jusqu’à atteindre une suffisance proche de l’indigestion mortelle. Le punk s’érige alors contre cette dérive, déclarant celle-ci responsable de la mort du genre, puis finit lui-même par s’installer et provoquer une réaction de rejet par un nouveau mouvement musical qui déclare à son tour le rock mort. Punk, new-wave, grunge, post-rock, ont tous un ‘«’ ‘ point commun : ces mouvements enterrent le rock. Et le sauvent de l'embaumement définitif. ’ ‘»’

Il apparaît ainsi que ‘«’ ‘ pour garder son image de vecteur rebelle, de musique de jeunes, pour ne pas se scléroser, rester bloqué dans une bulle rockab 50's ’ ‘»’, le rock « ‘a toujours dû piocher autour de lui ’». Dans le blues, la soul, le jazz, le classique, la musique contemporaine, le disco, le reggae, le rap ou aujourd’hui la techno. Dès lors, les artistes qui incarnent le rock actuel ne sont pas ceux qui le pratiquent comme une langue morte, dans une révérence totale et nécrophage de ses normes édictées dans les années 50-60, mais ceux qui le confrontent aux sons actuels. Le rock, pour ne pas mourir, doit progresser. Et, ‘«’ ‘ pour progresser, [il] vampirise les musiques qui expérimentent ’ ‘»’. Ce ne sont que les puristes qui peuvent par conséquent déclarer le rock mort, ‘«’ ‘ car si ce dernier n'en finit plus de crever, c'est aussi parce qu'il parvient régulièrement à se renouveler, à ressusciter. Et donc à nous conquérir. ’ ‘»’ Le rock n’est pas, comme ont pu le déclarer les spécialistes à l’arrivée du rap ou de la techno, remplacé par une nouvelle forme musicale, mais prend l’apparence de cette dernière. 667  Ce n’est pas un hasard si dans ces époques troublées de remise en question du rock, les seuls artistes qui sont encore reconnus comme créatifs sont ceux (Chemical Brothers, Beck, Tricky) qui justement se positionnent entre les deux genres : ‘«’ ‘ preuve que toutes les frontières sont faites pour être explorées, toutes les alternatives pour être transcendées. ’ ‘»’ ‘’ ‘ 668

Déclarer la mort du rock est donc une erreur terminologique, qui fait preuve de sectarisme ou d’un manque de connaissance historique du sujet : le rock a toujours su/dû se transformer. Au pire ne peut être déclarée morte qu’une compréhension arrêtée de lui en tant que musique historiquement datée : on pourrait par exemple déclarer que le rock des Rolling Stones est mort, parce qu’il est une musique créée par et pour les années 60. Ceci en remarquant qu’une telle proposition suppose une soumission du jugement de la vitalité du genre à sa seule importance idéologique historique, au détriment de toute forme de réception. Le lecteur se moquant de cette tarte à la crème journalistique de la mort du rock argumentait ainsi du fait « ‘qu'il y aura toujours des gamins paumés qui feront leurs premières expériences de la vie en découvrant un vieux Sex Pistols’ ‘ en passant par Bob Marley et leur premier pétard pour arriver à Nirvana’ ‘.’ » 669 , ce qui suppose que les trésors du passé ne sont pas pour les récepteurs sources d’une dévitalisation du rock (contrairement à ce qu’ils peuvent être pour les producteurs actuels).

La décennie connaît ainsi plusieurs annonces officielles de la mort du rock, telles celles énoncées lors de la perte d’intérêt pour la guitare ou lors de la mort d’un de ses derniers représentants indiscutables. Nous allons nous intéresser à l’une d’entre elles plus particulièrement parce qu’elle en impute la raison à une conjoncture globale. L’avis de décès publié dans Les Inrockuptibles explique ainsi que le rock est d’abord mort par essoufflement, à force de courir simultanément après la légitimation culturelle et la posture rebelle, le culte du passé et de la jeunesse. Mais une autre raison est évoquée : l’apparition d’une nouvelle norme de valeurs, la technosphère fondée autour de la musique électronique, précipitant la chute de l’empire rock 670 . Michka Assayas répond dans les mêmes pages trois semaines plus tard aux propos de Thierry Jousse. Il rappelle dans un premier temps que l’apparition d’une nouvelle musique ne signifie nullement la mort des formes existantes : les années 80 indiquaient aux mélomanes que l’actualité de la musique se trouvait désormais dans la world music (puis dans le rap), ce qui n’a pas empêché l’émergence d’artistes rock importants pour les jeunes générations (les Smiths, Sonic Youth). Dans un second temps, il prophétise avec raison que la techno finira par connaître à son tour les errements qu’elle dénonce dans le rock : les artistes cités en exemple de l’invisibilité techno ne sont pas si anonymes que ça, du moins pas plus que ne l’étaient Mick Jagger et Bono à leurs débuts. Que le succès commercial les touche, et il y aura de fortes chances pour que les artistes techno cèdent aux règles de la séparation musiciens/public 671 .

Le directeur du Dictionnaire du rock démontre ainsi que ce qui est présenté comme une révolution de la techno n’est en fait qu’une redécouverte des principes fondamentaux du rock. Certes, ces derniers peuvent paraître éloignés de la réalité du genre dans les années 90, mais la connaissance de son histoire éclaire les nombreux points de concordance entre les nouvelles valeurs techno et les anciennes rock. Il n’y a pas de véritable rupture entre les deux genres : la vitalité de la techno ne signifie pas la mort du rock, mais plutôt une réactualisation de ses formes, en accord avec l’époque. Si mort du rock il y a eu dans les années 90, elle ne touche en fait que la croyance en sa suprématie indiscutable sur la musique populaire. Le rock a survécu à la dernière décennie du siècle, mais pour cela il a du faire des concessions aux autres genres musicaux. La plus éclatante preuve en est la transformation de la rubrique « Rock » des Inrockuptibles en « Rock, électro, rap ».

La presse recourt à un vieux classique de sa rhétorique, ressorti à chaque période de transition incertaine : quand le rock semble s’éloigner de ses qualités originelles, la critique ressort en effet le spectre de sa mort. Ici le questionnement de la perte d’importance de la guitare en est l’élément premier. L’évidence du procédé – assumée – permet aux journalistes et aux lecteurs de se servir de l’argument pour démontrer que les évolutions récentes sources d’inquiétude finiront certainement par être intégrées à la grande histoire du rock.

Notes
665.

Courrier des lecteurs, "Nostradamus", Rock&Folk 369, mai 1998, p106-107.

666.

A son retour, le King aurait perdu de sa provocation juvénile (ses fameux « ‘déhanchements diaboliques ’»), et le rock’n’roll qu’il incarnait toute sa raison.

667.

Le rédacteur de l’article peut ainsi élire sans contresens le groupe rap Public Enemy comme ‘« le plus grand groupe rock des années 80’ ». Sabatier, Benoît, "Mort à crédit illimité. Tu vas crever, charogne de rock ? ", Technikart 26, octobre 1998, p40-41.

668.

(non signé), "Techno révisionnisme", Technikart 13, juin 1997, p8.

669.

Courrier des lecteurs, "Nostradamus", Rock&Folk 369, mai 1998, p106-107.

670.

Jousse, Thierry, "Bienvenue dans la technosphère", Les Inrockuptibles 123, 22 octobre 1997, p12.

671.

Assayas cite l’exemple de Björk qui déjà fait l’objet d’une « ‘médiatisation et [d’un] culte de la personnalité ’» dignes des rock-stars. (et suivants) Assayas, Michka, "Décosphère 2000", Les Inrockuptibles 126, 12 novembre 1997, p10.