d. Transcrire les enjeux du présent

Des artistes pour expliquer l'époque

Le rock est avant tout une affaire d’incarnation, comme le dénoncent ses détracteurs techno ou l’explicite sa pratique mythificatrice. Comme l’a précisé Assayas, le rôle d’un artiste rock est « ‘de capte[r] les mêmes courants que [le public] et [de] les [lui] renvoyer’ », d’être « ‘des capteurs de leur temps’ ». C’est la raison pour laquelle la plupart des théories esthétiques relevées précédemment sont émises au cours d’articles consacrés à des artistes en particulier et non dans des rubriques dédiées au débat d’idées (comme les deux derniers textes cités). Les journalistes de la presse spécialisée ne s’expriment que par ce biais, à quelques rares exceptions près (éditoriaux, bilans de fin d’année), et laissent aux théoriciens extérieurs le soin de proposer des réflexions présentées comme telles. Le débat sur la mort du rock par Thierry Jousse a par exemple pris la forme d’une tribune, ce qui fait que lorsqu’il veut exprimer le dépassement de la citation (raison de l’impasse du rock) par la techno, il présente ce type de texte :

‘Pendant les années 80, décennie postmoderne s'il en fut, on a cru que la citation était le miroir dans lequel se mirait la bande-son. Aujourd'hui, époque où le télescopage des genres est pratiqué à un très haut degré de sophistication, la citation a fait son temps au sens où elle est déjà dépassée par la modélisation d'un espace virtuel dans lequel elle n'est plus reconnaissable en tant que telle. Le travail d'un DJ Shadow, d'un Jimi Tenor, d'un DJ Food et de bien d'autres est comparable aux compressions de César mais sur le mode de la fluidité. Tout y est fondu, concassé pour produire un objet entièrement mental et synthétique qui ne veut rien savoir de ses origines tout en continuant à jouir de son impureté fondamentale. 672

Un journaliste de rock, lui, se sert plutôt de l’occasion de la sortie d’un disque novateur pour exprimer une réflexion similaire sur la nouvelle approche des références rock :

‘Grâce à [Merz], on sait que la race des mélangeurs inspirés est en train de s'éteindre. Aujourd'hui (moins que demain), Finley Quaye ou JJ Johanson vont laisser la place à des types dont la musique n'est pas un élixir issu de décoctions intellectuelles ou historiennes. Comme Mishka, Merz est bien trop jeune et bien trop frais pour calculer. Lui fait dans la tourmente des styles en l’ignorant. II ne recycle rien, approche son art de façon intuitive et n'est intéressé que par produire des sons jamais entendus. Son premier album remplit allègrement cette mission, le montrant tour à tour, folkeur en verve, sorcier techno, adepte d'un trip-hop débridé et punk à la grande semaine.’

Et une réponse de l’artiste aux interrogations du journaliste aide toujours à expliciter ce qu’il veut démontrer (ici que la pratique de la citation n’est pas issue d’une réflexion opportuniste – comme les artistes rock qui se sentent obligés d’intégrer des sons électroniques pour coller à l’époque –, mais d’un réel amour pour ces genre différents) :

‘« J'aime Dylan autant que Orbital. Sur mon disque il y a du folk et de la techno, sans jamais jouer la carte du pastiche. Ce sont réellement mes influences et des domaines que je comprends et maîtrise bien. » 673

Les descriptions des difficultés que rencontre le rock dans les années 90 sont ainsi disséminées le long de critiques et interviews a priori dénuées d’intérêt réflexif.

Kurt Cobain étant proclamé porte-parole d’une génération, les articles le concernant sont ainsi l’occasion de réflexions sur cette dernière 674 . Son geste fatidique est interprété comme ‘«’ ‘ un verdict, un diagnostic, une éthique, mode d'emploi de la vie, manifeste : aucun espoir, sus aux anxiolytiques ’ ‘»’. En fait, tous les groupes de la génération grunge fournissent l’occasion aux journalistes de décrire ‘«’ ‘ un ennui terminal pur et simple au diapason d'une certaine adolescence contemporaine gavée d'images extrêmes avant de savoir parler, comme perdue d'avance pour une quelconque aventure du sens ’ ‘»’. Les bons disques rock de l’époque, ceux qui sont censés capter le temps, doivent proposer une ‘«’ ‘ compréhension du réel et de la psyché désinvestis des années 90 ’ ‘»’ ‘’ ‘ 675 ’, et c’est par leur intermédiaire que la presse tente d’en dresser le portrait.

Ces échappées journalistiques n’ont pas toutes prétention à l’analyse sociologisante. Elles se contentent pour la plupart de déceler chez les artistes de l’époque les nouvelles normes 676 . Des artistes sont ainsi l’objet d’une attention particulière parce qu’ils permettent de redéfinir les normes du rock pour les années 90 677 et de les différencier de celles des années 60. 678

Précisons que l’on reconnaît ces groupes importants à l’influence immédiate qu’ils ont sur leurs contemporains 679 , mais aussi au fait que leur nom soit devenu une référence suffisamment explicite pour suffire à définir un nouveau groupe 680 . Pour autant, la reconnaissance est toujours à double tranchant dans le rock : devenir une référence immédiate, s’inscrire indubitablement dans l’histoire du rock, c’est aussi courir le risque de ne plus appartenir qu’à un passé figé 681 . Car une fois rentré dans l’histoire du rock, il est dur de faire toujours partie de son présent (et plus encore de son futur). Notons au passage que ces distinctions historiques peuvent se faire indépendamment de la valeur artistique du sujet originel de l’article 682 .

Si le discours de la presse rock refuse l’intellectualisation présentée comme telle, cela ne signifie pas qu’il est incapable de théorisation, seulement qu’il préfère l’exprimer au sein d’articles dédiés à l’analyse d’œuvres musicales précises (Technikart est en cela une exception, puisqu’il consacre souvent des articles entiers à des interrogations esthétiques théoriques – même si celles-ci sont occasionnées par des événements précis comme la sortie d’un disque révélateur de ce qui est analysé). D’où la difficulté d’appréhension de ce discours, noyé au milieu de critiques sans autres intérêt que celui du goût individuel des chroniqueurs.

Notes
672.

Jousse, Thierry, "Bienvenue dans la technosphère", Les Inrockuptibles 123, 22 octobre 1997, p12.

673.

Soligny, Jérôme, "Merz, une gâchette", Rock&Folk 388, décembre 1999, p22.

674.

Ils le voient « ‘sans horizon comme tant de millions de ses semblables adolescents attardés, anonymes héros levellers, néo-hobos ou surdiplômés chômeurs de notre ère de crise, homme-enfant nihiliste ’», exprimer le «‘désespoir de cause’» de cette génération. (et suivants) Bayon, "La fin du désir", Libération, 11 avril 1994, p35.

675.

Dahan, Eric, "Alice In Chains", Rock&Folk 341, janvier 1996, p34-39.

676.

Les Sonic Youth sont ainsi révérés pour être non seulement les pionniers d’un certain rock sonique US (dont le grunge) mais aussi pour avoir démontré que l’on pouvait pratiquer le rock sans porter pour autant des pantalons en cuir ou des lunettes de soleil délirantes.

677.

Le succès du groupe Nine Inch Nails est ainsi l’occasion de dresser un bilan des goûts musicaux américains (les hit-parades ont vu « ‘successivement trôné ces derniers mois un meurtrier (Snoop’ ‘ Doggy Dogg), des métallistes extrêmes à message vaguement sataniste (Pantera’ ‘), un type chantant « Je suis un loser, baby, pourquoi tu me tues pas ? » (Beck’ ‘) et même, la semaine dernière, des moines bénédictins miraculeusement parvenus à la cinquième place des « charts album ».’ ») qui démontre que le pays traverse « ‘une période plutôt bizarre’ » vingt cinq ans après Woodstock. Kent, Nick et Romance, Laurence, "Nine Inch Nails enfonce le clou", Libération, 30 mai 1994, p41.

678.

Jeff Buckley est d’abord présenté comme le fils de Tim Buckley, chanteur folk culte des années 60-70. Le jeune artiste « ‘tente la gageure de perpétuer la tradition tout en liquidant le père »’, ce qui rappelle la situation du rock classique dans les années 90 face à l’omniprésence référentielle des années 60. Il lui faudra produire Grace, un « ‘premier album surdoué ’» empli d’une personnalité indiscutable, disque du mois dans Rock&Folk, pour « ‘fauss[er] à jamais compagnie au père castrateur’ » qui risquait « ‘d'empoisonner le début de carrière du fils oublié’  ». Jeff Buckley a dû tuer le souvenir du père pour s’affirmer (sa première reconnaissance publique eut lieu lors d’un concert hommage à son géniteur), de la même façon que les années 90 ont dû marquer leur différence avec les années 60 pour exister.Barbarian, "Buckley & son", Libération, 22 août 1994, p40 et Beauvallet, JD, "Œdipe roi", Les Inrockuptibles 59, octobre 1994, p58-62.

679.

Les critiques du troisième album de Massive Attack, « ‘groupe fondamental des années 90’ », rappellent que le groupe est « ‘pillé de tous côtés’ », mais qu’il garde toujours « ‘quelques belles années d'avance sur ses héritiers’ » Beauvallet, JD, "Massive contre-attaque", Les Inrockuptibles 146, 8 avril 1998, p20-26.

680.

Lorsque les Muse sont « ‘annoncés comme de nouveaux Radiohead’  », le lecteur relève autant l’émergence d’un nouveau groupe que la suprématie de la référence citée.Boyon, Jérôme, "Muse, College Attitude", Rock&Folk 385, septembre 1999, p24.

681.

Radiohead a su voir l’impasse et en est sorti en expérimentant. Un groupe comme les Stone Roses, par contre, célébrés dès leurs débuts comme sauveurs du rock, n’a pas su confirmer les espoirs mis en lui et est devenu en quelques années un « ‘groupe du présent fossilisé par ses rêves de grandeur, (…) rentr[é] dans le rang de l'abjecte "histoire du rock".’ » Tordjman, Gilles, "Pierre friable", Les Inrockuptibles 14, 14 juin 1995, p46.

682.

Le premier album de Garbage (mélange de pop-grunge-électro) est considéré comme « ‘aussi important que partiellement raté’ », parce que malgré ses défauts il est la marque d’une nouvelle ère pour le rock, celle des producteurs (le compositeur du groupe, Butch Vig, s’est fait connaître en produisant les disques Nirvana ou Smashing Pumpkins) où la trouvaille d’un arrangement peut plus sûrement assurer le succès d’une chanson que sa composition propre. Beauvallet, JD, "Voix de Garbage", Les Inrockuptibles 82, 4 décembre 1996, p14-19.